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Full text of "Revue de Paris"

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http://www.archive.org/details/v12revuedeparis1840brux 


REVUE 


DE  PARIS. 


REVUE 


DE  PARIS, 


EDITION     AUGMENTEE 


DES  PRINCIPAUX   ARTICLES 
DE    LA    REVUE  PARISIENNE. 


TOME  DOUZIEME. 


DECEMBRE  1840. 


SOCIÉTÉ    TYPOGRAPHIQUE   BELGE, 

AD.    WAHI.E3    ET  COMPAGNIE. 
1840 


Uff[ 


LA  CEINTURE 


DE  LA  MARIÉE. 


(i) 


Vnc  circonslance  assez  puérile  me  fil  croire  un  instant  que 
j'en  avais  fini  avec  mon  amour.  Plus  las,  plus  désespéré  que  de 
coutume ,  j'étais  assis  dans  le  jardin  à  ma  place  favorite,  déplo- 
rant amèrement  la  témérité  qui  m'avait  engagé  dans  l'impasse 
où  je  me  trouvais  acculé,  et  me  reprochant  la  faiblesse  qui 
m'empêchait  de  retourner  sur  mes  pas.  Dans  la  préoccupation 
de  mes  pensées  ,  j'avais  saisi  et  je  roulais  entre  mes  doigts  la 
feuille  de  papier  blanc  avec  laquelle  Golhie  tapissait  l'intérieur 
de  chacune  des  corbeilles  où  elle  disposait  les  pâtisseries  qui 
lui  étaient  demandées  par  les  visiteurs.  Je  ne  sais  depuis  com- 
bien de  temps  j'amusais  mes  doigts  autour  de  ce  papier ,  lors- 
qu'une ligne  d'écriture  vint  frapper  mes  yeux  ;  je  déroulai  la 
feuille,  et  je  découvris  une  phrase  datée  et  signée  du  nom  de 
Golhie.  C'était  une  de  ces  phrases  comme  il  nous  est  arrivée  à 
tous  d'en  écrire  par  oisiveté  sur  nos  livres  du  collège,  sans  au- 
tre but  que  de  consigner  le  souvenir  de  la  disposition  d'esprit 
où  nous  nous  trouvions  en  les  écrivant  :  aujourd'hui,  tel  jour, 
à  telle  heure,  je  ennuie  fort;  ou  bien  aussi  :  ;'  ends  telle 
chose  avec  impatience ,  etc. ,  etc.  Golhie ,  dans  i.n  de  ces  mo- 

(l)  Voyez  (oir.c  XI,  page  292. 

12  1 


6  REVUE  DE  PARIS. 

monts  d'enfantillage,  en  avait  écrit  une  semblable,  puis,  par 
inadvertance  sans  doute  ,  un  jour  où  la  même  feuille  de  papier 
lui  était  revenue  sous  la  main ,  elle  l'avait  fait  servir  à  la  déco- 
ration d'une  de  ses  corbeilles. 

Quand  Dieu  créa  la  beauté,  dans  le  nombre  des  caractères 
de  perfection  qu'il  voulut  lui  donner  .  il  en  omit  un  que  le  raf- 
finement de  nos  mœurs  civilisées  y  a  ajouté.  Aux  yeux  de  Dieu 
son  auteur,  et  aux  yeux  de  l'homme  qui  ne  l'apprécie  que  par 
comparaison  avec  le  type  idéal  qu'il  porte  dans  son  imagination 
et  dans  son  cœur,  la  beauté  d'une  femme  est  accomplie  et  son 
ascendant  irrésistible,  quand  il  ne  lui  manque  rien  de  ce  qui 
constitue  essentiellement  ce  type  intérieur  plus  ou  moins  poé- 
tique ,  selon  les  gens  ,  mais  naturel.  Aux  yeux  de  l'homme  bien 
élevé,  qui  la  juge  par  surcroît  en  vertu  des  convenances  socia- 
les et  des  idées  qu'il  doit  à  l'éducation  ,  il  manque  encore  à  la 
femme  la  plus  belle  .  si  elle  n'a  que  sa  beauté,  une  chose  capi- 
tale, que  ni  Dieu  ni  la  nature  ne  peuvent  donner,  et  que  je  ne 
vais  pas  nommer  sans  quelque  embarras  :  c'est  l'orthographe. 

J'en  demande  pardon  pour  Gothie ,  mais  il  y  avait  cette  tache 
déplorable  dans  le  prisme  de  sa  beauté.  Il  ne  lui  eût  rien  man- 
qué pour  être  la  reine  des  anges  ;  parmi  les  hommes  ,  elle  des- 
cendait par  ce  côté  au  niveau  d'une  femme  de  chambre.  Cette 
seule  idée  avait  de  quoi  dissiper  bien  des  enchantements.  De 
ces  hauteurs  poétiques,  où  l'objet  aimé  se  transfigure  et  rayonne 
d'un  éclat  surhumain  ,  j'étais  précipité  dans  la  plus  plate  des 
réalités  introduites  par  les  classifications  sociales.  Du  septième 
ciel  je  retombais  à  cet  étage  inférieur  de  notre  monde  où  se 
trouve  relégué  tout  ce  que  nous  nommons  commun,  vulgaire  et 
bas.  0  sacrilège  !  je  me  réjouissais  d'avoir  trouvé  cette  repous- 
sante et  factice  imperfection  créée  parles  usages  des  hommes, 
dans  ce  parfait  ouvrage  créé  par  Dieu.  Je  crus  mon  amour 
extirpé.  J'emportai  avec  moi  la  précieuse  faute  d'orthographe 
comme  un  lalisma'n  fait  pour  me  garantir  des  séductions  qui 
m'avaient  jusque-là  trouvé  sans  défense.  Chemin  faisant,  je 
relisais  la  bienheureuse  phrase  ;  j'y  constatais  le  signe  délateur 
d'une  ignorance  choquante  et  d'une  éducation  plus  que  négligée. 
Je  renouvelais  à  chaque  instant  l'épreuve  ,  comme  si  j'avais  eu 
peur  que,  dans  l'intervalle  d'une  lecture  à  l'autre,  le  bienfait 
en  fût  dissipé  j  mais ,  quoique  troublé  et  distrait  par  les  passants, 


REVUE  DE  PARIS.  7 

à  chaque  renouvellement  je  retrouvais  dans  mon  cœur  la  même 
satisfaction.  Ma  bonne  joie  m'était  fidèle.  Rentré  chez  moi ,  j'en 
voulus  jouir  encore  à  loisir  avec  le  bien-être  et  la  sécurité  que 
donne  la  solitude.  Je  déroulai  la  magique  feuille  de  papier; 
mais  cette  fois .  en  la  dépliant .  mes  doigts  appesantis  hésitaient 
comme  si  j'allais  commettre  une  profanation  ou  provoquer  un 
malheur.  Je  persistais  néanmoins  à  me  féliciter  de  la  victoire 
que  je  venais  de  remporter  sur  moi-même.  Mais  à  peine  l'in- 
strument et  le  trophée  de  celte  victoire,  étalé  sur  ma  table , 
en  eut-il  ,  pour  la  centième  fois,  présenté  à  mes  yeux  le  gage 
irrécusable,  qu'un  retour  brusque  et  plus  fort  que  moi  em- 
porta toute  cette  ivresse  du  triomphe,  et  je  ne  sus  que  fondre 
en  larmes.  «  Malheureux  !  de  quoi  vais-je  ainsi  me  réjouir,  et 
quai-je  g;}gné  à  cette  belle  victoire  ?  J'ai  empoisonné  dans  sa 
racine  la  plus  sainte  des  adorations  que  de  nobles  enthousias- 
mes aient  pu  Caire  naître  dans  mon  cœur  ;  j'ai  pollué  une  image 
resplendissante  de  pureté,  de  beauté,  flétri  une  fleur  qui  parfu- 
mait mon  ân/e,  brisé  un  ressort  qui  relevait.  J'ai  jeté  sur  le 
plus  parfait  ensemble  de  ehoses  que  Dieu  ail  faites  pour  remuer 
les  entrailles  de  l'homme  la  bave  d'un  sot  préjugé  social ,  et , 
d'un  objet  de  culte,  j'ai  fait ,  en  le  couvrant  des  souillures  tirées 
de  ma  propre  imagination,  un  objet  de  dégoût.  Oh  !  le  grand 
sujet  de  joie  et  le  glorieux  ouvrage  !  le  rare  bonheur  pour  moi 
d'avoir  appris  à  rougir  d'un  amour  qui  était  l'honneur  et  l'or- 
gueil de  ma  vie  !  le  noble  succès  d'avoir  fait  honte  à  mon  cœur 
de  ses  plus  sublimes  entraînements  1  Et  pourquoi  donc  me  suis- 
je  ainsi  abaissé  moi-même  ?  à  qm-l  intérêt  jaioux  et  si  respecta- 
ble ai-je  fait  le  sacrifice  de  mes  plus  chères  affections  et  de 
mes  plus  précieuses  facultés  ?  ô  mon  Dieu  ,  pardonnez-moi  !  à 
la  religion  de  l'orthographe  !  » 

Ainsi  voilà  une  jeune  tille  à  laquelle  je  ne  connais  pas  d'é- 
gale ,  une  âme  d'élite  dans  un  corps  éblouissant  de  grâces, 
quelque  chose  d'accompli  que  ma  raison  admirerait  encore  si 
le  Ciel  ne  m'avait  pas  mis  là  de  quoi  lui  rendre  le  seul  hom- 
mage qu'il  lui  ail  destiné,  et  parce  qu'elle  n'a  pas  comme  moi 
ce  rare  mérite  qu'elle  peut  acheter  comme  moi  du  dernier  sot  à 
férule  qui  règne  sur  les  bancs, d'une  école,  je  me  sens  humilié 
du  tribut  que  mon  cœur,  t'ait  pour  aimer,  paye  à  l'assemblage  de 
tant  de  dons  exquis  .  faits  poui  être  aimés.  O  misérable  vanité  ! 


8  REVUE  DE  PARIS. 

ô  stupide  vénération  des  préventions  de  caste  et  des  idées  re- 
çues !  ô  brutal  assujettissement  d'une  âme  basse  et  servile  ! 
«on  ,  certes,  je  n'aurai  pas  cette  lâcheté. 

Ce  qui  m'humiliait  désormais,  c'était  l'injure  dont  je  venais 
de  me  rendre  coupable  envers  Gothie.  Quoique  celle-ci  n'en  eût 
pas  connaissance,  il  n'était  pas  d'effort  héroïque  que  je  n'eusse 
tenté  pour  l'expier  et  pour  témoigner  de  la  confusion  que  j'en 
ressentais.  Chaque  jour  je  montais  auprès  d'elle,  poursuivi  par 
l'idée  de  mon  indignité,  et,  ne  trouvant  aucun  moyen  de  m'y 
soustraire ,  j'errais  de  place  en  place  ,  recherchant  les  coins  les 
plus  solitaires,  étendant  les  bras  comme  un  homme  qui  sup- 
plie, et  m'agenouillant  souvent  devant  l'ombre  de  Gothie,  que 
je  voyais  sans  cesse  à  côté  de  moi ,  pour  implorer  mon  pardon. 
Quand  elle  se  présentait  elle-même  en  réalité,  mes  regards 
élevés  vers  elle  lui  demandaient  grâce,  et  les  siens ,  à  travers 
un  léger  trouble  causé  par  l'élonnement,  laissaient  arriver 
jusqu'à  moi  une  ineffable  expression  de  mansuétude  et  d'intérêt. 
Parfois  c'était  pour  moi  un  chagrin  et  une  irritation  de  plus , 
car  je  me  persuadais  qu'elle  devait  me  croire  fou  ,  et  que  c'était 
â  celle  idée  que  j'étais  redevable  des  marques  de  bienveillance 
compatissante  qu'elle  m'accordait,  sans  que  je  pusse  autrement 
m'expliquer  comment  je  l'avais  méritée. 

Un  soir ,  l'imagination  frappée  outre  mesure  de  ces  rêveries 
tristes,  et  travaillé  par  d'inexprimables  angoisses,  j'étais  en 
proie  à  de  vagues  terreurs  sans  objet  distinct,  ou  plutôt  qui 
trouvaient  leur  objet  dans  toutes  mes  pensées.  Mon  corps  ne 
pouvait  se  fixer  à  aucune  place,  mon  esprit  sur  aucune  idée j 
car  à  chaque  idée  contre  laquelle  j'allais  me  heurter,  il  me 
semblait  que  je  mettais  le  pied  sur  le  buisson  d'épines  qui  m'a- 
vait déjà  tout  meurtri.  Par  surcroît,  Gothie  me  paraissait  plus 
attendrie  sur  moi  ce  jour-là  que  les  autres  ,  et  l'homme  aux 
baisers ,  que  je  n'avais  pas  vu  depuis  la  scène  du  jardin  ,  venait 
de  se  remontrer.  Je  ne  savais  où  fuir;  je  ne  le  pouvais  pas.  Et 
d'ailleurs  ,  à  quoi  bon  fuir  ?  mon  ennemi  n'était-il  pas  en  moi  ? 
Las  d'errer  de  roche  en  roche  et  de  massif  en  massif,  je  m'étais 
assis  à  l'extrémité  d'une  pointe  que  forme  le  rocher  en  s'avan- 
çant,  comme  l'arceau  dépareillé  d'une  ogive  en  ruines,  au- 
dessus  du  chemin  qui  serpentait  en  bas.  Je  ne  saurais  dire  si 
j'étais  venu  là  par  choix  ou  par  hasard,  mais  à  coup  sûr  je 


REVUE  DE  PARIS.  9 

n'aurais  su  (rouver  mieuK  pour  nie  garantir  de  la  vue  impor- 
tune des  curieux ,  car  jamais  peut-être  aucun  autre  pied  que  le 
mien  n'avait  osé  s'aventurer  en  cet  endroit.  J'étais  donc  seul, 
bien  seul,  invisible,  introuvable,  assis  sur  une  lame  du  roc, 
les  coudes  appuyés  sur  les  genoux ,  ma  tête  reposant  dans  mes 
mains ,  et  le  vide  au-desscus  de  moi.  La  nuit  me  couvrait  d'om- 
bres et  de  rosée,  et  les  tildes  vapeurs  qu'exhalait  la  rivière 
montaient  jusqu'à  moi  toutes  chargées  d'arômes  marécageux. 
Mon  œil  plongeait  dans  cet  abîme  qui  s'ouvrait  sous  moi,  et 
dont  l'obscurité  me  cachait  le  fond  ;  ma  pensée ,  dans  cet  autre 
abîme  de  mon  cœur,  plus  sombre  et  plus  profond  ,  où  tourbil- 
lonnaient tant  de  visions  prises  de  vertige.  J'aurais  pu  rester  là 
longtemps:  ce  précipice  à  côté  de  moi,  le  danger,  la  nuit ,  le 
frais,  l'impression  douce  et  pénétrante  en  même  temps  des 
senteurs  marines,  tout  cela  me  faisait  du  bien.  Et  puis  celle 
solitude  et  ce  silence  !  Un  rideau  de  nuages  qui  achevait  de  se 
replier  vers  l'horizon  laissait  traîner  encore  ses  derniers  lés 
dans  le  haut  du  ciel.  Bientôt  ils  eurent  disparu  avec  le  reste,  et 
je  vis  l'image  de  la  lune  sortir  tout  à  coup  du  fond  des  eaux. 
Pendant  quelque  temps  mon  œil  se  laissa  machinalement  en- 
chaîner par  cet  objet;  mais  je  ne  lardai  pas  à  voir  dans  celle 
face  impassible,  qui  demeurait  imperturbablement  fixée  sur 
moi,  un  témoin  importun  donl  la  sérénité ,  qui  semblait  insulter 
à  mes  propres  agitations,  me  rendit  bien  vite  la  présence  in- 
supportable. C'était  un  véritable  malaise ,  et ,  bien  que  j'en  sen- 
tisse le  ridicule ,  je  me  violentais  en  vain  pour  en  triompher. 
Cette  aversion  alla  si  loin  que,  n'en  pouvant  écarter  l'objet ,  je 
dus  lui  abandonner  la  place;  mais  au  préalable,  cédant  à  un 
mouvement  de  dépit  puéril,  je  me  donnai  le  plaisir  de  ramasser 
un  caillou  et  de  le  lancer  sur  ce  masque  insolent;  il  vola  en 
éclats  avec  les  éclaboussures  de  l'eau  qui  rejaillit  sur  elle-même; 
puis  je  tournai  le  dos  promptement ,  et  m'enfuis  bien  loin,  afin 
de  ne  pas  le  voir  se  refaire  peu  à  peu,  et  reprendre  son  calme 
outrageux  comme  pour  narguer  ma  solte  et  impuissante  vi- 
vacité. 

Cette  bourrasque  décolère  tomba  bien  vite,  et  fut  corrigée 
aussitôt  par  un  sentiment  de  dégoût  pour  moi-même.  Je  n'avais 
pas  besoin  de  ce  surcroit.  Toutes  les  puissances  de  la  nature 
étaient-elles  donc  désormais  conjurées  contre  moi  ?  Je  ne  me 

1. 


10  REVUE  DE  PARIS. 

sentais  pas  la  force  de  soutenir  la  lutte  contre  tant  d'ennemis  à 
la  fois,  et  ces  chimères  superstitieuses  qui  me  traversaient 
l'esprit  achevèrent  de  m'accahler.  De  guerre  lasse,  l'instinct  de 
la  défense  et  delà  conservation  m'avait  abandonné.  Réduit  an 
seul  courage  d'une  résignation  passive  ,  je  me  laissai  tomber  la 
face  contre  terre,  sans  force  et  sans  mouvement;  mes  deux 
bras  traînaient  à  mes  côtés,  ma  tête  reposait  sur  le  sol  nu, 
mais  mon  corps  et  mon  esprit  avaient  également  perdu  le  sen- 
timent de  la  réalité  :  le  passé  ,  le  présent ,  l'avenir,  j'avais  tout 
oublié.  Dans  cette  espèce  d'anéantissement  total  ,  une  seule 
chose  survivait ,  obscure,  indéfinie,  lointaine,  mais  vivace  ,  et 
me  donnait  encore  conscience  de  moi-même,  sans  toutefois  me 
rattacher  à  rien  de  déterminé  en  dehors  de  moi  :  j'aimais  ! 

Il  y  avait  peut-être  une  heure,  ou  deux,  ou  trois  que  j'étais 
enseveli  dans  cette  slupeur,  et  sans  doute  la  sensibilité  nerveuse 
commençait  à  me  revenir,  lorsqu'une  légère  et  rapide ,  mais 
distincte  sensation  de  chaleur,  éveillée  sur  un  point  de  la  peau, 
dans  le  creux  de  ma  main  glacée  par  le  froid  de  la  nuit  et  par 
le  contact  de  la  terre  humide,  y  produisit  un  petit  tressaille- 
ment involontaire.  Je  remuai  la  tète  comme  u;i  homme  qui  s'é- 
veille ,  et ,  dans  ce  changement  d'altitude,  j'aperçus  une  femme 
agenouillé^  auprès  de  moi ,  les  mains  jointes  et  retombant  sur 
les  genoux,  la  tête  affaissée  sur  la  poitrine.  Était-ce  encore  une 
vision?  Nous  étions  plongés  dans  l'ombre;  mais  à  quelques  pas 
de  là,  la  clarté  de  la  lune  emplissait  librement  l'espace,  et  les 
plus  beaux  contours  que  puissent  dessiner  les  formes  du  corps 
humain  fléchissant  avec  piété  sous  le  poids  de  la  douleur  et  de 
l'abattement ,  se  détachaient  avec  un  admirable  effet  sur  ce  fond 
lumineux.  Il  n'y  avait  pas  à  s'y  méprendre. 

—  Gothie!  vous  ici!  m'écriai-je  en  me  relevant  en  sursaut 
pour  me  trouver  moi-même  à  genoux  devant  elle. 

Elle  ne  me  répondit  point  ;  elle  ne  tressaillit  point  à  celte 
brusque  interpellation  ;  elle  ne  décela  par  aucun  mouvement 
l'effet  du  saisissement,  de  la  surprise  ou  même  de  la  joie.  Elle 
passa  ses  deux  bras  autour  de  mon  cou  ,  sa  tète  tomba  sur  mon 
épaule ,  et  elle  se  laissa  couler  sur  moi  de  tout  son  poids.  Je  la 
retins  en  l'embrassant  étroitement. 

Cette  tête  ravissante  qui  fléchissait  là  ,  tout  contre  la  mienne, 
et  qu'il  ne  tenait  qu'à  moi  d'amener  plus  près  encore  ,  ce  souffle 


REVUE  DE  PARIS.  11 

qui  se  mêlait  au  mien  comme  une  flamme  dévorante  et  le  rendajt 
tout  haletant,  ce  saug  dont  la  chaleur  pénétrait  mes  chairs 
qu'elle  faisait  frissonner ,  celte  poitrine  virginale  que  je  croyais 
sentir  entrer  dans  la  mienne,  les  formes  exquises  de  ce  buste 
qui  se  moulaient  dans  mes  mains,  toutes  ces  impressions  si  nou- 
velles pour  moi,  si  inouïes,  si  incroyables,  si  imprévues,  m'eussent 
rendu  r'ou  ,  si ,  dans  un  pareil  moment,  j'avais  pu  être  occupé 
dautre  chose  que  de  ce  corps  défaillant  qui  se  mourait  entre 
mes  bras.  J'assis  doucement  Goihie  sur  la  mousse,  je  mis  un 
genou  eu  terre,  je  fis  de  l'autre  un  appui  pour  ses  épaules,  et 
mon  bras  passé  autour  de  son  cou  soutenait  amoureusement  sa 
tête  renversée  vers  le  ciel.  Un  rayon  de  la  lune  tamisé  par  le 
feuillage  tombait  à  plomb  sur  ce  beau  visage,  que  mes  regards 
couvaient  avec  une  inquiétude  passionnée.  A  l'angle  de  ses 
paupières  fermées  je  voyais  scintiller  deux  perles  humides  ar- 
rêtées dans  les  cils.  Elles  réveillaient  dans  ma  main  brûlante 
l'impression  de  celle  qui  y  était  tombée.  Je  commençai  alors  à 
entrevoir,  mais  à  entrevoir  seulement  ce  qui  venait  de  se  passer, 
et  encore  repoussais-je  de  toutes  les  forces  de  ma  raison  les  con- 
jectures qui  venaient  flotter  à  l'horizon  de  mes  pensées.  J'aurais 
donné  ma  vie  pour  les  boire  avec  un  baiser,  ces  larmes  dont 
j'étais  la  cause  peut-être 5  mais ,  au  prix  de  cette  même  vie,  je 
n'eusse  pas  voulu  attenter,  par  l'acte  le  plus  inoffensif,  sur  le 
saint  abandon  que  me  faisait  d'elle-même  une  chasteté  qui  se 
livrait  à  ma  merci  sans  autre  sauve-garde  que  le  peu  de  pré- 
cautions qu'elle  avait  prises  contre  moi  et  i'impuissance  où  elle 
était  de  se  défendre. 

Goihie  ne  tarda  pas  à  reprendre  ses  sens;  son  évanouisse- 
ment n'était  pas  complet.  C'était  une  courte  faiblesse,  occa- 
sionnée par  le  brusque  passage  d'une  angoisse  mortelle  à  un 
bonheur  suprême  et  inespéré.  Dans  cet  état ,  elle  conservait  sans 
doute  le  seuliment  de  ce  que  j'étais ,  de  ce  que  je  faisais  ,  de  ce 
que  j'éprouvais  pour  elle,  car  une  de  ses  mains,  ayant  par 
hasard  touché  la  mienne ,  la  retint  par  une  douce  pression , 
comme  pour  ro'exprimer  sa  reconnaissance.  Quand  elle  eut  re- 
pris la  parole  : 

—  Je  vous  avais  cru  mort ,  DM  dit-elle.  0  mon  Dieu  !  vous 
souffrez  donc  bien  ? 

—  Ne  pailons  pas  de  nies  souffrances;  je  suis  un  insensé. 


12  REVUE  DE  PARIS. 

j'ai  mérité  mon  sort.  Parlons  des  vôtres  ,  Golhie  ,  car  qui  mieux 
que  vous  méritait  d'ignorer  ce  que  c'est  que  souffrir. 

—  Je  ne  souffre  pas ,  reprit-elle  avec  une  ingénuité  adorable  ; 
je  suis  heureuse. 

C'étaient  les  premières  paroles  que  nous  échangions  ensemble. 
Gothie  ,  depuis  qu'elle  me  voyait ,  n'avait  pas  encore  entendu 
le  son  de  ma  voix.  Quant  à  moi ,  que  ce  fût  illusion  ou  réalité  , 
je  lui  trouvais  en  ce  moment  une  voix  nouvelle  et  que  je  n'avais 
pas  encore  entendue.  J'entrais  ,  par  les  dernières  péripéties  de 
cette  soirée,  par  cet  entretien  si  imprévu  qui  prenait  un  tour 
de  confiance  et  d'effusion  bien  plus  imprévu  encore,  j'entrais 
dans  une  sphère  inconnue  de  relations  et  de  sentiments  où  je 
n'avais  plus  la  mesure  d'aucune  chose  ,  à  commencer  par  moi- 
même. 

—  Heureuse  !  ra'écriai-je  en  répétant  le  dernier  mot  qu'elle 
avait  prononcé.  Mais  ces  larmes  !  mais  cette  défaillance  !  0  Go- 
thie !  si  vous  avez  quelque  pitié,  ménagez  ma  raison.  Elle  a,  de- 
puis peu  de  temps ,  été  ébranlée  par  tant  de  secousses ,  elle  a 
reçu  tant  de  démentis  sur  les  choses  les  plus  contradictoires, 
que  toutes  ses  notions  en  sont  confondues.  Entre  le  réel  et  le 
fantastique,  je  ne  suis  plus  sûr  de  démêler  la  réalité.  Ne  com- 
pliquez pas  le  chaos  autour  de  moi  ,  redressez  les  voies  de  mon 
esprit  ;  ramenez-moi  dans  le  chemin  de  la  vérité  et  de  la  lu- 
mière. Je  croirai  tout  ce  que  vous  m'aurez  affirmé  ;  j'aimerai 
tout  ce  que  vous  me  direz  d'aimer.  Vous  devez  être  la  bonté 
et  la  sagesse,  puisque  vous  êtes  la  beauté. 

L'exaltation  et  le  découragement  qui  se  partageaient  mon 
âme  se  peignaient  également  dans  ces  paroles.  Gothie  me  con- 
sidéra un  instant,  comme  pour  s'assurer  s'il  n'y  avait  pas  réel- 
lement dans  mes  idées  plus  de  dérangement  encore  que  je  n'en 
avais  accusé.  Ne  trouvant  dans  mes  yeux  que  l'expression  d'une 
tendresse  profonde  et  attristée  ,  elle  me  répéta  à  demi-voix ,  avec 
un  accent  particulier  qui  sortait  du  fond  de  son  cœur,  et  en 
l'appuyant  de  son  plus  doux  sourire  : 

—  Oui,  je  suis  heureuse.  Mais  vous!  mais  vous!  Répondez- 
moi  ,  car  il  y  a  une  éternité  que  je  vous  vois  souffrant  et  que  je 
souffre  de  vous  voir  ainsi.  Ne  voudrez-vous  pas  en  retour  être 
heureux  après  moi ,  pour  moi ,  avec  moi  ? 

—  Ne  me  parlez  pas  encore  de  bonheur,  Golhie,  vous  me  feriez 


REVUE  DE  PARIS.  -13 

croire  que  je  rêve  toujours.  S'il  est  vrai  que  vous  daigniez  vous 
intéresser  à  moi ,  mon  bonheur  est  si  grand  que  je  n'ose  y  croire. 
Non,  décidément  non  ,  je  n'y  crois  pas  ;  je  ne  crois  qu'à  votre 
bonté.  Quant  à  mon  bonheur,  il  tournerait  en  chimère  encore. 
Cessez  de  me  tenter  ;  votre  bonté  ne  saurait  que  me  faire  du 
mal. 

—  Vous  ne  sentez  donc  pas  combien  vous-même  vous  me 
faites  de  mal  à  vous  voir  en  cet  élat ,  sombre ,  farouche ,  agité , 
concentré?  Qu'avez-vous?  Dites-le-moi,  je  veux  le  savoir;  j'en 

ai  peut-être  le  droit,  maintenant  que Croyez-vous  que  je 

sois  tout  à  fait  sans  blâme  de  me  trouver  ici?  Mais  Dieu  a  vu 
dans  le  fond  de  mon  cœur.  Combien  de  fois  déjà  j'ai  été  sur  le 
point  de  hâter  le  moment  de  vous  interroger?  Le  besoin  m'en 
venait  rien  qu'à  vous  voir  ;  mais  ,  rien  qu'à  vous  voir  aussi ,  qui 
l'eût  osé? 

—  0  Gothie  !  combien  de  fois  moi-même  j'ai  été  sur  le  point 
de  jeter  à  vos  pieds  l'aveu  de  mes  tortures. 

—  Que  ne  le  faisiez-vous?  répondit-elle  héroïquement. 

—  Gothie  ,  il  y  a  à  cela  bien  des  raisons.  Les  unes,  vous  ne 
sauriez  les  comprendre;  je  ne  puis  les  comprendre  moi-même  , 
encore  moins  les  rendre  intelligibles  pour  une  âme  saine, 
calme  ,  limpide  comme  la  vôtre  ,  abritée  par  une  vie  simple  et 
unie  comme  celle  que  le  Ciel  et  votre  innocence  vous  ont  faite  ; 
les  autres  ,  il  ne  m'est  pas  permis  de  vous  les  dire. 

—  Vous  êtes  bien  obstiné  et  bien  affligeant.  Il  a  fallu  que  je 
vous  trouvasse  mourant  pour  «blenir  de  vous  une  parole.  Que 
faudra-t-il  pour  que  j'obtienne  que  vous  consentiez  à  ne  plus 
vous  torturer  vous-même? 

—  Gothie,  c'est  l'orgueil  qui  m'a  perdu.  J'ai  beaucoup  à  ex- 
pier envers  vous;  j'ai  besoin  de  m'humilier  devant  vous.  Mon 
bonheur  autrefois  était  de  me  croire  grand,  plus  grand  qu'il 
n'est  permis  ;  mon  bonheur  à  présent  est  de  sentir  auprès  de 
vous  combien  je  suis  petit,  misérable,  indigne.  Laissez-moi 
m'épurer ,  me  régénérer  dans  ce  sentiment,  et,  tant  que  ma 
conscience  satisfaite  ne  m'aura  pas  absous ,  n'espérez  rien  de 
moi. 

—  Combien  faut-il  que  vous  soyez  égaré  pour  parler  ainsi  ? 
N'est-ce  pas  moi,  au  contraire  ,  qui  suis  petite  et  misérable  au- 
près de  vous?  Aucun  de  ces  jeunes  gens  que  vous  avez  vus  ici 


14  REVUE  DE  PARIS; 

n'avait  su  me  le  faire  comprendre.  Je  me  croyais  et  je  me  crois 
encore  leur  égale.  Jamais  leur  vue  n'a  rien  ajouté  à  ce  que  je 
savais  déjà  tfu  monde  et  de  moi.  Mais  vous,  i!  m'a  suffi  de  lire 
une  fois  dans  vos  yeux  pour  que  toute  mon  ignorance  ;ne  fût 
révélée.  Vous  ressembliez  si  peu  à  tout  ce  que  je  connaissais! 
votre  seule  vue  m'apprit  combien  de  choses  me  manquaient! 
Elle  me  donna  honte  de  moi-même  et  de  L'insouciance  où 
j'avais  vécu  jusqu'alors;  mais  elle  ne  m'apprit  pas  par  où  je 
péchais  ,  ni  par  où  je  devais  commencer  à  me  réformer,  ni  pur 
quel  moyen... 

—  Pauvre  Golhie  !  quelle  angélique  simplicité!  Gardez  vous 
bien  de  vouloir  rien  changer  en  vous  ;  gardez- voua  bien  surtout 
de  me  rien  demander  à  moi ,  car  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  quelque 
chose  à  vous  apprendre.  Voyez  ce  que  je  suis. 

—  Vous  êtes  désolant  en  effet. 

—  Dites  désolé.  Vous  l'avez  vu  ce  soir.  Mais  quelle  protection 
de  la  Providence  a  pu  vous  amener  près  de  moi? 

—  Vous  le  demandez  !  je  vous  avais  vu  entrer  plus  agité  que 
de  coutume,  puis  vous  vous  étiez  enfoncé  dans  le  clos,  où  je 
m'aperçus  bientôt  que  vous  aviez  disparu.  J'avais  pourtant  ia 
certitude  que  vous  n'en  éliez  pas  sorti.  A  la  nuit  close,  com- 
mençant à  redouter  quelque  malheur,  je  me  tins  aux  aguets 
pour  m'assurer  que  vous  ne  sortiriez  pas  à  mon  insu.  Il  fallait 
bien,  d'ailleurs .  que  quelqu'un  fût  là  pour  vous  ouvrir  la  porte 
de  sortie  si  vous  tardiez  encore.  Notre  monde  s'écoula.  Ma  mère  , 
à  son  heure  accoutumée  ,  monta  dans  sa  chambre  à  coucher  en 
medemandant  pourquoi  je  prolongeais  aujourd'hui  celte  veillée. 
J'élouffai  sa  question  avec  un  baiser,  et  je  ne  lui  répondis  pas. 
Cela  fut  plus  prompt  que  ma  volonté  ,  car  j'aurais  pu  et  dû  lui 
dire  la  vérité.  Mais  ,  quand  il  me  revint  que  je  n'avais  rien  à  lui 
cacher,  il  était  trop  lard.  Je  m'assis  sur  le  banc  de  pierre  qui 
garde  la  porte,  comme  pour  jouir  de  la  beauté  de  la  soirée, 
écoutant,  regardant,  ne  voyant  et  n'entendant  rien.  Enfin,  ne 
sachant  comment  expliquer  cette  disparition  si  prolongée  ,  as- 
siégée de  terreurs  irrésistibles,  et  n  y  tenant  plus,  je  me  misa  par- 
courir le  jardin.  J'en  connais  tous  les  recoins,  tous  les  aspects  de 
jour  et  de  nuit  m'en  sont  familiers ,  je  n'ai  point  de  faiblesses 
pusillanimes,  et  pourtant  ce  soir,  à  chaque  détour  ,  à  chaque 
arbre,  à  chaque  ombre  qui  se  projetait  devant  moi.  j'avais  peur. 


RENTE  DE  PARIS.  15 

J'avançai:-  cependant;  les  autres  craintes  que  j'avais  me  tenaient 
lieu  de  courage  contre  celle-là.  Enfin  je  vous  découvre;  mais 
dans  que!  état,  mon  Dieu  !  Je  voulu  courir  pour  chercher  du  se- 
cours, je  ne  pouvais  marcher;  je  voulus  appeler,  je  ne  trouvai 
plus  de  voix  ;  je  ne  pus  que  tourner  à  genoux  en  nous  recom- 
mandant à  Dieu  ,  en  priant... 

—  Et  en  pleurant,  Gothie  ,  car  vous  pleuriez,  lui  dis  je  en 
me  jetant  à  ses  genoux  et  en  baisant  le  bout  de  ses  pieds. 

J'eusse  mieux  fait,  oui ,  j'eusse  mieux  fait  de  prendre  un 
baiser  coupable  sur  sa  bouche  quand  je  pouvais  le  faire  sans 
qu'elle  le  sentît;  car  ce  mouvement ,  qui  partait  du  cœur,  se 
communiqua  au  sien  ,  et  en  fit  déborder  toute  la  tendresse  qui 
s'y  était  amassée  depuis  longtemps  ,  et  que  le  récit  de  ce  qu'elle 
venait  de  faire  pour  moi  avait  dangereusement  remuée. 

—  Eh  bien  !  oui ,  je  pleurais  ,  et  ce  n'était  pas  la  première 
fois.  Voi!à  donc  à  quoi  vous  réduisez  ceux  qui  vous  aiment! 
me  dit-elle  en  amenant  sur  ses  genoux  ma  tèle,  qu'elle  avait 
prise  entre  ses  deux  mains,  et  en  l'enveloppant  d'un  regard  où 
le  sourire  du  bonheur  présent  nageait  dans  deux  grosses  larmes. 

—  Ceux  qui  m'aiment  !  Et  qui  donc  peut  m'aimer  ici?  m'é- 
criai-je  en  me  relevant  en  sursaut  comme  un  homme  sur  qui  on 
viendrait  a  l'improvisle  de  jeter  du  feu. 

—  Ne  le  voyez -vous  pas  ?  et  n'en  ai-je  pas  fait  assez? 

—  Vous  m'aimez  !  vous  !  toi  ! 

—  Moi  !  dit-elle  en  se  levant  aussi ,  les  yeux  baissés  et  avec 
une  candeur  qui  donnait  de  l'assurance  à  sa  voix  et  une  rare 
noblesse  à  son  maintien. 

—  Elle  m'aime  !...  Mais  non  ,  vous  vous  trompez  !  non  ,  cela 
n'est  pas  possible!...  Vous  m'aimer  !...  Moi,  moi,  être  aimé  de 
Gothie!  Ah!  vraiment  non  ,  vous  n'y  pensez  pas!  Rentrez  en  vous- 
même  ,  ne  craignez  pas  de  m'affliger  en  me  retirant  un  bonheur 
qui  n'est  pas  fait  pour  moi ,  et  sur  lequel  ma  pensée  n'a  jamais 
eu  la  témérité  de  se  poser  un  instant.  N'est-ce  pas  que  cela  n'est 
pas  vrai? 

Pour  toute  réponse ,  elle  se  mit  à  verser  un  torrent  de  larmes. 
Peul-êlre  était  ce  un  retour  quesa  pudeur  souffrante  faisait  sur 
l'aveu  qui  venait  de  lui  échapper,  peut-être  était-ce  sa  dignité 
ou  son  amour  froissé  par  l'accueil  que  cet  aveu  avait  reçu. 
Quant  à  moi .  rien  ne  peut  rendre  l'étal  où  je  me  trouvais.  Les 


16  REVUE  DE  PARIS. 

ardeurs  volcaniques  de  la  puberlé  s'attisaient  alors  clu*  moi  de 
toutes  les  ignorances  fécondes  en  rêveries  féeriques ,  et  de  toutes 
les  curiosités  avides  et  timides  en  même  temps  de  la  virginité. 
Aucune  de  mes  sensations  n'était  encore  déflorée ,  et  je  ne  con- 
naissais des  choses  que  ce  que  m'en  montrait  l'imagination.  Être 
aimé  me  semblait  un  bonheur  de  l'autre  monde.  Je  ne  le  re- 
gardais pas  comme  possible,  ni  comme  supportable  dans  celui-ci. 
Loin  de  le  désirer,  de  le  poursuivre,  je  me  contentais  de  le 
goûter  en  esprit  ;  et ,  à  vrai  dire  ,  il  me  paraissait  tellement  sur- 
passer les  forces  humaines  ,  que  je  m'en  accommodais  mieux  à 
distance  et  comme  point  de  perspective  transmondaine  que 
comme  d'une  éventualité  toujours  pendante  sur  moi.  Pris  au  dé- 
pourvu par  la  brusque  irruption  que  l'objet  de  ce  rêve  lointain 
venait  de  faire  dans  la  réalité  ,  j'étais  demeuré  étourdi  sous  le 
coup.  La  terre  vacillait  sous  mes  pieds,  les  arbres  tournaient  au- 
tour de  moi  ;  une  sueur  froide  baignait  mon  front  et  mes  reinsj 
ma  langue  aride  cherchait  en  vain  à  s'humecter  contre  mon  pa- 
lais aussi  aride  qu'elle  ;  mon  sang  bourdonnait  dans  mes  oreilles 
qui  tintaient;  je  me  sentais  tout  pâle  et  près  de  défaillir.  Je  me 
rattrapai, pour  ainsi  dire,  auxlarmes  deGothie,  qui  me  parurent 
être  une  rétractation  du  mot  qu'elle  avait  prononcé,  et  rendu  à 
la  vie  par  cette  pensée  que  je  me  hâtai  de  saisir  ,  j'oubliai  mes 
peines  pour  courir  aux  siennes. 

—  Non  ,  Gothie  ,  non,  vous  n'avez  rien  dit;  reprenez-le, 
ce  mol;  je  l'ai  déjù  oublié  ,  je  ne  l'ai  pas  entendu.  Je  savais 
bien  que  cela  n'était  pas,  je  n'y  croyais  pas,  je  n'en  veux 
pas! 

Elle  s'obstinait  à  ne  me  point  répondre  et  à  ensevelir  dans  ses 
deux  mains  son  visage  inondé  de  larmes.  Ce  silence  me  tenait 
suspendu  entre  deux  espoirs  qui  étaient  aussi  deux  craintes, 
car,  si  je  ne  me  sentais  pas  la  force  de  supporter  le  bonheur 
d'être  aimé ,  je  ne  me  sentais  pas  non  plus  le  courage  d'y  re- 
noncer, maintenant  surtout  que,  remis  de  mon  premier  émoi, 
j'en  avais  supporté  le  plus  rude  assaut.  J'étais  comme  le  soldat 
novice  après  son  premier  feu  ,  lorsqu'il  en  est  sorti  vainqueur 
et  sain  et  sauf,  tout  étonné  de  me  retrouver  sur  mes  pieds,  et 
pris  d'un  goût  soudain  pour  les  émotions  du  péril  qui  m'avaient 
paru  si  formidables.  Cependant  les  larmes  de  Gothie  et  son  refus 
de  parler  me  laissaient  de  vives  inquiétudes. 


REVUE  DE  PARIS.  17 

—  Ma  présence  vous  serait-elle  devenue  odieuse,  Golhie? 
vous  ne  me  répondez  pas? 

—  Ce  que  j'ai  dit  est  dit,  répliqua-t-elle  avec  un  singulier  mé- 
lange de  tendresse,  d'orgueil  souffrant,  de  résignation  triste, 
et  même  aussi  d'admiration  pour  le  sentiment  qui  venait  d'être 
chez  moi  le  principe  d'une  méprise  qui  l'avait  offensée. 

—  Eh  bien  donc  !  que  le  sort  en  soit  jeté!  je  dirai  tout  aussi  ! 
Oui,  Gothie,  et  moi  aussi,  je  vous  aime  !  Oui,  et  c'est  là  une  de 
ces  raisons  qui  m'ont  cent  fois  fermé  la  bouche,  parce  que  je 
ne  me  sentais  pas  la  force  de  parler,  sinon  pour  vous  dire  que 
je  vous  aime. 

—  Vous  vous  trouviez  donc  bien  coupable,  de  m'aimer? 

—  Je  vous  aime  trop,  Gothie,  pour  me  trouver  digne  d'être 
aimé;  et  puis,  m'eussiez-vous  aimé,  je  n'avais  le  droit  de  rien 
prétendre,  puisque  je  n'avais  le  pouvoir  de  vous  rien  donner. 
Mon  nom  même  ne  m'appartient  pas  encore  ;  songez  5  mon 
âge,  Golhie,  et  à  la  dépendance  paternelle  dans  laquelle  il  me 
tient  lié. 

—  Eh  !  qui  donc  vous  a  demandé  votre  nom,  monsieur  ?  en 
vérité,  vous  pensez  de  plus  loin  que  moi. 

L'amour  était  soulagé,  rassuré,  satisfait  par  l'aveu  que  je 
venais  de  faire  ;  la  fierté  trouvait  jour  à  reprendre  ses  droits. 

—  Je  ne  vous  admirais  pas  encore  assez,  Gothie.  Vous  avez 
l'âme  grande  ;  vous  voulez,  quand  vous  aimez,  ne  penser 
qu'avec  votre  cœur,  et  dans  l'abandon  que  vous  faites  de  votre 
amour,  vous  dédaignez  de  rien  prévoir  au-delà  du  bonheur 
présent.  C'est  être  trop  magnanime,  si  vous  ne  permettez  pas  à 
l'homme  que  vous  traitez  si  magnifiquement,  de  songer  pour 
vous  à  ce  que  vous  oubliez  ;  mais  brisons  là-dessus.  Vous  le 
voyez,  Gothie,  vous  avez  voulu  que  je  vous  fisse  comprendre 
quelques-unes  de  ces  singularités  inexplicables  qui  vous  ont 
affligée,  et,  dès  le  début,  je  n'ai  su  réussir  qu'à  vous  offenser.  Je 
reprendrai  sous  votre  influence  une  vie  droite  et  simple,  main- 
tenant que  vous  avez  abattu  ce  mur  qui  nous  séparait,  et  con- 
tre lequel  je  ne  savais  que  me  briser  en  m'y  heurtant  avec 
désespoir  et  impuissance. 

Aspirant  longuement  ce  bonheur  que  les  amants  éprouvent  à 
se  parler  d'eux-mêmes,  nous  causâmes  ainsi  quelque  temps,  et 
cet  entretien  me  fit  voir  combien  elle  avait  l'intelligence  et  le 
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18  REVUE  DE  PARIS. 

sentiment  élevés  au-dessus  de  son  éducation  et  de  son  entou- 
rage. La  passion  avait  fait  naître  chez  elle  les  idées  .  et  si  son 
esprit,  qui  ne  faisait  que  de  s'ouvrir  ,  manquait  encore  de  lu- 
mières sur  bien  des  points,  du  moins  il  ne  manquait  ni  de 
vigueur,  ni  d'audace,  ni  d'originalité;  peut-être  même,  si 
j'avais  été  moins  prévenu,  lui  aurais-je  trouvé  trop  de  force 
de  tête  pour  une  jeune  fille  chez  qui  la  prédominance  de  ces 
facultés  n'était  point  justifiée  par  l'exercice  et  la  culture.  J'étais 
dans  l'enchantement  ;  au  moment  de  nous  séparer,  je  lui  de- 
mandai la  permission  de  baiser  sa  main;  elle  me  l'accorda,  et 
je  partis  comme  un  trait,  dans  la  crainte  de  ne  pouvoir  m'ar- 
racher  de  ce  lieu,  si  je  ne  brusquais  la  faiblesse  qui  m'y  retenait 
enchaîné.  Rendu  à  moi-même  ,  je  sentis  alors  seulement  tout 
l'effet  des  paroles  que  je  venais  d'entendre,  et  qui,  en  présence 
de  Gothie,  ne  m'avaient  fait  éprouver  qu'une  émotion  compli- 
quée d'un  certain  embarras,  et  d'une  gêne  assez  marquée.  Un 
homme  tout  nouveau  venait  de  naître  en  moi.  Aimé!  aimé! 
m'écriais-je  dans  le  délire  du  bonheur  et  de  l'orgueil  ;  et  il  me 
semblait  que  tous  les  échos  de  la  terre  et  du  firmament  me 
renvoyaient  ce  cri  de  victoire  que  mes  passions  poussaient  au 
dedans  de  moi  :  Aimé  !  aimé  ! 

Avec  ce  mot,  je  sentais  entrer  dans  mon  cœur  une  force 
indomptable  qui  appelait  la  lutte  et  aspirait  à  s'exercer  sur 
quelque  péril  que  ce  fût.  Je  courais  sans  me  détourner,  à  tra- 
vers les  roches,  impatient,  non  d'arriver,  mais  d'aller.  Je 
laissais  au  sentier  sinueux  ses  mille  circuits.  Pour  moi,  je  mar- 
chais droit  devant  moi,  franchissant,  renversant,  ne  tenant 
compte  d'aucun  obstacle,  ne  voyant,  ne  sentant,  n'entendant 
que  celte  enivrante  pensée  :  aimé!  aimé  !  Après  quelques  secon- 
des de  cette  course  à  vol  d'oiseau,  il  me  sembla  que  j'éprouvais 
à  la  tète,  au  bras  et  dans  tout  le  corps,  une  violente  commotion  ; 
c'était  une  chute  de  vingt  pieds  que  je  venais  défaire.  Mon 
front  était  ouvert,  mon  visage  couvert  de  sang  ;  mes  mains,  mon 
coude,  mon  genou  meurtris  ;  mais  je  ne  vivais  plus  dans  la 
réalité,  dans  l'espace,  dans  la  mesure  ;  je  vivais  dans  mon 
amour,  dans  mon  bonheur,  dans  l'infini  ;  les  ailes  de  mon  àme 
emportaient  mon  corps,  et  l'eussent  fait  passer  à  travers  une 
herse  de  fer.  Je  repris  ma  course  avant  d'avoir  eu  le  temps  de 
regarder  à  ce  qui  venait  de  m'arriver  ;  aimé  !  aimé  !  c'était  là 


REVUE  DE  PARIS.  19 

l'événement,  c'était  là  la  réalité,  c'était  là  que  se  portait  toute 
la  sensibilité  qui  frémissait  dans  ma  chair,  et  délirait  dans  mon 
esprit.  Ma  chute  m'avait  jeté  sur  le  chemin  d'en  bas,  qui  cô- 
toyait la  rivière  ;  un  pont  était  là,  à  quelques  pas  pins  haut  ;  je 
n'y  songeai  même  pas,  et  quand  j'y  eusse  songé,  je  ne  me  fusse 
certainement  pas  détourné  pour  si  peu  ;  ne  fallait-il  pas  d'ail- 
leurs un  exercice  à  cette  force  nouvelle,  dont  je  me  sentais 
animé?  Du  lieu  et  du  moment  de  ma  chute  sur  le  chemin  au 
moment  où  je  plongeai  dans  la  rivière,  il  n'y  eut  que  l'intervalle 
d'un  bond.  En  cet  endroit,  >e  voisinage  du  moulin  où  le  passage 
était  établi,  rendait  l'eau  rapide  et  profonde,  au  moins  dans  la 
moitié  de  sa  largeur  5  je  pouvais  donc  nager,  et  c'était  avec  une 
triomphante  volupté  que  je  sentais  sous  moi,  dompté  et  réduit 
à  me  porter,  le  gouffre  qui  ne  demandait  qu'à  m'engloutir.  Le 
frisson  qu'excitait  la  fraîcheur  de  l'eau  me  procurait  aussi  une 
émotion  qui  n'était  pas  sans  plaisir  5  aimé  !  aimé  !  c'était  là  la 
force  qui  me  soutenait  sur  les  eaux,  qui  empêchait  mon  corps 
de  se  briser  dans  les  chocs  les  plus  rudes,  et  qui  m'eût  servi  au 
besoin  à  transporter  des  montagnes. 

Le  démon  qui  me  poussait  en  avant  ne  me  lâcha  pas  quand 
j'eus  repris  terre,  et  je  recommençai  à  travers  les  haies,  les  vi- 
gnes, les  chemins  creux,  les  côtes  à  pic,  cette  espèce  de  course 
au  clocher  au  moyen  de  laquelle  j'étais  descendu  sur  l'autre 
bord,  toujours  poursuivi  par  cette  voix  qui  me  criait  :  Aimé  !  el 
qui  me  poussait,  à  mon  insu,  vers  un  monde  idéal  dont  je 
croyais  sans  doute  approcher  à  chaque  pas,  en  dévorant  dans 
celui-ci  l'espace  qui  s'enfuyait  sous  mes  pieds.  Au  bout  de 
quelques  minutes,  je  me  trouvai  dans  la  ville  sans  m'y  être  at- 
tendu. Arrivé  devant  une  porte  connue  ,  je  frappai  sans  mieux 
savoir  ce  que  je  faisais;  une  grosse  fille,  qui  avait  veillé  pour 
m'atlendre,  vint  m'ouvrir  ;  c'était  celle  qui  m'avait  si  souvent 
rappelé  la  scène  d'Alain  etGeorgetle.  Je  me  fusse  volontiers  jeté 
à  son  cou  pour  l'embrasser.  Peu  habituée  à  recevoir  de  pareils 
hommages,  el  surtout  à  les  recevoir  de  moi,  effrayée  par  mon 
air  égaré,  par  mes  cheveux  en  désordre,  par  ma  face  ensan- 
glantée, par  mes  vêlements  déchirés  et  ruisselants,  elle  recula 
frappée  de  stupeur,  et  laissa  tomber  son  flambeau.  Sans  aucun 
doute,  elle  me  crut  fou. 

—  Aimé!  aimé  !  lui  criai-je,  entends-tu  bien  ?  aimé  ! 


20  REVUE  DE  PARIS. 

La  pauvre  fille,  voyant  qu'à  tout  prendre  je  n'étais  pas  un 
fou  méchant,  et  complant  d'ailleurs  sur  la  force  peu  féminine 
dont  le  Ciel  l'avait  douée,  s'était  remise  de  son  premier  trouble. 
Nous  avions  gagné  tous  les  deux  la  cuisine,  au  bout  du  couloir 
d'entrée  ;  son  flambeau  était  rallumé,  et  après  m'avoir  considéré 
de  nouveau  d'un  air  où  perçait  son  incurable  envie  de  rire, 
tempérée  par  l'inquiétude  que  lui  inspirait  l'état  où  elle  me 
voyait  : 

—  Je  vais  vous  allumer  du  feu,  monsieur,  dit-elle  en  dépe- 
çant lestement  un  fagot. 

—  Du  feu  ?  du  feu,  à  moi  ?  ah  bien  oui  !  eh  !  que  veux-tu  que 
j'en  fasse,  de  ton  feu?  ne  vois-tu  pas  déjà  que  j'étouffe  ,  entre 
tes  quatre  murailles?  Tiens,  tiens,  lui  dis-je  en  lui  faisant  tou- 
cher ma  maiu  brûlante,  et  en  portant  la  sienne  à  mon  front; 
tiens,  crois-tu  maintenant  que  j'ai  besoin  de  feu  ? 

La  pauvre  servante,  ne  comprenant  rien  à  cette  affabilité  de 
manières,  à  ce  tutoiement  familier  si  étrange  pour  elle  dans 
ma  bouche,  demeurait  tout  interdite.  J'étais  tombé  assis  sur 
un  grand  fauteuil  de  paille  qui  se  trouvait  là. 

—  De  l'air  !  donne-moi  de  l'air,  si  tu  veux.  C'est  de  l'air  qu'il 
me  faut.  Ole-moi  ces  murs,  ôte  moi  cette  maison,  ce  plafond 
qui  pèsent  sur  ma  poitrine  et  me  suffoquent  ! 

Au  même  moment,  je  me  levai  brusquement,  je  courus  à  la 
porte,  je  l'ouvris  et  m'élançai  dans  la  rue  avant  qu'elle  eût  eu 
le  temps  de  pousser  un  cri  pour  me  retenir.  Je  l'entendis m'ap- 
peler  à  plusieurs  reprises,  mais  j'étais  déjà  bien  loin. 

Cependant  le  plus  fort  de  la  crise  était  passé.  L'impression  re- 
nouvelée du  grand  air,  le  calme  silencieux  de  la  nuit,  l'éclat 
serein  du  clair  de  lune,  de  cette  même  lune  dont  l'éclat  et  la  sé- 
rénité m'avaient  mis  hors  de  moi  quelques  heures  auparavant , 
et  poussé  à  une  exaspération  dont  les  autres  événements  de 
celte  soirée  avaient  été  la  suite  et  l'effet,  tout  cela  exerçait  sur 
moi  une  action  bienfaisante.  Mon  âme,  remise  de  son  premier 
mouvement  d'ébullition,  se  rasseyait  en  quelque  sorte  sur  son 
bonheur.  L'accès  de  frénésie  faisait  place  à  l'attendrissement. 
Je  marchais  encore,  il  est  vrai,  sans  m'être  dit  où  j'allais;  mais 
était-il  besoin  que  je  me  le  fusse  dit?  Y  avait-il  au  monde  un 
autre  chemin  que  celui  où  j'étais,  un  autre  but  que  celui  où 
j'allais?  Je  suivais  donc  les  chemins  cette  fois, marchant  lente- 


REVUE  DE  PARIS.  21 

ment,  me  recueillant  dans  une  situation  d'esprit  qui  était  en 
tout  l'opposé  de  celle  qui  avait  signalé  mon  premier  trajet. 
L'exubérance  fougueuse  de  la  vie  intérieure  n'anéantissait  plus 
pour  moi  le  monde  qui  m'entourait.  Je  reprenais  au  contraire 
possession  de  la  nature  et  de  moi-même.  L'amour  dont  mon 
cœur  était  plein  débordait,  bien  loin  de  me  les  voiler,  sur  tous 
les  objets  qui  se  manifestaient  à  moi.  J'aspirais  doucement  mon 
bonheur,  non  plus  en  masse  et  dans  sa  substance  en  quelque 
sorte,  mais  dans  ses  détails,  dans  ses  parties,  et  tout  ce  que  je 
touchais ,  tout  ce  que  je  voyais,  était  une  partie  de  mon  bon- 
heur. Tout  rempli  d'un  ravissement  tendre,  j'eusse  voulu  ren- 
dre à  l'étoile  du  ciel  qui  me  regardait  en  tremblottanl,  à  l'arbre 
de  la  terre  qui  inclinait  sur  ma  tête  ses  branches  amies,  au  vent 
qui  m'envoyait  des  bouffées  de  parfums  champêtres,  à  toute  la 
création  ,  qui  se  faisait  si  douce  et  si  caressante  pour  moi    le 
bien-être  dont  ils  venaient  grossir  la    source  de   délices   qui 
abondait  en  moi.  Du  fond  de  mon  cœur  je  leur  parlais  avec  une 
effusion  d'enfant  ;  un  rien  m'arrêtait,  me  passionnait.  Parfois  un 
bruit  rapide,  qui  se  faisait  à  mes  pieds  dans  les  herbes,  m'aver- 
tissait des  frayeurs  d'un  pauvre  petit  animal  dont  mon  appro- 
che avait  troublé  la  quiétude,  et  qui  se  sauvait  tout  effarouché. 
—  Pauvre  petit  !  pourquoi  te  fais-je  peur?  Je  n'ai  que  du  bon- 
heur à  te  communiquer!  —  Je  souffrais  de  voir  qu'il  se  défiât 
de  moi.  Je  l'eusse  rappelé  et  rassuré  si  j'en  avais  su  le  moyen 
et  c'était  une  véritable  affliction  pour  moi  de  reconnaître  que, 
dans  cette  grande  harmonie  au  sein  de  laquelle  je  sentais  se 
marier  et  se  confondre  la  vie  universelle  et  ma  vie,  il  y  avait 
une  langue  que  je  ne  savais  pas  et  des  êtres  que  je  ne  pouvais 
amènera  moi. 

C'est  à  travers  ces  petits  épisodes  que  j'avançais  sans  trop 
m'en  apercevoir.  Je  venais  de  traverser  la  rivière  sur  le  pont 
du  moulin,  que  j'avais  dédaigné  une  heure  ou  deux  aupara- 
vant, et  j'arrivais  au  lieu  de  ma  chute,  lorsque,  sur  ce  lieu 
même,  je  vis,  à  la  clarté  de  la  lune,  une  forme  se  mouvoir  et  se 
tourner  vers  moi.  Nous  reconnaître,  nous  élancer,  cela  fut  plus 
prompt  que  l'éclair.  Elle  se  jeta  dans  mes  bras,  me  serra  dans 
les  siens  comme  si  elle  eût  repris  possession  d'un  bien  qu'on 
voulût  lui  arracher.  Ses  deux  lèvres  se  collèrent  étroitement 
aux  miennes,  et  en  ce  moment  il  me  sembla  que  je  mourais.  Ce 


222  REVUE  DE  PARIS. 

qui  s'est  passé  depuis,  je  n'en  ai  jamais  rien  su.  Seulement ,  le 
lendemain  ,  ou  plutôt  quelques  heures  après,  au  grand  jour,  je 
me  retrouvai  couché  au  même  endroit,  seul;  et  quand  des 
images  confuses,  dans  lesquelles  je  ne  pouvais  moi-même  rien 
démêler,  traversaient  mon  souvenir  comme  une  flèche,  je  sen- 
tais un  frisson  brûlant  courir  le  long  de  mes  reins  et  remuer 
mes  entrailles.  Mon  cœur  se  mettait  à  battre  avec  une  vitesse 
qui,  bien  que  mêlée  à  une  sensation  délicieuse,  me  faisait  mal 
et  me  glaçait  d'épouvante.  On  eût  dit  que  mon  sang  se  souvînt 
d'une  émotion  dont  mon  intelligence  avait  perdu  le  souvenir,  et 
qu'il  fît  parfois  des  appels  à  ma  mémoire,  mais  sans  pouvoir  se 
faire  comprendre  ni  la  remettre  sur  la  voie.  Je  passai  une  jour- 
née fort  agitée. 

J'avais  hâte  de  revoir  Golhie.  Le  soir,  un  peu  avant  l'heure, 
je  montai  auprès  d'elle.  Elle  me  vit  pâle  et  défait;  je  la  trouvai 
tendre,  mais  souffrante  et  pleurante.  Pendant  quelques  instants 
nous  nous  tînmes  les  mains  serrées,  tremblant  l'un  devant  l'au- 
tre, nous  regardant  et  ne  nous  pariant  pas.  J'étais  assis  à  l'angle 
d'une  table,  elle  debout,  à  côté  de  moi. 

—  Eh  quoi  !  lui  dis-je  enfin ,  vous  pleurez  !  qu'avez  -  vous 
donc  ? 

—  Non,  non,  répondit-elle  en  attirant  ma  tête  sur  son  cœur 
et  en  l'y  pressant  avec  abandon;  ce  n'est  rien,  je  ne  regrette 
rien  ,  je  suis  heureuse  ! 

—  Vous  ne  regrettez  rien  !  Mais  que  s'est-il  donc  passé? 
L'ange  de  la  pudeur  virginale  n'avait  point  eu  à  s'enfuir  au 

milieu  des  derniers  événements  de  la  nuit,  tant  ils  s'étaient  ac- 
complis dans  le  délire,  sans  volonté  et  sans  connaissance.  Ma 
question  marquait  le  véritable  moment  de  sa  défaite  ,  en  ame- 
nant Gothie  au  point  d'avouer  cette  défaite  et  de  rougir  pour  la 
première  fois  devant  moi.  Avant  de  s'envoler,  il  replia  ses  deux 
ailes  sur  les  yeux  de  la  jeune  fille,  qui  se  voilèrent  pour  se  dé- 
rober à  mes  regards. 

—  Ah  !  je  comprends  !  c'est-à-dire  que  je  suis  ce  qu'ils  ap- 
pellent là-bas  un  amant  heureux  !  C'est  donc  là  ce  qui  me  faisait 
tant  souffrir  !  0  Gothie  !  m'écriai-je  amèrement  en  tombant  à 
ses  genoux ,  auras-tu  pitié  de  mon  exécrable  bonheur  et  me  le 
pardonneras-tu? 

—  Ne  parlez  pas  si  haut,  dit-elle  en  jetant  un  regard  furtif 


REVUE  DE  PARIS.  23 

hors  de  la  tonnelle,  on  pourrait  vous  entendre.  Je  vous  -ai 
dit  que  je  ne  regrette  rien.  Ce  que  je  t'ai  donné  est  à  toi, 
bien  à  toi,  ajouta- 1- elle  en  déposant  un  baiser  sur  mes 
yeux. 

—  Et  je  jure  de  ne  jamais  m'en  dessaisir.  Gothie  !  fille  ado- 
rable! tout  ce  que  tu  peux  me  donner  de  toi-même,  tu  me  l'as 
donné;  et  pourtant  tu  ne  m'appartiens  pas  encore,  puisque 
d'autres  peuvent  disposer  de  loi,  puisque  je  n'ai  pas  le  droit  de 
me  placer  entre  eux  et  toi  pour  te  faire  une  égide  de  ma  main 
et  de  mon  nom.  Permets-moi  de  contribuer  aussi  pour  ma  part 
à  notre  bonheur  commun,  et  de  le  fixer  entre  nous  par  des  liens 
que  rien  ne  puisse  briser.  S'il  y  a  des  obstacles,  je  les  vaincrai; 
je  suis  fort  maintenant.  Promets-moi  seulement  qu'il  ne  m'en 
viendra  pas  de  ta  propre  résistance,  et  que  tu  m'aideras  à  ré- 
parer mes...  non,  à  achever  ce  que  tu  as  commencé. 

—  Jamais. 

—  Gothie ,  il  le  faut  pourtant;  tu  me  le  dois.  Me  vois-tu  re- 
pousser tes  dons?  D'où  te  vient  cette  fierté  de  ne  vouloir  rien 
accepter  de  moi  ?  Mais  que  dis-je  ,  accepter?  c'est  toi ,  Gothie , 
qui  dois  donner  encore.  C'est  le  complément  de  notre  bonheur 
à  tous  deux,  de  mon  bonheur  à  moi  que  je  te  demande.  Puisque 
lu  veux  m'accabler  de  ta  générosité,  sois  donc  généreuse  jus- 
qu'au bout;  mets  ta  personne,  ta  vie  tout  entière  dans  mes 
mains,  et  ne  me  refuse  rien  après  m'avoir  tant  donné. 

—  Non,  non,  murmura-t-elle  d'une  voie  étouffée,  et  sans 
tourner  vers  moi  ses  yeux  baissés,  mais  en  faisant  un  signe  de 
tète  qui  annonçait  une  décision  bien  arrêtée.  Et  pour  se  déro- 
ber à  de  nouveaux  combats,  elle  s'enfuit  en  me  laissant  un  ser- 
rement de  main  comme  confirmation  du  passé  et  gage  de  l'a- 
venir. 

Au  bout  de  quelque  temps,  elle  revint. 

—  11  est  donc  bien  vrai  que  lu  es  là,  près  de  moi,  dit-elle  en 
passant,  comme  elle  aimait  tant  à  le  faire,  ses  deux  mains  ca- 
ressantes sur  mes  tempes  et  dans  mes  cheveux.  Deux  fois  hier 
je  l'ai  cru  irréparablement  perdu  pour  moi.  Je  t'avais  vu,  quand 
tu  me  quittas  ,  bondir  tout  au  travers  de  ces  buissons  et  de  ces 
rampes  impraticables.  Je  te  suivais  du  regard  avec  des  transes 
mortelles;  j'aurais  voulu  crier  pour  te  retenir;  mais,  quand  ce 
cri  put  soulever  le  fardeau  d'angoisses  qui  l'étouffait,  il  n'était 


24  REVUE  DE  PARIS. 

plus  temps,  j'avais  vu  ta  chute.  Je  me  précipitai  sur  tes  traces; 
j'arrivai  à  l'endroit...  il  n'y  avait  plus  que  des  taches  de  sang. 
Je  les  suivis  par  le  travers  du  chemin  jusqu'à  la  rivière,  et  mon 
cœur  se  serra  ;  personne  !  Je  descendis  le  cours  de  l'eau,  et  je 
courais  depuis  longtemps,  lorsque  je  m'avisai  de  cette  idée  que 
je  devais  avoir  dépassé  de  bien  loin  le  point  où  le  courant  pou- 
vait t'avoir  porté.  Je  remontai  pas  à  pas,  fouillant  toutes  les 
brèches  que  la  rivière  a  creusées  dans  ses  rives,  toutes  les 
touffes  d'aulnes,  de  saules  et  d'arbustes  qui  pouvaient  arrêter  et 
cacher  un  objet...  Je  regagnai  ainsi  mon  point  de  départ.  Arri- 
vée lu,  je  sentis  la  mort  me  glacer  le  cœur.  Je  n'avais  plus  la 
force  de  faire  un  pas.  Je  demeurai  sur  la  place,  debout,  immo- 
bile, l'œil  fixé  sur  l'eau  que  je  regardais  sans  la' voir.  Dieu  ne 
voulut  pas  sans  doute  que  j'y  mourusse,  puisque  ce  fut  là  qu'il 
te  ramena  et  te  rendit  à  moi. 

Ainsi  elle  parlait,  et  nous  nous  étouffions  de  caresses.  Que 
vous  dirai-je  encore?  Le  bonheur  ne  se  raconte  pas.  Les  jours 
s'écoulaient,  et  chaque  jour  Gothie  me  devenait  plus  chère. 
Une  seule  chose  me  faisait  parfois  de  la  peine  :  auprès  de  Gothie 
j'oubliais  tout  ce  qui  n'était  pas  elle;  elle,  au  contraire,  depuis 
que  s'était  élargie  la  sphère  où  son  âme  avait  vécu  enfermée 
jusque-là,  elle  la  trouvait  trop  étroite  et  s'efforçait  d'en  sortir. 
Elle  montrait  une  grande  avidité  d'apprendre  et  de  se  former 
sur  le  modèle  des  femmes  dont  elle  supposait  que  je  cultivais 
la  société  à  Paris.  Elle  s'exagérait  les  avantages  que  donne  à 
ces  dames  l'éducation  qui  les  a  formées.  J'avais  bien  de  la  peine 
à  lui  faire  entendre  que  le  meilleur  profit  qu'on  en  pût  tirer 
était  d'employer  le  peu  de  lumières  qu'on  avait  acquises  à  la  re- 
faire soi-même  tout  entière,  et  que  les  femmes  les  mieux  éle- 
vées étaient  celles  qui  avaient  conservé  ou  acquis  ,  si  ce  mot 
n'est  point  absurde,  le  plus  de  simplicité  et  de  naturel.  Je  la 
voyais  avec  regret  perdre  de  vue  le  charme  natif  attaché  à  tout 
ce  qui  était  l'expression  vraie  de  sa  propre  nature  pour  courir 
après  un  mérite  plus  coquet  et  emprunté.  Il  ne  lui  suffisait  plus 
d'être  bien ,  il  fallait  qu'elle  le  fût  d'une  certaine  façon.  Elle  se 
regardait  et  se  jugeait  avec  l'œil  et  les  pensées  d'autrui  ;  aussi 
pouvait-on  remarquer  que  sa  tenue  était  plus  étudiée.  Elle  s'ob- 
servait en  parlant;  et  cette  petite  ambition  féminine  avait  été 
jusqu'à  lui  faire  prendre  en  dédain  son  ravissant  costume,  dont 


REVUE  DE  PARIS.  25 

elle  réformait  maint  ajustement  pour  le  rapprocher  autant  que 
possible  de  celui  de  la  ville. 

—  Reste  ce  que  lu  es,  lui  disais-je,  puisque  tu  n'as  pas  be- 
soin d'être  autre  chose  pour  plaire.  Ce  que  tu  es  te  distingue  des 
autres  femmes  naturellement,  sans  opposition  affectée  et  dis- 
gracieuse; ce  que  tu  veux  être  te  mettra  au  niveau  de  celles  qui 
ne  t'égalent  pas  aujourd'hui.  Pourquoi  imiter  !  Pourquoi  t'oc- 
cuper  de  ce  que  sont  ou  de  ce  que  font  les  autres?  Leurs  mé- 
rites, si  tant  est  que  ce  soient  des  mérites  que  tu  veuilles  copier, 
t'iront-ils  mieux  que  les  tiens?  Et  puis  ,  quel  mérite  peut-on 
avoir  à  soi  quand  on  a  cessé  d'être  soi  ?  Voudrais-tu  me  faire 
croire  que  lu  as  l'esprit  faux?  Peu  de  femmes  ont  l'esprit  juste, 
précisément  parce  qu'elles  ont  pris  celte  habitude  de  régler 
leur  conduite  et  leur  manière  d'être  en  tout,  non  pas  sur  leurs 
aptitudes  ni  sur  les  lumières  de  leur  raison  et  de  leur  con- 
science, mais  sur  des  préceptes  ou  des  exemples  courants 
qu'elles  n'examinent  pas ,  attendu  qu'ils  sont  reçus ,  et  qu'elles 
seraient  bien  embarrassées  de  concilier  entre  eux.  Quelle  école 
pour  l'intelligence  que  ce  pêle-mêle  de  leçons  contradictoires, 
toutes  aussi  impérieuses  les  unes  que  les  autres ,  et  sur  les- 
quelles il  faut  bon  gré  mal  gré  régler  les  moindres  circonstances 
de  sa  vie!  Veux-tu  disloquer  ton  bon  sens,  ton  bon  cœur,  tout 
ce  qu'il  y  a  de  bon  et  de  sain  en  toi,  pour  l'adapter  à  ce  patron 
décousu?  Veux-tu  abdiquer  ta  conscience  et  ton  goût  pour  te 
laisser  gouverner  par  des  conventions?  Veux-tu  faire  disparaî- 
tre sous  ce  plâtrage  artificiel  ma  Gothie  tant  aimée,  cette  Go- 
thie  des  premiers  jours  ,  qui  est  la  seule  que  j'aime  et  que  je 
doive  aimer  toujours? 

Elle  ne  voulait  rien,  la  pauvre  enfant  ;  elle  allait  irrésistible- 
ment où  va  son  sexe,  à  la  vie  factice ,  aux  fausses  apparences , 
aux  dehors  trompeurs.  Elle  se  déformait  et  se  gâtait  à  plaisir. 
Le  sentiment  de  la  rivalité  venait  de  naître  en  elle,  et  déjà 
l'envie  de  plaire,  née  de  l'amour,  usurpait  dans  son  âme  une 
grande  place  à  côté  de  l'amour.  Pour  moi,  tout  au  contraire, 
j'oubliais  de  plus  en  plus  à  ccjlé  d'elle  tout  ce  qui  n'était  pas 
elle.  Mon  père  me  rappelait  par  des  lettres  pressantes  et  réité- 
rées. J'employais  mille  moyens  pour  gagner  du  temps;  pour- 
tant sa  santé  s'affaiblissait,  et  j'avais  pour  lui  l'affection  la  plus 
tendre»  Mais  comment  quitter  Gothie!  Malgré  les  petites  con- 


26  REVUE  DE  PARIS. 

trariétés  dont  je  viens  de  parler,  j'avais  tant  de  plaisir  à  voir 
son  esprit,  si  hardi,  d'ailleurs,  et  si  vif,  se  développer  devant 
moi  et  en  partie  par  mes  soins!  Elle  s'y  prêtait  avec  beaucoup 
de  zèle.  Un  jour  qu'elle  me  faisait  raconter  toutes  ces  souffran- 
ces du  passé  qui  étaient  si  loin  de  moi,  eu  jouant  avec  un  cor- 
don qui  pendait  à  mon  cou  ,  elle  fit  sortir  de  sa  cachette  le 
médaillon  qui  y  était  suspendu  : 

—  Tu  l'as  encore?  dit-elle  avec  une  surprise  tendre,  en  me 
montrant  le  petit  fragment  de  ceinture  que  j'y  avais  en- 
fermé. 

—  Je  l'ai  conservé  en  faveur  du  présage. 

Il  fallut  alors  lui  dire  l'histoire  de  ce  chiffon  depuis  qu'il  était 
dans  mes  mains  ,  et  celte  soirée  mémorable  où  il  avait  arrèlé 
mon  départ.  Tout  en  m'écoutant,  elle  ouvrait  le  médaillon ,  et 
tirait  de  dessous  le  verre  un  morceau  de  papier  soigneusement 
plié  qui  partageait  avec  le  fragment  de  ceinture  les  honneurs 
de  ce  reliquaire.  C'était  la  ligne  d'écriture  que  j'avais  détachée 
de  la  feuille  où  je  l'avais  trouvée,  et  que  je  conservais  là  éga- 
lement. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  dit-elle  en  reconnaissant  son  écriture, 
et  comment  est-ce  venu  en  tes  mains. 

Je  recommençai  cette  autre  histoire  ;  mais  elle  ne  me  laissa 
pas  le  temps  de  finir. 

—  Tu  vas  m'apprendre  l'orthographe,  s'écria-t-elle;  je  veux 
savoir  l'orthographe. 

Et  elle  alla  toute  glorieuse  dire  à  sa  mère  :  —  Je  vais  savoir 
l'orthographe! 

Les  choses  furent  disposées  pour  cela.  Tous  les  soirs,  à 
l'heure  où  le  monde  s'en  allait,  et  après  la  porte  fermée,  nous 
nous  mettions  à  l'étude.  La  mère,  pendant  quelques  jours, 
relarda  son  coucher,  pour  s'endormir  à  côté  de  nous.  Mais  celle 
ombre  de  surveillance,  qu'elle  jugeait  d'ailleurs  superflue, 
apportait  un  trop  grand  dérangement  dans  ses  habitudes,  et 
bientôt  elle  prit  celle  de  nous  souhaiter  le  bonsoir  au  moment 
où  nous  ouvrions  nos  livres.  Nous  nous  asseyions  alors  sur  cette 
même  banquette  de  velours  jaune  dont  j'ai  parlé  ,  au  coin  de 
cette  même  table  sur  laquelle  j'avais  un  jour  déposé  si  grossiè- 
rement mon  argent,  et  où  maintenant  je  m'estimais  heureux 
de  répandre  mes  livres  et  la  science   que  j'y   avais   puisée. 


REVUE  DE  PARIS.  |f 

Mais    combien  de   temps  voie  à  la  table  par   la  banquette  ! 

Ce  temps  précieux  que  nous  gaspillions  si  bien  s'en  vengeait 
en  s'enfuyant  rapidement  et  en  emportant  avec  lui  nos  beaux 
jours.  L'état  de  mon  père  s'aggravait  à  chaque  instant;  je  ne 
pouvais  sans  impiété  prolonger  mon  absence.  La  malignité 
commençait  d'ailleurs  à  être  éveillée  sur  mes  assiduités  ,  qui 
succédaient  à  une  vie  si  sauvage.  La  mère  elle-même  ,  malgré 
les  dispositions  incrédules  dont  elle  était  prémunie  à  cet  égard, 
avait  sans  doute  fait  quelques  découvertes  ;  elle  nous  regardait 
souvent  d'un  air  où  la  tristesse  et  le  reproche  se  mêlaient  à 
l'expression  d'une  tendresse  abusée.  Il  est  probable  qu'elle  avait 
fini  par  ouvrir  l'oreille  aux  confidences  que  la  banquette  lui 
envoyait  dans  sa  chambre  à  coucher,  qui.  placée  au-dessus  de 
notre  tête,  communiquait  par  l'escalier,  comme  par  un  tuyau 
acoustique,  avec  la  pièce  où  nous  étions.  Je  n'en  doutai  pas 
car  un  jour  que  je  m'étais  armé  d'un  marteau  et  de  clous  pour 
fermer  la  bouche  aux  sylphes  criards  qui  s'étaient  logés  dans 
les  ais  disjoints  et  vermoulus  du  meuble  coupable  : 

—  C'est  très-bien  fait,  dit-elle,  mais  vous  vous  y  prenez  un 
peu  lard. 

Le  remords  prenant  tantôt  la  figure  de  mon  père  mourant 
sans  moi,  tantôt  celle  de  cette  mère  affligée  et  n'osant  se  plain- 
dre, tantôt  enfin  celle  de  cette  jeune  fille  dont  ma  passion  insen- 
sée avait  en  quelques  jours  dévoré  l'avenir,  le  remords  m'assié- 
geait de  tous  côtés,  et  entrait  dans  mon  âme  comme  dans  une 
foileresse  démantelée.  Il  était  temps  de  partir,  quitte  à  revenir 
plus  lard  et  à  tout  réparer  s'il  était  possible  de  fléchir  la  réso- 
lu'.ion  de  Golhie.  Pour  mon  compte,  quoique  navré  d'avance 
par  le  sacrifice  que  j'allais  faire  ,  j'en  avais  pris  mon  parti. 
Mais  comment  y  préparer  Gothie?  Le  coup  fut  rude.  Elle  le 
supporta  bien  cependant.  Seulement,  la  veille  de  mon  départ , 
elle  m'arracha  la  promesse  que  je  viendrais  lui  faire  un  dernier 
adieu  le  lendemain.  Je  n'eus  pas  la  force  de  Ialui  refuser.  Comme 
je  lui  avais  donné  le  droit  et  l'habitude  de  compter  sur  ma  pa- 
role comme  sur  un  fondement  inébranlable,  je  ne  sus  pas  non 
plus  prendre  sur  moi  la  salutaire  déloyauté  de  la  tromper  celle 
dernière  fois. 

J'arrivai  à  l'heure  dite  et  j'allai  me  cacher  dans  une  tonnelle 
afin  d'éviter  l'éclat  d'une  scène  de  désolation  s'il  se  pouvait. 


28  REVUE  DE  PARIS. 

Précaution  inutile  !  Elle  vint  me  trouver  les  yeux  rouges  et 
gonflés  ,  s'assit  à  côté  de  moi  en  s'efforçant  de  sourire,  prit  ma 
main,  voulut  me  parler,  et  ne  laissa  échapper  que  des  larmes. 
Elle  se  faisait  violence  néanmoins  pour  les  contenir,  et  je  l'ex- 
hortais au  courage  en  la  couvrant  de  baisers.  Elle  fît  de  son 
mieux ,  mais  ses  larmes  ne  pouvaient  pas  rentrer  et  lui  fai- 
saient autant  de  mal  que  si  elle  les  eût  retenues.  Je  finis  par 
l'engager  à  les  laisser  couler  une  bonne  fois  j  la  pauvre  enfant 
ne  pouvait  ni  pleurer  ni  se  contenir.  Sa  poitrine  haletait  con- 
vulsivement, et  sa  respiration  brisée  sortait  à  intervalles  rapi- 
des avec  un  bruit  sifflant  et  saccadé.  Après  lui  avoir  laissé  le 
temps  de  se  remettre,  je  lui  donnai  pour  la  quatrième  fois  au 
moins  un  baiser  qui  devait  être  le  dernier. 

—  Sois  raisonnable,  lui  dis-je.  Tu  me  reverras  avant  peu, 
je  te  le  promets.  Essuie  les  yeux  et  précède-moi  de  quelques 
minutes.  Si  l'on  voit  que  tu  as  pleuré,  il  ne  faut  pas  du  moins 
que  l'on  voie  que  c'est  avec  moi. 

Elle  se  jeta  à  mon  cou  ,  me  donna  un  baiser  qui  ne  voulait 
pas  finir,  et  quand  elle  retomba  épuisée  sur  mes  genoux,  elle 
reprit  une  force  soudaine  ,  partit  brusquement  et  s'enfuit  tout 
droit  sans  regarder  derrière  elle.  Cet  effort  violent  était  con- 
forme à  ce  que  je  connaissais  de  son  caractère  décidé.  Un  peu 
après  je  la  suivis ,  et  j'entrai  dans  la  maison  pour  dire ,  en 
passant ,  adieu  à  sa  mère. 

—  Allez  voir,  me  dit  l'excellente  femme  en  me  montrant, 
toute  consternée,  la  pièce  voisine.  Allez  voir. 

Mon  cœur  se  serait  fendu  à  ce  spectacle  qu'elle  me  donnait 
elle-même,  si  l'homme  du  jardin  et  du  char-à-bancs  n'eût  élé 
là  qui  me  regardait  d'un  air  soupçonneux  et  haineux.  La  vue 
d'un  homme  presque  menaçant  me  rendit  toute  mon  énergie. 
J'entrai  avec  assurance  dans  la  salle  qu'on  m'indiquait.  Gothie, 
la  face  noyée  dans  ses  larmes  ,  les  joues  enflammées  ,  les  che- 
veux en  désordre,  éclatait  en  sanglots  et  se  roulait  sur  le  pavé. 
Comme  je  lui  avais  pris  la  main  avec  tendresse  et  lui  balbutiais 
quelques  mots  d'encouragement  : 

—  Qu'on  me  laisse  pleurer,  disait-elle  à  mots  entrecoupés 
et  du  même  ton  que  si  elle  eût  demandé  la  vie.  Qu'on  me  laisse 
pleurer!  laissez-moi  tous  ! 

Et  elle  nous  repoussait ,  moi,  sa  mère  et  l'homme  qui  m'avaient 


REVUE  L)K   PARIS.  M 

suivi.  Je  ne  pouvais  la  quitter  ainsi.  Je  iui  prodiguai  les  con- 
solations en  lui  parlant  comme  si  je  m'étais  mépris  sur  la  cause 
de  ses  transports  ou  si  je  ne  Pavais  que  vaguement  soupçonnée, 
je  n'espérais  guère,  avec  ce  faux-fuyant,  faire  prendre  le 
change  à  ceux  qui  m'écoutaient ,  à  la  mère  surtout.  Mais,  aux 
yeux  de  l'homme  du  moins,  il  fallait  bien  que  celte  cause  ne 
pût  passer  pour  avouée,  et  que,  si  l'amour  de  Golhie  parais- 
sait, sa  faule  demeurât  un  mystère.  Enfin,  après  une  heure  de 
ce  rôle  pénible  où  j'épuisai  tout  ce  que  j'avais  de  sang-froid  et 
d'adresse,  Golhie  elle-même  paraissant  un  peu  calmée,  je  serrai 
sa  main  une  dernière  fois  ,  et  je  partis.  Quand  je  fus  en  bas  des 
rochers  ,  je  me  retournai  pour  jeter  un  coup  d'œil  sur  ces  lieux 
où  je  laissais  toute  mon  âme.  Golhie  était  à  la  fenêtre  de  sa 
chambre,  où  elle  était  montée  pour  me  suivre  des  yeux.  Je  la 
vis  tout  éplorée  en  m'envoyant  des  signes  avec  la  main,  comme 
si  elle  eût  voulu  me  jeter  son  cœur.  Je  portai  mes  deux  mains 
sur  le  mien,  j'ouvris  les  bras,  et  je  disparus  au  tournant  du 
chemin. 

Je  trouvai  mon  père  presque  mourant,  et  ma  présence  ne 
put  adoucir  que  le  dernier  mois  qu'il  eut  à  passer  sur  cette 
terre.  Pendant  six  aulres  mois,  je  donnai  cours  à  l'affliction  que 
ine  causait  celle  irréparable  perle.  Ma  santé  à  moi-même  s'en 
trouvait  sensiblement  altérée,  et  si  l'activité  d'une  passion  que 
l'absence  n'amortissait  pas  n'eût  fait  quelque  diversion  à  cette 
tlouleur,  peut-être  eussé-je  fini  par  inspirer  aussi  des  inquiétu- 
des. Dans  cet  intervalle,  Golhie  m'écrivait  ;  elle  cherchait  à  me 
consoler.  Ses  premières  lettres  me  pressaient  vivement  de  re- 
venir la  trouver.  Je  lui  fis  comprendre  que  ma  douleur  n'était 
point  un  jeu  ,  et  que  dans  un  pareil  moment  je  ne  me  trouvais 
apte  à  goûter  aucun  plaisir,  même  celui  de  la  voir  ;  qu'alors 
même  que  celle  marque  de  respect  envers  la  mémoire  de  mon 
père  n'eût  pas  été  un  devoir,  elle  serait  restée  un  besoin  pour 
mon  cœur  filial.  Cependant ,  au  bout  de  six  mois,  les  médecins 
eux-mêmes  m'ordonnèrent  de  me  distraire  el  de  voyager  si  je 
le  pouvais.  J'écrivis  à  Golhie  pour  lui  annoncer  qu'elle  allait 
me  revoir  el  pour  lui  faire  connaître  le  jour  de  mon  arrivée. 

Nous  étions  dans  la  même  saison  qui  m'avait  vu  arriver  à 
Bellac  un  an  auparavant.  Je  traversais  ces  mêmes  campagnes 
désertes  ,  sombres  et  mornes  en  dépit  du  printemps  ,  mais  dans 

12  5 


30  REVUE  DE  PARIS. 

une  disposition  d'esprit  bien  différente.  Mon  cœur  oppressé, 
étouffé  dans  son  deuil ,  se  dilatait  au  souvenir  de  ces  émotions 
dont  la  source  obstruée  depuis  si  longtemps  allait  se  rouvrir 
pour  moi.  11  n'était  pas  jusqu'à  la  tristesse  des  paysages  que  je 
voyais  se  dérouler  sur  mon  passage  qui  n'apportât  quelque 
soulagement  à  la  mienne.  Au  débarqué,  on  me  remit  un  billet 
qui  m'attendait  depuis  le  matin.  C'était  un  mot  de  Gotbie;  l'or- 
thographe y  était  parfaite. 

*  Ne  venez  pas  me  voir,  écrivait-elle,  plus  tard  vous  com- 
prendrez pourquoi.  Je  dois  faire  une  course  demain  à  quelque 
dislance  d'ici;  nous  nous  verrons  au  retour,  si  vous  voulez 
venir  m'allendre,  vers  huit  heures  du  soir,  à...  «  (Elle  me  dési- 
gnait une  de  ces  huttes  de  vignerons  qui  sont  assez  nombreuses 
dans  les  champs  du  Limousin  ,  et  qui  servent  à  abriter  les  in- 
struments de  culture  et  le  cultivateur  lui-même,  lorsqu'il  est 
surpris  par  le  mauvais  temps.) 

Tout  intrigué  par  cet  air  de  mystère .  je  devançai  l'heure  de 
longtemps  au  rendez-vous.  11  faisait  déjà  presque  nuit  lorsque 
j'y  arrivai,  et  bientôt  je  ne  pus  rien  voir  à  vingt  pas  de  dis- 
tance. Cette  obscurité  ,  qui  m'empêchait  de  découvrir  Gothie  de 
loin,  ajoutait  à  mon  impatience.  A  défaut  des  yeux  je  tendais 
mon  ouïe  vers  l'horizon  ;  mais  le  vent,  qui  soufflait  vers  moi, 
ne  m'apportait  d'autre  bruit  que  le  sien  propre.  Mon  sang  bouil- 
lonnait ,  mes  yeux  étincelaient.  Enfin,  je  crus  discerner  le  mou- 
vement mesuré  d'un  pas  léger  et  furtif.  Je  m'élançai,  puis 
m'arrêtai  pour  écouter  encore.  Le  bruit  approchait.  Bientôt  je 
pus  distinguer  le  frôlement  de  la  robe.  Je  courus  moi-même 
dans  celte  direction. 

—  Gothie  !... 

C'était  bien  elle!  Je  l'avais  saisie  dans  mes  bras  et  je  la  pres- 
sais sur  mon  cœur.  Elle  reçut  mon  baiser,  mais  elle  ne  me  le 
rendit  pas.  J'attribuai  cette  apparence  de  froideur  à  l'excès  de 
l'émotion. 

—  Entrons  ici ,  dit-elle  en  m'entraînant  vers  la  hutte. 
La  voyant  si  maîtresse  d'elle-même  et  de  moi  : 

—  Qu'y  a-t-il  ?  m'écriai-je  en  l'attirant  à  moi  avec  tendresse  : 
mais  au  lieu  de  céder  elle  recula. 

—  J'ai  reçu  votre  dernier  baiser ,  me  dit-elle  en  cherchant  à 
affermir  sa  voix. 


RFATK  DE  PARl^  fH 

—  Mon  dernier  baiser  !  Que  veux-tu  dire  ? 

—  Je  veux  dire  que  ceux  que  vous  voudriez  bien  m'accorder 
encore  ne  m'appartiennent  plus,  et  qu'ils  seraient  coupables. 

—  Gothie,  lu  uses  là  d'une  plaisanterie  cruelle.  M'aurait-on 
calomnié  auprès  de  loi ,  et  ma  loi  éprouvée  ne  l'est-elle  pas  un 
plus  sûr  garant  que  des  paroles  malveillantes  ?  Mes  baisers  ne 
l'appartiennent  plus  !  ils  seraient  coupables  !  Et  quand  donc 
t'ont-ils  mieux  appartenu  et  ont-ils  été  moins  coupables  qu'au- 
jourd'hui ?  0  ma  Goihie  !  j'ai  là  encore  ce  médaillon  où  toi-même 
as  déposé  un  oracle  moins  menteur  que  lu  ne  le  croyais.  J'ai 
payé  de  six  mois  de  douleurs  et  de  larmes  qui  ne  sont  pas 
encore  taries  le  pouvoir  de  faire  qu'il  ait  dit  vrai.  Sera-ce  loi 
maintenant  qui  voudras  me  faire  perdre  le  bénéfice  de  celte  irré- 
parable affliction  ? 

—  On  ne  vous  a  pas  calomnié ,  et  je  n'ai  pas  cessé  de  croire  à 
vous  plus  qu'à  moi-même.  Moi  seule  ai  fait  tout  le  mal  j  je  me 
marie. 

—  Vous  vous...  mariez  !  m'écriai-je  en  reculant  de  stupéfaction. 
Tu  es  folle  !  tu  mens  !  Cela  n'est  pas  ,  cela  ne  sera  pas  ;  tu  sais 
aussi  bien  que  moi  que  cela  n'est  pas  possible. 

—  Cela  sera  pourtant,  dit-elle  tristement,  mais  avec  fermeté. 
\olre  liaison  n'était  pas  un  avenir  pour  moi ,  et  cependant  il  me 
faut  bien  songer  à  m'assurer  un  avenir.  Ah  !  vous  ne  savez  pas 
ce  que  j'ai  eu  à  supporter  pendant  votre  absence,  el  combien 
j'ai  durement  expié  ! 

—  Mais  ne  suis-je  pas  ici  pour  tout  réparer,  pour  assurer  cet 
avenir?  Pourquoi  le  confier  à  un  autre  que  moi  ?  Que  dans  un 
premier  enthousiasme  vous  me  l'ayez  refusé  l'année  dernière, 
si  je  ne  l'ai  pas  trop  compris  ,  du  moins  je  l'ai  excusé  ;  mais  au- 
jourd'hui ,  Goihie  !  aujourd'hui  ! 

—  Je  veux  être  jusqu'au  bout  sincère  avec  vous  comme  vous 
m'avez  appris  à  l'être.  Pour  comprendre,  l'année  dernière , 
quelle  distance  semée  d'invincibles  obstacles  nous  séparait,  je 
n'avais  pas  attendu  que  l'aveu  vous  en  échappât.  J'étais  très- 
convaincue  que  rien  ne  vous  serait  impossible  pour  aplanir  ces 
obstacles.  Mais  ce  que  j'avais  fait  pour  le  plaisir  de  vous  voir 
heureux  par  moi,  je  ne  voulais  pas  en  faire  pour  vous  une 
source  de  tourments  et  de  luîtes  pénibles;  c'eût  été  vous  faire 
acheter  trop  cher  le  peu  que  j'avais  trouvé  à  vous  donner,  il 


32  Kl.  VU.  !jF  PARIS. 

était  juste  d'ailleurs  que,  puisque  j'avais  accepté  une  position 
qui  n'avait  des  périls  que  pour  moi,  je  ne  compromisse  de  repos 
que  le  mien.  Enfin,  comme  je  n'avais  fait  que  céder  aux  entraî- 
nements de  mon  cœur,  je  ne  me  sentais  pas  le  droit  de  recueillir 
de  ma  faute  un  autre  fruit  que  le  bonheur  même  qui  y  était 
attaché ,  et  j'écartais  tout  ce  qui  eût  pu,  devant  ma  conscience, 
déjà  assez  troublée,  lui  donner,  même  après  coup  et  à  tort, 

l'apparence  d'un  calcul Ne  m'interrompez  pas.  Aujourd'hui 

peut-être  aurez-vous  le  droit  de  dire  que  je  cède  à  des  calculs  ; 
j'ai  mérité  le  reproche  et  je  l'accepte.  Mais  ,  s'il  est  une  chose 
sur  laquelle  je  compte  encore  pour  espérer  que  je  ne  serai  pas 
entièrement  déchue  à  vos  yeux  ,  c'est  cette  sincérité  que  je  vous 
ai  promise  et  sur  laquelle  je  vais  m'exécuter.  Depuis  six  mois 
la  malignité  publique  n'a  cessé  de  sévir  eontre  moi,  et  je  n'ai 
pas,  comme  vous  tout  à  l'heure,  le  bonheur  de  pouvoir  dire 
qu'on  m'a  calomniée.  Je  n'ai  rien  répondu  à  celte  malveillance 
trop  fondée ,  je  n'ai  rien  à  lui  répondre ,  mais  j'ai  à  la  confon- 
dre, si  je  le  puis.  Accepter  vos  offres  généreuses,  ce  ne  serait 
la  museler  qu'imparfaitement  pour  l'avenir,  et  ce  serait  accep- 
ter ses  flétrissures  pour  le  passé.  Ce  serait  d'ailleurs  ,  sans  par- 
ler des  trop  nombreux  et  trop  légitimes  motifs  que  je  pourrais 
vous  fournir  pour  justifier  tôt  ou  lard  les  regrets  que  vous 
inspirerait  une  union  disproportionnée  ,  ce  serait  vous  exposer 
peut-être  à  quelques  légères  atteintes  d'un  ridicule  qui,  pour 
venir  des  sols,  n'en  est  pas  moins  cruel.  Je  ne  veux  pas  vous 
faire  faire  un  mariage  qui  passerait  pour  une  dernière  folie 
destinée  à  effacer  les  autres.  Vous  voyez  donc  que,  si  vous 
pouvez  beaucoup  contre  vous .  vous  ne  pouvez  rien  pour  moi. 
Ce  que  vous  m'offrez,  vous  ne  l'avez  pas  en  votre  pouvoir.  Pour 
ramener  l'opinion  ou  pour  lui  imposer  silence  ,  j'ai  beaucoup 
plus  à  attendre  d'un  homme  qui  ne  vous  vaudra  pas,  mais  qui 
sera  du  pays  ,  qui  y  sera  honoré,  dont  le  nom  seul  y  fera  auto- 
rité et  commandera  le  respect,  et  dont  l'estime  bienveillante, 
venant  me  chercher  au  milieu  des  nuages  qui  ont  obscurci  ma 
renommée ,  sera  un  démenti  imposant  donné  à  des  bruits  dont 
tout  le  monde  se  fait  le  porte-voix  et  dont  personne  ne  se  fail 
garant.  Un  honnête  homme,  un  homme  considéré  qui  se  fera 
garant  du  contraire,  et  qui,  bien  que  prévenu  par  la  rumeur 
publique  ,  ne  craindra  p^s  de  rendre  gratuitement  son  honneur 


RENTE  DE  PÀKiS.  ZZ 

solidaire  du  niien,  cet  homme  qui  ne  sera  pas  soupçonné  de  me 
faire,  par  un  scrupule  de  délicatesse  presque  obligée,  le  sacri- 
fice de  son  avenir  ,  sera  seul  armé  contre  les  mauvais  propos 
d'une  autorité  suffisante  pour  couper  court  au  crédit  qu'ils 
obtiennent  et  pour  les  faire  tourner  à  la  confusion  de  leurs 
auteurs.  Eh  bien  !  cet  honnête  homme,  je  l'ai  trouvé  ;  vous  le 
connaissez;  il  assistait  à  nos  adieux.  Il  va  sauver  l'honneur  de 
notre  maison  de  la  déconsidération  qui  l'a  déjà  enlamé.  Il  va 
sauver  ma  mère  du  désespoir.  A  ce  double  titre  je  lui  dois  trop 
et  il  m'est  trop  nécessaire  pour  que  je  réponde  à  la  générosité 
dont  il  a  fait  preuve  envers  moi  par  une  mystification.  Je  vais 
le  tromper,  je  le  sais,  à  l'égard  du  passé  du  moins;  mais  je 
n'aurai  pas  l'indignité  d'abuser  de  sa  bonne  foi  confiante  au- 
delà  de  ce  qui  est  strictement  nécessaire  pour  sa  sécurité  et  pour 
la  mienne.  Dès  ce  moment  je  me  regarde  comme  sa  femme  ,  et 
si  jamais  vous  m'avez  aimée,  prouvez-le-moi  en  l'oubliant 
complètement  désormais  devant  moi. 

Ce  n'était  pas  le  cœur  d'une  femme,  c'était  la  tète  d'un 
homme  qui  m'opposait  une  semblable  réponse.  A  un  parti  si 
résolument  pris  et  si  bien  raisonné  il  n'y  avait  pas  d'objection 
possible;  j'étais  anéanti. 

—  Tu  veux  que  je  m'arrache  le  cœur  de  la  poitrine,  dis-je  à 
Gothie,  sois  satisfaite.  Je  ne  reculerai  pas,  même  devant  la 
mort,  pour  te  prouver  ,  comme  tu  dis,  que  je  t'ai  vraiment 
aimée.  Tu  t'es  crue  généreuse,  un  instant  tu  t'es  crue  capable 
de  te  sacrifier  à  ton  amour.  Ta  force,  qui  n'était  qu'une  fumée 
d'enthousiasme  ,  t'a  abandonnée  à  moitié  chemin.  Je  t'avais 
sacrifié  l'orgueil  et  la  vanité;  toi,  c'est  à  ces  choses  que  tu  me 
sacrifies.  Soit  :  c'est  donc  à  moi  maintenant  d'accepter  le  sacri- 
fice et  de  te  montrer  comment  on  l'accomplit  jusqu'au  bout. 
Va,  si  cet  homme  qui  a  été  témoin  de  nos  adieux  a  pu  un  instant 
se  croire  dupe  ,  je  suis  arrivé  ,  moi ,  pour  être  témoin  de  son 
triomphe  ,  et  il  aura  lieu  de  demeurer  convaincu  que  c'est  moi 
qui  suis  dupe  en  effet.  J'accepterai  sciemment  ce  rôle  injurieux, 
et  si  le  désespoir  concentré  dans  mon  cœur  se  prend  à  ronger 
sa  prison  vivante  et  silencieuse,  je  n'irai  troubler  de  ses  éclats 
la  joie  de  personne  ;  c'est  là,  je  crois ,  la  preuve  que  tu  deman- 
des. Oui,  Gothie ,  oui ,  je  t'ai  aimée ,  oui ,  je  t'aime  encore  ,  et 
je  t'aimerai  aussi  longtemps  qu'il  le  faudra . 

4. 


f|  REVUE  DE  PARIS. 

J'avais  bien  des  choses  à  lui  dire  encore,  mais  les  sanglots 
me  coupèrent  la  voix.  C'était  à  mon  tour  de  pleurer  :  je  payai 
'largement  cette  dette.  Elle  pleura  aussi,  moins  que  moi  cepen- 
dant, mais  elle  ne  fut  pas  ébranlée. 

—  Tu  te  fais  du  mal,  me  dit-elle  en  reprenant  une  fois  encore 
ce  langage  caressant,  et  pourtant  ce  n'est  pas  loi  qui  perds  le 
plus.  Va,  sois  bien  assuré  que  je  n'ai  jamais  mieux  apprécié  ce 
;i  quoi  je  renonce ,  et  que  je  sens  profondément  combien  je  vaux 
moins  que  je  ne  valais  quand  je  n'avais  pas  une  pensée  qui  ne 
se  rapportât  à  toi.  Mais  il  le  faut,  il  le  faut,  adieu.  Sois  fidèle 
au  souvenir  de  la  jolie  fille  d'hier,  et  ne  méprise  pas  trop  la 
triste  dame  de  demain. 

Elle  me  tendit  la  main  et  disparut.  Vous  devez  me  connaître 
assez  à  présent  pour  que  je  n'aie  pas  besoin  de  vous  dire  quels 
transports  de  fureur  éclatèrent  après  son  départ,  quels  trans- 
ports de  tendresse  vinrent  se  croiser  avec  ceux-là,  et  quelles 
intermittences  de  calme  plat  et  d'abattement  me  reposèrent  des 
uns  et  des  autres.  Tantôt  je  méditais  d'appeler  mon  rival  en 
duel,  tantôt  de  l'assassiner  en  pleine  église  et  d'enlever  Gothiv 
ou  de  mourir  sur  la  place  avec  elle  ;  tantôt ,  au  contraire,  je 
me  prosternais  dans  la  poussière  qu'elle  avait  foulée,  et  j'ado- 
rais, en  pleurant,  ses  volontés.  D'autres  fois  je  lui  prodiguais 
le  mépris  ,  et  je  me  détournais  de  son  souvenir  avec  dégoût. 

Je  ne  rentrai  dans  la  ville  que  le  lendemain  malin.  La  noce 
traversait  la  rue.  Tant  que  je  pus  apercevoir  le  cortège,  je  de- 
meurai glacé  d'horreur.  Puis  tout  à  coup  je  me  mis  à  éclater 
de  rire  ;  j'ouvris  mon  médaillon  J'en  tirai  ie  fragment  de  cein- 
ture ,  je  le  lançai  en  l'air  et  m'amusai  à  le  poursuivre  en  soui- 
llant pour  l'empêcher  de  tomber,  comme  font  les  enfants  avec 
des  papillons  de  papier.  J'étais  fou  ;  on  me  ramena  chez  moi . 
le  médecin  m'administra  de  cop  euses  saignées,  et  le  lendemain 
je  me  retrouvai  avec  la  fièvre  et  une  sorte  de  délire  tendre  qui 
me  faisait  toujours  pleurer.  Bientôt  cependant  je  pus  me  lever 
et  l'on  me  permit  de  sortir.  Le  médecin  ,  homme  habile,  avait 
tout  guéri ,  excepté  mon  chagrin  et  mes  pleurs. 

Le  mari  de  Golhie  était  un  noble  campagnard  assez  borné, 
mais  en  qui  les  habitudes  d'une  vie  de  paysan  n'avaient  pas 
éteint  les  prétentions  héréditaires.  S'il  ne  croyait  pas  déroger 
en  cultivant  lui-même  ses  rhamps,  il  ne  se  souciait  pas  d'ad- 


REVUE  DE  PAR1>.  5j 

joindre  au  noble  domaine  patrimonial  le  pauvre  petit  manoir 
qui  lui  eût  rappelé  sans  cesse  les  gâteaux  et  le  laitage  d'où  il 
avait  tiré  sa  femme.  Il  le  mit  en  vente,  et  je  Tachetai,  mais 
pour  le  démolir.  J'allai  suivre  moi-même,  en  pleurant,  les 
progrès  de  ce  travail,  et  chaque  pierre  qu'on  arrachait  me 
semblait  déchirer  mes  entrailles.  Je  les  fis  toutes  disséminer  au 
loin.  La  hache  continua  sur  les  arbres  ce  que  la  pioche  avait 
commencé  sur  les  pierres.  La  mine  acheva  ce  que  la  hache 
n'avait  pu  faire.  Tout  fut  bouleversé,  détruit,  anéanli;  j'aurais 
comblé  le  lit  de  la  rivière  si  je  l'avais  pu.  Les  habitants  ve- 
naient souvent  contempler  d'en  bas  les  effets  de  celle  fureur 
sauvage.  Ils  suivaient  du  regard,  avec  une  sorte  de  stupéfac- 
i  ion,  l'œuvre  d'extermination  qui  s'accomplissait  sur  ce  paisible 
théâtre  de  leurs  plaisirs ,  et  l'homme  désolé  qui  y  présidait. 

L'ironie  vint  les  dédommager.  Ne  voyanl  pas  tarir  la  source 
qui  coulait  de  mes  yeux,  ces  butors  m'avaient  surnommé 
M.  Jean  de  la  Fontaine.  C'était  un  sobriquet  qu'ils  croyaient 
avoir  inventé  pour  moi.  Malgré  l'intention  narquoise  qu'ils  y 
avaient  mise,  je  ne  sentais  aucune  irritation  à  le  leur  entendre 
prononcer.  J'en  éprouvais  même  quelque  soulagement  en  me 
rappelant  combien  l'homme  dont  c'avait  été  le  nom  était  de 
ceux  qui  ont  su  aimer.  Mon  imagination  se  berçait  dans  la  fa- 
ble des  deux  Pigeons  et  s'arrêtait  souvent  sur  ces  derniers  \evs 
si  doux,  si  amoureusement  tristes,  et  que  déparent  seulement 
quelques  fadeurs  pastorales  et  mythologiques  qui  sont  le  lieu 
commun  poétique  du  temps  : 


Amants,  heureux  amants,  voulez-vous  voyager? 

Que  ce  soit  aux  rives  prochaines. 
Soyez-vous  l'un  à  l'autre  un  monde  toujours  beau, 

Toujours  divers,  toujours  nouveau  : 
Tenez-vous  lieu  de  tout,  comptez  pour  rien  le  reste. 
J'ai  quelquefois  aimé;  je  n'aurais  pas  alors 

Contre  le  Louvre  et  ses  trésors  , 
Contre  le  firmameut  et  la  voûte  céleste 

Changé  les  bois,  changé  les  lieux, 
Honorés  par  les  pas,  éclairés  par  les  yeux 

De  l'aimable  et  jeune  bergère  , 

P«wr  qui,  sous  le  fils  de  Cythère, 


51  REVUE  DE  FAHlS. 

Je  servis  engagé  par  mes  premiers  serments. 
Hélas!  quand  reviendront  de  semblables  moments? 
Faut-il  que  tant  d'objets  si  doux  et  si  charmants 
Me  laissent  vivre  au  gré  de  mon  âme  inquiète? 
Ah  !  si  mon  cœur  encore  osait  se  renflammer  ! 
IS'e  senlirai-je  plus  de  charme  qui  m'arrête  ? 
Ai-je  passé  le  temps  d'aimer? 

—  Eh  bien  !  et  après  ?  dit  la  baronne  qui  avait  continué  d'é- 
couter ,  tandis  que  le  conleur  avait  cessé  de  parler. 

—  Après?  madame,  eh!  que  voudriez-vous  encore!  Tout 
n'est-il  pas  fini?  Ah  !  c'est  la  conclusion  qu'il  vous  faut  sans 
doute  ?  Mais  je  vous  ai  dit  que  cette  histoire  ne  concluait  pas. 

—  Au  fait,  répondit-elle,  cela  vaut  autant  qu'une  histoire 
qui  conclut  dès  la  première  page  et  qui  ne  finit  pas...  Mais 
pourtant,  ce  temps  d'aimer  dont  parle  La  Fontaine  se  trouva  - 
l-il  aussi  passé  pour  vous  ? 

—  Madame  !... 

Auguste  Bissière. 


ESQUISSES  MUSICALES. 


LE  VIOLON. 


Les  instruments  sont  l'écho  de  la  voix ,  de  même  que  la  voix 
est  un  écho  de  l'âme  et  une  émanation  de  Dieu.  Quand  l'homme 
chanta  .  il  fit  une  chose  naturelle  ;  il  mit  tout  simplement  en  jeu 
des  ressorts  dont  son  organisation  physique  était  douée,  afin 
d'exprimer  les  sentiments  qui  l'agitaient.  Quand  l'homme  in- 
venta des  instruments,  il  ne  fit  qu'obéir  aux  lois  de  l'analogie, 
qui  l'invitaient  à  modeler  sur  lui-même  des  effets  semblables 
ou  dérivés.  Sans  doute  il  imita  aussi  la  nature  qui  l'entourait . 
il  écouta  pour  les  recueillir  tous  les  sons  qui  bruissaient  à  ses- 
oreilles  ,  il  surprit  aux  oiseaux  leur  ramage,  aux  ondes  leur 
murmure,  aux  forêts  leur  sourd  gémissement;  mais,  suivant 
toute  apparence,  l'homme  dut  s'écouter  d'abord  lui-même, 
comme  le  plus  noble  de  tous  les  échos.  S'il  est  vrai  que  l'in- 
vention de  la  flûte  soit  due  à  l'exemple  du  vent  sifflant  dans  les 
roseaux,  très-certainement  la  première  corde  qui  vibra  sur  le 
bois  sonore,  répondit  par  une  affinité  sympathique  à  l'accent 
de  la  voix  humaine. 

L'origine  première  du  violon  est  restée  jusqu'à  ce  jour  fort 
incertaine  et  comme  enveloppée  d'un  voile  mystérieux.  Pour 
parler  le  langage  vulgaire  ,  nous  dirons  qu'elle  se  perd  dans  la 
nuit  des  temps.  Surtout  depuifl  que   le  violon  s'est  élevé  au 


58  R1VUE  DE  PARIS. 

rang  d'une  véritable  puissance ,  depuis  qu'il  s'est  constitué  une 
sorte  de  royauté,  on  a  prétendu  lui  créer  une  généalogie  tout 
à  fait  illustre.  La  sagacité  de  la  science,  non  moins  que  l'ima- 
gination des  artistes  ,  s'est  lancée  à  son  encontre  dans  le  champ 
des  conjectures  les  plus  merveilleuses.  Pour  lui  trouver  des  ti- 
tres, l'histoire  et  la  fabie  ont  été  mises  à  contribution;  sur  la 
foi  de  quelques  monuments  antiques .  on  l'a  prêté  en  attribut 
aux  dieux  et  aux  personnages  les  plus  honorés  de  l'ancienne 
mythologie.  Sur  plusieurs  médailles  et  pierres  gravées,  on  voit 
représentés,  en  effet,  Apollon,  Amphion et  Orphée  jouantd'une 
espèce  de  viole  ou  violon  à  cinq  cordes  avec  un  archet  sembla- 
ble au  nôtre,  et  tout  à  fait  différent  du  plectrum  des  anciens. 
Mais  ces  monuments  offrent-ils  un  cachet  d'authenticité  bien 
irrécusable?  Ne  seraient-ils  point  plutôt  apocryphes  et  imagi- 
nés sans  doute  par  quelque  défenseur  excessif  et  jaloux  de  la 
gloire  d'un  instrument  aimé  ? 

Selon  toute  vraisemblance  ,  le  violon  n'a  pas  été  autre  chose, 
en  principe,  que  la  lyre  des  anciens,  perfectionnée  depuis  par 
les  modernes.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  saurait  refuser  à  cet 
instrument  quelque  chose  de  divin  ,  et  il  paraît  hors  de  doute 
qu'il  ait  été  en  possession,  même  sous  sa  forme  la  moins  par- 
lante, du  culte  le  plus  éclatant  et  le  plus  assidu  parmi  les  hom- 
mes. Sa  structure  simple,  ingénieuse,  commode,  aussi  bien 
que  la  puissance  de  ses  effets,  le  recommandaient  sans  peine  à 
l'attention  des  virtuoses  de  tous  les  pays  et  de  toutes  les  épo- 
ques. Les  transformations  mêmes  qu'il  a  subies  dénotent  la  fé- 
condité de  sa  nature  et  la  variété  de  ses  ressources.  L'universa- 
lité de  sa  pratique  dit  assez  l'excellence  de  son  organisme. 

En  France,  le  plus  ancien  violon  connu  apparaît  environ 
vers  le  ixe  ou  Xe  siècle,  sous  la  forme  rustique  du  rebec,  lequel 
était  armé  de  trois  cordes  seulement,  ré,  la  ,  >m,  et  se  mettait 
enjeu  au  moyen  d'un  petit  archet.  Ainsi  taillé  dans  son  vête- 
ment primitif,  le  rebec  n'avait  point  un  air  fort  brillant ,  en 
vérité  ;  il  ressemblait  quelque  peu  à  un  battoir  échancré  par  les 
quatre  angles  ;  mais ,  malgré  celte  chétive  apparence  ,  l'agreste 
violon  de  nos  bons  aïeux  n'était  point  pour  cela  sans  mérite  ;  il 
faisait  aussi  bien  l'honneur  et  la  joie  d'une  corporation  de  ci- 
toyens ;  on  le  voit  donner  naissance  à  une  institution  célèbre, 
et  h   suprématie  de  son  aille  créer  une  monarchie  d'espèce 


REVUE  DE  PARI;?.  09 

nouvelle.  C'est  lui  qui  arme  la  main  des  ménétriers  et  sacre  le 
roi  des  violons.  Le  rebec  eut  alors  une  importance  qu'il  ne  faut 
point  dédaigner,  car  il  excita  la  bonne  humeur  du  peuple, 
endormit  ses  peines,  et  fut  le  boule-en-train  de  ses  plai- 
sirs. 

Sous  le  nom  de  viole  d'amour,  il  est  au  moyen  âge  l'instru- 
ment favori  des  troubadours  et  des  ménestrels.  Il  les  suit  daus 
leurs  pèlerinages  amoureux  de  châteaux  en  châteaux,  accom- 
pagne la  langoureuse  romance  ou  la  poésie  chevaleresque,  et 
touche  le  cœur  des  nobles  châtelaines. 

A  la  renaissance  des  arts ,  les  différentes  espèces  de  violes 
ont  mis  pied  dans  l'orchestre,  où  elles  se  montrent  seules  jusque 
vers  le  milieu  du  xvie  siècle.  Un  beau  jour  ,  sous  le  règne  de 
François  Ier,  ce  magnifique  prolecteur  des  poètes  et  des  artis- 
tes, arrive  des  montagnes  du  Tyrol  Italien  le  célèbre  luthier 
Ihiiffoprugcar.  Établi  en  France,  il  se  met  à  faire  des  violes 
avec  une  rare  habileté,  et  en  lègue  la  tradition  à  ses  élèves 
Perra,  Mazzino,  Coppael  Amati.  Employée  à  peu  près  à  celle 
époque  sous  une  plus  petite  dimension  ,  la  viole  reçoit  alors  le 
nom  de  violino  ou  violon  alla  francese  ;  désignation  carac- 
téristique qu'on  peut  voir  apparaître  sur  le  papier  jauni  des 
vieilles  partitions,  el  qui  déjà  prend  date  dans  l'orchestre 
d'Or/eo  par  Claude  Monleverde. 

Long-lemps  le  violon  s'est  occupé  de  résoudre  le  problème 
délicat  de  sa  perfection.  Il  a  peu  à  peu  dégrossi  ,  poli  et  diver- 
sement modifié  sa  première  ébauche;  il  a  passé  pour  ainsi  dire 
à  travers  la  filière  des  rudiments  successifs  ;  il  a  eu  tout  loisir 
pour  s'accroître,  s'embellir  ,  se  compléter.  Mais  enfin  le  voici 
en  pleine  émancipation.  Ses  essais  et  ses  tàlonnemenls  ont  pris 
un  terme.  En  ajoutant  une  quatrième  corde  aux  trois  premiè- 
res, le  violon  a  étendu  et  circonscrit  tout  à  la  fois  son  champ 
déjà  si  vaste.  C'est  un  monde  nouveau  dont  il  a  fait  la  craquelé 
et  dans  lequel  il  se  tiendra  renfermé  désormais  ,  parce  que  le 
cadre  en  suffit  à  tous  ses  mouvements.  Encore  un  peu ,  el  il  ne 
laissera  plus  rien  à  souhaiter  aux  plus  difficiles.  La  famille  des 
Amati  travaillera  vaillamment  pendant  plusieurs  générations  à 
en  améliorer  la  faclure.  Façonné  par  des  mains  si  habiles,  le 
violon  s'amollit  jusqu'aux  accents  les  plus  doux  et  les  plus 
suaves;  Steiner  el  Guarneri  l'enrichissent  à  leur  lourde  quel- 


40  REVUE  DE  PARIS. 

ques  mérites  précieux;  enfin  Stradivarius,  lui  soufflant  la  sono- 
rité et  l'éclat,  le  dotera  de  ses  plus  belles  et  plus  énergiques 
facultés. 

Maintenant  sa  limite  est  fixée ,  sa  forme  paraît  définitive.  On 
pourra  ,il  est  vrai .  à  diverses  époques,  changer  quelque  chose 
aux  proportions  intérieures  du  violon;  on  essayera  quelques 
modifications  légères  nécessitées  par  l'élévation  du  diapason,  le 
renversement  et  la  longueur  du  manche,  la  grosseur  différente 
des  cordes,  à  mesure  que  l'exécution  prendra  de  plus  grands 
développements.  Tour  à  tour  on  a  imaginé  de  construire  des 
violons  à  voûte  élevée  et  à  voûte  surbaissée,  en  forme  de  gui- 
tare et  de  sistre  ;  d'autres  bois  que  l'érable  ou  le  sapin  ont  été 
mis  en  œuvre  ;  les  cordes  sont  tantôt  de  métal  et  tantôt  de  soie  ; 
la  baguette  se  dresse  et  puis  se  courbe,  s'allonge  ou  se  rac- 
courcit ;  les  uns  sont  dépossédés  de  leuràme,  les  autres  ne 
s'appuient  plus  sur  leur  barre.  En  un  mot,  les  éléments  du 
violon  se  compliquent  et  se  réduisent  suivant  les  raffinements 
de  l'industrie  ou  même  selon  le  caprice  individuel;  mais  sa 
structure  d'ensemble  ne  saurait  plus  être  changée.  Sa  perfec- 
tion essentielle  date  irrévocablement  du  règne  de  Charles  IX: 
elle  lui  a  été  conquise  par  le  célèbre  facteur  de  Crémone  ,  qui 
nous  en  a  laissé  les  patrons  modèles. 

En  poursuivant  les  traces  historiques  du  violon,  on  observe 
qu'aussitôt  son  dernier  perfectionnement  acquis  il  s'élève  à 
toute  l'importance  du  rôlequi  lui  appartient.  II  pénètre  partout, 
et  partout  on  l'accueille  avec  une  faveur  empressée;  son  em- 
pire ,  devenu  souverain,  semble  ne  connaître  plus  de  bornes. 
Après  avoir  contribué,  ainsi  que  nous  l'avons  vu ,  à  l'amusement 
du  peuple ,  le  voici  à  présent  qui  va  défrayer  le  plaisir  des  rois. 
Une  fois  à  la  cour .  il  s'y  maintiendra  par  son  charme  autant 
que  par  sa  noblesse,  et  le  comble  de  sa  gloire  aristocratique 
sera  d'assister  au  lever  du  grand  monarque. 

Entre  les  mains  de  Lulli,  il  aide  à  la  réforme  musicale,  dont  il 
devient  l'adepte  indispensable,  et  dont  il  se  fait  l'agent  le  plus  ac- 
tif. Il  prend  dès  lors  ,  dans  l'instrumentation,  la  première  et  la 
plus  belle  place,  que  nul  rival  ne  lui  disputera  jamais.  A  dater 
de  cette  époque,  il  n'y  aura  point  de  révolution  dans  l'orches- 
tre dont  le  violon  n'ait  l'initiative:  toujours  il  se  maintient  à 
l'unisson  de  chaque  progrès  qui  s'accomplit,  et  s'il  ne  le  de- 


REVUE  DE  PARIS.  41 

vance ,  il   marche  du  moins   à  sa  suite  avec   une  ardeur,  une 
fidélité  sans  égales. 

Au  temps  des  naïves  et  simples  mélodies  de  Carissimi  et  de 
Pergolèse ,  c'est  lui  qui  double  le  plus  souvent  et  avec  le  plus 
de  succès  la  partie  vocale  ;  il  est  le  seul  profane  appui  des  ora- 
torios de  Jomelli  et  de  Léo.  Un  peu  plus  lard,  alors  que  l'accom- 
pagnement du  chant  commence  à  se  séparer  de  la  partie  prin- 
cipale et  revêt  une  forme  particulière,  c'est  encore  le  violon 
qui,  par  la  variété  de  ses  effets  et  le  naturel  brillant  de  ses  sons, 
oppose  les  plus  piquants  contrastes  aux  canlilènesou  aux  réci- 
tatifs. 11  soutient  essentiellement  le  discours  musical ,  et  si  pour 
varier  les  effets  il  cède  un  instant  l'empire  de  l'harmonie  aux 
instruments  à  vent,  c'est  pour  reparaître  bientôt  dans  toute  sa 
prééminence  et  tout  son  éclat.  Vienne  ensuite  Gluck,  avec  ses 
situations  si  dramatiques  et  la  vigoureuse  expression  qu'il  sait 
donner  aux  sentiments  :  le  violon  enflera  sa  voix  dans  la  même 
mesure,  agrandira  les  proportions  de  son  jeu,  et  saura  donner 
aux  pathétiques  accents  des  héros  du  chantre  ftArmide  les 
plus  nobles  comme  les  plus  énergiques  réponses. 

Enfin,  le  développement  des  formes  de  l'opéra  bouffe  par 
Galuppi ,  réalisant  un  progrès  nouveau  ,  jette  bientôt  l'intérêt 
principal  dans  l'orchestre ,  et  cette  création  se  perfectionne  en- 
core dans  les  mains  de  Paësiello  et  de  Cimarosa ,  pour  devenir 
le  plus  riche  patrimoine  de  Mozart  et  de  Rossini.  qui  achèvent 
de  faire  du  piédestal  une  grandiose  et  admirable  statue.  Alors 
le  violon,  sous  le  souffle  puissant  de  ces  maîtres  ,  développe  à 
l'infini  ses  formes  mélodiques  et  harmoniques  toujours  abon- 
dmtes  et  neuves  ;  il  trône  véritablement  dans  l'orchestre,  où 
on  l'entend  si  fort  élever  la  voix;  souvent  même  il  va  jusqu'à 
empiéter  sur  le  domaine  de  la  scène ,  dont  il  réussit  à  distraire 
l'intérêt.  Il  seconde  d'une  merveilleuse  façon  le  génie  tendre  et 
suave  de  Mozart  et  la  luxuriante  imagination  de  Rossini.  En- 
tendez-le tour  à  tour  rire,  s'ébattre,  gronder  ou  soupirer,  dans 
celle  haute  région  où  nul  de  ses  rivaux  ne  peut  l'atteindre,  et 
d'où  il  domine  si  magnifiquement  la  sensation. 

Cependant  le  drame  lyrique,  ce  concert  universel  où  tant  de 
voix  différentes  se  partagent  l'empire  et  sollicitent  en  même 
temps  l'attention  ,  ne  saurait  suffire  à  celui  qui,  par  droit  de 
puissance,   prétend  régner  en   souverain  absolu.  Une  autre 


i-2  RLNLE  DE  i'ARI>. 

arène,  à  la  fois  plus  spacieuse  et  plus  concentrée,  va  s'ouvrir  à 
la  vaillante  ardeur  de  l'instrument  généreux.  La  symphonie, 
cette  création  de  Haydn  si  diversement  développée  par  Mozail 
et  Beethoven  .  cette  émancipation  instrumentale  si  décisive .  et 
qui  deviendra  si  féconde,  en  livrant  l'orchestre  à  ses  propres 
forces,  en  lui  faisant  tout  dire  et  tout  exprimer,  en  mettan:  , 
en  un  mot.  le  drame  dans  chaque  instrument .  la  symphonie 
accroîtra  singulièrement  l'importance  du  violon;  elle  lui  don- 
nera, entre  autres,  un  rôle  principal,  exclusif,  plus  en  rapport 
avec  ses  vraies  tendances  et  plus  digne  de  sa  noble  nature.  En 
effet,  soit  qu'il  commande  aux  mains  du  chef  d'orchestre,  soit 
qu'il  marche  à  l'avanl-garde  sur  deux  lignes  compactes  et  étroi- 
tement unies,  c'est  lui  qui  guide  les  masses  harmoniques,  qui 
monte  à  l'assaut  des  mélodies  les  plus  escarpées,  qui  anime  de 
son  feu  toute  la  masse  instrumentale,  rallie  les  dissidents,  for- 
tifie les  faibles,  et  encourage  chacun  par  l'initiative  de  ses  at- 
taques. Il  peut  plus  ou  moins  réduire  ou  multiplier  ses  éléments 
numériques;  l'effet  est  presque  toujours  sûr,  sans  que  jamais 
il  produise  le  vide  ou  fasse  naître  la  confusion.  Dans  le  canevas 
harmonique,  le  violon  est  comme  la  trame  forte  et  serrée  sur 
laquelle  les  autres  instruments  ne  font  de  temps  à  autre  qu'at- 
tacher quelques  fils  d'or,  que  semer  çà  et  là  quelques  fleurs  et 
quelques  broderies.  Pour  mieux  dire,  il  forme  la  base  immuable 
et  constante  sur  laquelle  l'édifice  tout  entier  repose. 

Vient  ensuite  le  quatuor,  ce  diminuîif  de  la  symphonie,  ce 
tableau  en  miniature  ,  où  la  pensée  du  maître  apparaît  avec 
plus  de  simplicité  et  de  clarté,  affranchie  qu'elle  est  des  rem- 
plissages bruyants  d'une  masse  instrumentale  complète.  En  res- 
serrant les  mille  voix  éparses  de  l'orchestre  dans  un  cadre  plus 
étroit  et  plus  homogène,  en  les  condensant  dans  leur  expres- 
sion la  plus  essentielle  et  la  plus  unitaire  ,  le  quatuor  satisfera 
mieux  encore  aux  exigences  superbes  du  roi  des  instruments. 
Sans  sortir  du  cercle  intime  de  sa  famille,  sans  qu'il  ait  besoin 
de  contracter  aucune  alliance  étrangère  ,  le  violon  prendra 
néanmoins  un  plus  libre  et  plus  hardi  essor. 

Toutefois  ,  c'est  dans  un  autre  genre  de  compositions ,  créé 
déjà  et  tant  perfectionné  depuis,  que  le  violon  devait  réaliser 
enfin  ses  suprêmes  ambitions,  et  comme  déployer  toutes  ses  au- 
daces. Fondement  essentiel  de  l'orchestre  ,  la  nature  du  violon 


RKVl.'K  Dfi   PARIS.  i" 

Ta  fait  surtout  roi  dans  les  concerts.  C'est  là  qu'il  porte  le  plus 
fièrement  le  sceptre,  et  qu'il  seconde  le  mieux  tous  les  élans  du 
génie.  La  sonate  et  le  concerto,  tels  sont  les  deux  champs-clos 
nouveaux  dans  lesquels  il  se  complaît  et  joute  à  loisir.  Une  fois 
en  possession  de  ce  dernier  terrain  ,  il  s'y  montre  sans  réserve, 
dans  tout  le  luxe  coquet  de  ses  formes  et  dans  U  nie  l'élasticité 
prestigieuse  de  ses  allures.  La  sonate,  composition  modèle  créée 
par  Corelli  en  1700.  fit  briller  la  première  un  charme  de  mélo- 
die, une  régularité  de  facture,  une  pureté  de  style  inconnus 
auparavant.  Jusque-ià  ,  le  violon  s'était  borné  à  peu  près  à 
l'émission  de  sons  inarticulés  plus  ou  moins  brillants  ou  har- 
monieux :  Corelli  le  délivra,  en  quelque  sorte,  àts  lie;is  de  l'en- 
fance: il  lui  apprit  à  parler,  et  lui  donna  ainsi  le  pouvoir,  non- 
seulement  de  se  faire  entendre  seul  avec  plus  d'éclat,  mais 
encore  de  servir  bientôt  de  principal  interprète  aux  chefs- 
d'œuvre  de  l'harmonie  instrumentale. 

Puis,  à  chaque  maître  qui  surgit ,  le  violon  acquiert  une  fa- 
culté nouvelle,  se  décore  d'une  nouvelle  grâce,  sépare  de 
quelque  attrait  inconnu.  Tartini  ,  qui  vient  d'accomplir  une 
double  révolution  théorique  et  pratique,  lui  apprend  le  secret 
des  chants  nobles  et  expressifs,  des  traits  savants  et  naturels 
dessinés  sur  une  harmonie  mélodieuse,  des  motifs  enchaînés 
avec  art,  de  ces  mélodies  pleines  de  sens  auxquelles  la  parole 
semble  manquer  à  peine.  Gaviniès.  talent  pur  autant  qu'aimable 
et  suave ,  lui  transmet  le  sentiment  et  la  grâce  ;  il  excelle  sur- 
tout dans  Yadagio,  et  l'on  dirait  que  le  violon  soupire  entre 
ses  doigts.  Pugnnni  l'empreint  dun  caractère  grandiose  et  plein 
d'élévation.  Un  peu  plus  lard,  le  voici  qui  se  déploie  dans  le 
concerto  de  Viotti  avec  une  originalité  féconde,  une  hardiesse 
heureuse,  et  une  fougue  sublime  tempérée  par  un  goiV  noble  et 
pur.  11  faut  applaudir  à  ces  beaux  motifs ,  qui  dès  le  iébut  ré- 
vèlent le  génie,  à  cette  heuivuse  progression  du  sentiment ,  à 
ces  développements  pleins  d'effet  d'une  pensée  unique,  Dans 
l'exécution,  quelle  énergie  et  quelle  grâce,  que  de  largeur  et  de 
vivacité  ! 

Un  jour  il  arrive  ceci  de  particulièrement  heureux,  que  le 
violon  rencontre  à  la  fois  autant  d'interprètes  qu' il  lui  en  faut 
pour  chacune  de  ses  aptitudes  si  diverses,  et  un  artiste  privi- 
légié qui  les  emnrnss  •  pi  les  concili»;  loule  un  iudividua- 


44  REVUE  DE  PARIS. 

lité  d'élite.  A  quoi  bon  parler  du  jeu  élégant  et  sage  de  Libon  , 
de  la  franchise  et  de  la  solidité  du  talent  de  Kreutzer,  du  bril- 
lant et  du  fini  de  Rode,  de  la  fougue  et  de  la  verve  de  Boucher, 
de  la  science  d'Habeneck,  de  la  perfection  délicate  de  Lafonl? 
Ces  qualités  si  différentes  ,  réparties  sur  tant  de  grands  artis- 
tes,  M.  Bailiot  semble  les  posséder  à  lui  seul.  Par  l'effet  d'une 
rare  intuition,  il  a  été  donné  à  M.  Bailiot ,  ainsi  qu'au  grand 
prêtre  du  temple,  d'être  initié  à  tous  les  secrets  de  son  art,  d'en 
percer  tous  les  voiles,  d'en  pénétrer  tous  les  replis,  d'en  éclai- 
rer tous  les  demi-jours,  et  comme  de  franchir  les  degrés  les  plus 
mystérieux  du  sanctuaire. 

Mu  par  l'inspiration  savante  et  la  sensibilité  profonde  de 
Bailiot,  le  violon  marche  sans  entraves ,  et  rien  de  ce  qui  lient 
de  son  domaine  ne  saurait  échapper  à  sa  pénétrante  investiga- 
tion. Le  génie  n'a  point  de  sens  si  profond  ou  d'interprétation 
si  subtile  que  l'archet  de  M.  Bailiot  ne  puisse  surprendre  et 
mellre  en  lumière;  les  anciennes  écoles,  point  de  singularités 
ou  de  finesses  d'un  style  perdu  qu'il  ne  fasse  revivre;  le  méca- 
nisme, point  d'effets,  tels  nuancés  et  variés  qu'ils  soient,  qu'il 
ne  parvienne  à  rendre.  Qu'il  lutte  avec  Haydn  ou  Boccherini , 
avec  Beethoven  ou  Mozart,  qu'il  exhume  la  Romanesca  ou  telle 
autre  composition  de  caractère,  M.  Bailiot  se  montre  le  traduc- 
teur non  moins  savant  que  fidèle  du  siècle,  du  pays,  de  l'œuvre 
spéciale  qu'il  s'attache  à  reproduire.  L'inspiration  religieuse  et 
l'inspiration  dramatique,  la  musique  de  concert  et  la  musique 
de  salon  ,  la  phrase  harmonique  aussi  bien  que  la  cantilène,  lui 
appartiennent  également  par  droit  de  complète  assimilation.  Il 
n'est  pas  même  jusqu'aux  frivoles  jeux  de  la  danse  qui,  en  pre- 
nant sous  la  main  distraite  qui  s'égare  jusqu'à  eux  une  impor- 
tance passagère,  ne  révèlent  tout  à  la  fois  et  la  souplesse  de 
l'instrument  et  l'habileté  du  virtuose. 

Même  quand  l'oiseau  marche ,  on  sent  qu'il  a  des  ailes. 

Les  ailes  de  M.  Bailiot  ne  le  transportent  pas  seulement  à  tra- 
vers les  dédales  sinueux  de  la  difficulté,  elles  le  font  planer  en- 
core dans  une  région  supérieure  où  le  talent  semble  n'avoir 
presque  plus  rien  d'humain. 


REVUE  DE  PARIS.  45 

Il  était  permis  de  croire  que,  parvenu  à  ce  degré  de  supério- 
rité, le  violon  avait  atteint  la  limite  dernière  de  son  plus  grand 
développement.  Toutefois ,  il  appartenait  à  ces  derniers  temps 
de  nous  révéler  un  homme-prodige  qui,  s'il  n'a  point  ajouté 
précisément  au  domaine  réel  et  positif  de  l'instrumentation,  en 
a  du  moins  parcouru  le  champ  si  labouré  jusqu'à  ce  jour  d'une 
façon  tout  à  fait  neuve  et  hardie;  qui,  s'il  n'a  rien  changé  d'es- 
sentiel au  fond,  a  semblé  tout  vouloir  remettre  en  question 
pour  les  formes,  les  procédés,  le  style  et  les  effets.  Paganini  ap- 
parut tout  à  coup  comme  un  nouveau  sphinx  ,  proposant  les 
énigmes  les  plus  étranges,  les  plus  bizarres,  les  plus  inatten- 
dues qui  aient  jamais  été  adressées  à  la  curiosité  publique.  Cet 
artiste  extraordinaire  évoqua  des  entrailles  du  violon  des  sons 
inouis  et  qui  paraissaient  appartenir  au  monde  fantastique  de 
l'imaginaire  et  de  l'idéal  bien  plus  qu'à  l'ordre  des  effets  natu- 
rels et  des  combinaisons  humaines,  frayant  ainsi  au  violon  des 
routes  inconnues,  des  voies  insolites  et  plus  aériennes,  comme 
pour  dévoiler  dans  ses  perspectives  les  plus  lointaines  l'horizon 
infini  de  l'art.  Il  fit  surtout  du  mécanisme  une  sorte  d'agent 
électro-magnétique,  au  moyen  duquel  la  sensation  était  mise 
en  jeu  d'une  façon  tout  à  fait  inusitée.  Il  se  posa  le  champion 
d'un  élément  non  pas  absolument  nouveau,  car  il  était  renou- 
velé d'un  artiste  du  xvine  siècle ,  de  Locatelli ,  mais  du  moins 
compliqué  ,  fortifié  par  lui,  c'est-à-dire  la  difficulté  pour  elle- 
même  ,  la  difficulté  toute  pure  ,  matérielle,  mécanique  ,  exté- 
rieure, unissant  ainsi  parfois  l'idéalisme  le  plus  élevé,  la  rê- 
verie la  plus  abstraite ,  au  sensualisme  le  plus  trivial  et  le  plus 
osé.  En  un  mot ,  il  réalisa  à  quelques  égards ,  dans  la  musique , 
ce  que  les  romantiques  avaient  pratiqué  quelques  années  aupa- 
ravant en  littérature.  Mais  ce  que  nul  artiste  antérieur  n'avait 
pu  imaginer,  c'est  ce  cachet  tout  personnel  et  si  profondément 
original  dont  les  plus  dérisoires  excentricités  de  Paganini  se  sont 
montrées  revêtues.  Là  même  où  le  virtuose  génois  ne  fait  que 
modifier  en  apparence,  il  invente  encore.  Celte  fois  la  pizzicato 
plus  nerveux  pétille  d'un  jet  éblouissant  comme  une  fusée  d'é- 
tincelles ,  l'arpège  aux  notes  pleines  de  rondeur  exécute  des 
évolutions  d'une  rapidité  sans  égale,  le  trille  cadence  sur  plu- 
sieurs chaînes  simultanées  et  continues,  les  sons  harmoniques 
sont  doublés  dans  leur  fantastique  effet ,  les  accorUatiirrs  se 

4. 


4G  REVUE  DE  PARES. 

multiplient;  enfin  la  quatrième  corde  entonnant  la  prière  de 
Moïse,  gémit  avec  un  accent  plus  pathétiquement  varié,  et  mo- 
dule avec  une  indépendance  plus  que  jamais  superbe.  —  Ce  qui 
appartient  tout  à  fait  en  propre  à  Paganini,  ce  qui  procède  uni- 
quement de  lui  seul  et  ne  relève  d'aucune  tradition  ,  c'est  son 
âme  et  son  génie,  c'est  celte  identification  de  l'homme  avec  l'in- 
strument, qui  a  fait  de  ce  dernier  le  complément  naturel ,  l'élo- 
quente expression,  et  comme  l'organe  nécessaire  de  l'autre. 

Depuis  ce  long  silence  qui  a  précédé  la  mort  récente  de  Pa- 
ganini, la  royauté  du  violon  est  passée  aux  mains  de  ses  nom- 
breux et  plus  ou  moins  légitimes  héritiers,  sortes  de  généraux 
d'Alexandre  qui  se  sont  partagé  l'empire  ,  et  dont  chacun  a  dé- 
robé un  lambeau  de  la  pourpre  ou  détaché  un  fleuron  de  la 
couronne  du  maître.  Chacun  a  eu  son  legs  particulier  qu'il  ho- 
nore de  son  mieux,  sa  part  d'héritage  qu'il  cultive  tant  avec  ses 
propres  forces  qu'avec  ses  souvenirs.  Si  les  qualités  du  chef  se 
sont  affaiblies  en  se  transmettant,  en  revanche  elles  ont  germé 
sur  bien  des  points  divers,  s'acclimatant  peu  à  peu,  et  elles 
poussent  maintenant  çà  et  là  des  jets  nombreux  qui  semblent 
n'avoir  presque  plus  rien  de  leur  origine  exotique  ni  de  leur 
goût  bizarre.  Si  le  génie  de  l'artiste  est  éteint  pour  jamais,  si 
son  âme  n'anime  plus  d'un  souffle  surhumain  l'instrument 
glorieux  ,  du  moins  la  plupart  de  ses  précieuses  conquêtes  ont 
été  recueillies  avec  soin  et  sont  religieusement  gardées.  Il  n'en 
est  pour  ainsi  dire  aucune  dont  on  ne  puisse  saisir  quelque  part 
la  trace  évidente  et  la  filiation  directe.  De  son  côté  ,  la  belle 
école  française  .  si  pure,  si  correcte  ,  si  limpide  ,  si  pleine  de 
dextérité,  de  grâce  et  de  finesse,  se  montre  féconde  en  heureux 
disciples.  L'Allemagne,  douée  plus  particulièrement  d'un  génie 
musical  fortement  nourri,  et  d'une  faculté  d'expression  saisis- 
sante, ne  continue  pas  moins  à  faire  secte.  Spohr,  Meyseder, 
Lipinski.  Vieux-Temps,  Robreclil,  deBeriot,  Ernsl,  Hauman  , 
Arlot,  Ole-Bail,  tels  sont  les  maîtres  principaux  qui ,  en  des 
camps  divers,  perpétuent  de  nos  jours  la  gloire  du  violon,  les 
uns  avec  un  culte  vieilli  et  déjà  faiblissant,  les  autres  avec  une 
ardeur  toute  nouvelle  et  une  audace  rajeunie. 

Maintenant  que  faut-il  de  plus  au  violon?  Il  a  tout  pouvoir 
comme  il  a  tout  désir  et  toute  volonté.  Il  est  à  la  fois  le  plus 
simple  et  le  plus  efficace  moyen  d'exécution,  l'instrument  le 


REVIT.  DE  PARIS.  47 

plus  réfractaire  et  pourtant  le  plus  universel.  Rien  ne  saurait 
s'accomplir  dans  le  domaine  musical  sans  son  aide  et  sans  sa 
permission;  il  peut  n'obéir  à  personne,  et  chacun  est  tenu  de 
reconnaître  sa  loi.  Le  génie  lui  confie  par  préférence  ses  secrets 
les  plus  chers  ;  plusieurs  générations  de  virtuoses  célèbres  Pont 
bercé  à  loisir  dans  leurs  mains  savantes,  et  la  foule  même  de 
ses  vulgaires  adeptes  lui  rend  encore  hommage  par  ses  faibles 
mais  respectueux  efforts.  Partout  où  il  se  présente,  il  est  le 
chef  et  maître  par  excellence,  le  dominateur  sans  égal.  H  sait 
plaire  aux  moins  faciles,  de  même  qu'ii  force  l'admiration  des 
plus  indifférents.  Jamais  l'oreille  ne  se  lasse  de  l'entendre  ni 
de  l'écouler. 

Quelle  richesse  d'organisation  !  quelle  heureuse  diversité 
d'effets  et  de  caractères  !  Possédant  quatre  octaves  et  demie  , 
plus  de  trente-deux  notes  du  grave  à  l'aigu  ,  le  violon  se  prête 
à  toutes  les  exigences  du  chant  et  des  modulations  les  plus  va- 
riées. Si  on  lui  joint  la  viole ,  le  violoncelle  et  la  contre-basse , 
membres  d'une  même  familie  dont  il  est  la  souche,  et  donnant 
des  sons  homogènes  à  des  diapasons  différents,  le  violon  pourra 
embrasser  toute  l'étendue  de  l'échelle  mélodique  .  environ  six 
octaves.  Doué  d'agililé  non  moins  que  d'étendue  ,  il  fourni; 
entre  tous  les  instruments  la  plus  longue  carrière  avec  la 
moindre  fatigue,  allant  toujours  sans  perdre  haleine,  franchis- 
sant au  vol  les  obstacles  et  les  précipices  semés  sur  sa  roule 
avec  une  aisance  sans  pareille.  Apte  à  faire  entendre  plusieurs 
sons  à  la  fois  comme  une  sorte  de  concert,  le  violon  possède, 
ainsi  que  le  piano  ,  les  éléments  et  les  lois  secrètes  de  l'harmo- 
nie ;  mais  il  a  de  plus  sur  ce  dernier  l'avantage  de  prolonger 
longtemps  les  vibrations,  de  manière  a  agir  avec  plus  de  forci' 
et  de  continuité.  Il  réunit  aussi  le  charme  de  la  mélodie  à  la  puis- 
sance des  accords.  Toute  cautilène  lui  appartient,  toute  har- 
monie est  de  son  domaine.  Son  timbre ,  le  plus  riche  et  te  plus 
beau,  joint  la  force  à  la  douceur,  la  suavité  à  l'éclat,  la  gravite 
à  la  finesse,  la  délicatesse  à  la  grandeur.  Il  a  tant  de  variété 
qu'il  peut  fournir  successivement  le  caractère  champêtre  du 
hautbois,  la  douceur  pénétrante  de  la  llùle,  le  son  noble  et  tou- 
chant du  coi-,  l'éclat  belliqueux  de  la  trompette,  le  vayue  fan- 
tastique de  Vhannonica,  les  notes  perlées  du  clavecin,  enfin  la 
gravité  harmonieuse  de  l'orgue.  Quatre  cordes  suffisent  A  '<"<* 


48  REVUE  DE  PARIS. 

ces  prestiges  si  divers.  Moteur  de  cette  lyre  des  temps  moder- 
nes, l'archet  l'anime  de  son  souffle  plein  d'ardeur  et  lui  donne 
l'impulsion  magique. 

Mais,  ce  qui  assure  véritablement  au  violon  une  prééminence 
incontestable,  c'est  le  singulier  empire  qu'il  exerce  sur  l'âme  , 
c'est  sa  faculté  d'expression  dans  i'ordre  moral.  ?sul  mieux  que 
lui  ne  sait  rendre  les  accents  de  la  passion,  et  ne  peint  les  sen- 
timents avec  plus  d'énergie  et  de  noblesse  tout  à  la  fois.  Initié 
par  de  continuelles  et  vives  étreintes  à  tous  les  mystères,  à  tous 
les  mouvements  du  cœur,  il  respire,  il  sent,  il  palpite  avec  lui, 
il  en  suit  pour  ainsi  dire  les  oscillations  contradictoires.  Sou- 
ple,  docile  et  essentiellement  sympathique,  il  obéit  à  tous  les 
élans  intérieurs ,  il  répète  tous  les  échos  qu'une  voix  secrète  lui 
dicte,  et  revêt  aussi,  comme  un  Protée,  mille  formes  chan- 
geantes sous  la  main  qui  lui  commande  et  le  caresse.  Selon 
qu'on  l'interroge,  sa  réponse  est  tour  à  tour  triste  ou  gaie,  fa- 
milière ou  sublime.  Quand  c'est  le  génie  qui  l'inspire,  le  violon 
n'est  plus  alors  un  simple  instrument  composé  d'éléments  gros- 
siers et  de  parties  matérielles,  propre  à  atteindre  certains  ef- 
fets mécaniques,  à  produire  certaines  sensations  bornées;  c'est 
un  être  complet,  indivisible,  âme  et  corps,  pensée  et  expression, 
qui  a  reçu  la  vie  et  peut  à  son  tour  la  communiquer.  11  devient 
une  sorte  d'organe  merveilleux  et  infiniment  multiple  ,  propre 
à  tous  les  accents,  à  toutes  les  inflexions,  sachant  tous  les  lan- 
gages, pouvant  réciter  tous  les  discours,  et  arrivant  infaillible- 
ment, par  des  sentiers  inaperçus,  jusqu'à  l'âme  surprise  et  en- 
chantée. Tour  à  tour  il  parle,  rit.  pleure,  chante,  se  plaint, 
maudit  ou  supplie;  il  a  également  le  don  d'exciter  la  joie,  et 
de  sympathiser  avec  la  douleur.  D'autres  fois  il  nous  emporte 
sur  ses  ailes  légères  jusqu'à  des  hauteurs  idéales,  et  là  ,  nous 
berçant  enlacés  dans  les  mailles  intangibles  d'un  réseau  sonore, 
il  nous  fait  parcourir  suivant  son  gré  tout  le  domaine  de  la  rê- 
verie. 

Le  secret  de  la  toute-puissance  du  violon  réside  en  grande 
partie  dans  son  étroite  analogie  avec  la  voix  humaine,  cette 
source  insondable  et  mystérieuse  de  l'émotion.  Il  lutte  réelle- 
ment avec  elle  ,  l'imite  jusqu'à  l'illusion  ,  la  supplée  avec 
charme,  tout  au  moins  la  continue  dans  un  diapason  plus  élevé, 
et  dans  une  sorte  de  région  supplémentaire.  A  l'ouïr,  on  se 


REVUE  DE  PARIS.  49 

souvient  malgré  soi  du  conte  fantastique  d'Hoffmann  ,  et  de  ce 
merveilleux  Amati,  qui ,  sous  les  doigts  savants  de  maître  Cres- 
pel,  faisait  parler  avec  une  si  déchirante  expression  la  voix  de 
femme  qu'il  tenait  miraculeusement  enfermée.  Le  violon  a, 
ainsi  que  la  voix,  cetle  nature  moelleuse  et  veloutée  qui  nous 
caresse,  cet  accent  pénétrant  et  indicible  qui  nous  ravit,  et 
cette  faculté  intime  de  remuer  la  sensation  jusqu'au  fond  de 
nos  entrailles.  Il  en  a  les  gammes  vibrantes  et  les  légers  mur- 
mures pareils  à  ceux  des  harpes  éoliennes  ;  il  en  possède  les 
ressorts  flexibles  et  les  tremblements  amoureux,  les  effets  éten- 
dus et  les  contrastes  habilement  nuancés.  Pour  tout  dire  enfin, 
il  peut  exprimer  à  son  exemple  l'homme  tout  entier,  à  savoir  le 
i  ire  et  les  larmes,  le  cri  joyeux  et  les  sanglots.— Si  jamais,  par 
une  de  ces  subversions  étranges  ,  mais  que  toutefois  on  peut 
supposer,  la  voix  expirait  un  jour  dans  la  poitrine  humaine  . 
on  en  retrouverait  encore  un  dernier  et  sacré  vestige  sur  les 
cordes  frémissantes  du  violon. 


Dessalles-Régis. 


LES 


TRISTESSES  DE  L'AMOUR. 


LE  POETE. 

Je  suis  allé  revoir  l'aurore  de  mes  jours, 

L'église  abandonnée  où  Dieu  veille  toujours  , 

Le  toil  aimé  du  ciel ,  abritant  ma  famille  , 

Le  jardin  enchanté  que  défend  la  charmille, 

Ma  mère  qui  pâlit  et  pleure  en  me  voyant. 

Le  coin  du  feu  si  gai,  si  doux  et  si  bruyant. 

Mon  frère  l'écolier,  qui  récite  des  fables, 

Les  vieux  chiens  caressants  ,  les  serviteurs  affables  , 

Les  bocages  aimés  où  se  font  les  chansons, 

La  pervenche  qui  liemble  au  pied  des  verts  buissons, 

L'ombrage  où  j'ai  dansé ,  les  chaumières  qui  fument , 

Aux  bords  silencieux  des  bois  qui  les  parfument; 

La  laveuse  qui  jase  au-dessus  du  lavoir, 

Le  mouton  qui  rumine  auprès  de  l'abreuvoir  , 

La  blonde  paysanne  allant  à  la  fontaine, 

Qui  s'arrête  à  l'écho  d'une  chanson  lointaine  ; 

Le  joyeux  cabaret  aux  dehors  agaçants 

Dont  les  chants  avinés  allèchent  les  passants; 

Le  champ  de  la  colline  où,  tout  effarouchée, 

Sur  mon  cœur,  ô  Fanffly!  vous  vous  êtes  cachée. 


REYLE  DE  PARIS.  ôl 

Et  je  ne  voyais  rien.  —  «  Ah  î  me  suis-je  écrié , 

»  Tu  n'as  plus  ton  autel ,  église  où  j'ai  prié  ! 

»  Ou'es-tu  donc  devenue  ,  ô  joyeuse  alouette? 

»  Je  n'entends  plus  ici  chanter  que  la  chouette. 

»  L'épine  du  buisson  déchire  les  bouquets  , 

r>  La  bise  de  décembre  effeuille  les  bosquets, 

»  Tout  est  morne  et  désert ,  mon  àme  désolée 

•  En  ombre  qui  gémit  traverse  la  vallée  ; 

»  Et  pas  une  chanson  qui  vienne  la  ravir  ! 

»  O  vieux  rochers  rêveurs,  que  j'aimais  à  gravir , 

»  Etang  silencieux  que  l'hirondelle  effleure, 

»  O  beaux  arbres  ,  témoins  des  printemps  que  je  pleure  ! 

»  Mes  joyeuses  amours,  roses  du  mois  de  mai, 

»  O  volage  Fanny .  dont  je  fus  tant  charmé  ! 

»  Bocage  verdoyant  où  le  ramier  roucoule, 

»  Où  dans  le  nonchaloir  le  meilleur  temps  s'écoule, 

»  Qu'êles-vous  devenus  ?  l'ombre  vous  a  couverts  , 

»  Vous  vous  êtes  flétris  sous  le  ciel  des  hivers.  » 

Mais  un  divin  rayon  a  chassé  les  ténèbres, 

Et  le  bon  Dieu  m'a  dit  :  «  Point  de  clameurs  funèbres, 

»  Poète!  le  bocage  est  vert  comme  autrefois, 

»  Et  les  petits  oiseaux  n'ont  point  perdu  leur  voix; 

o  Comme  autrefois  encor  la  paysanne  est  gaie, 

»  Sur  le  seuil  de  la  porle  où  son  enfant  bégaie; 

»  Dans  l'église  rustique  on  va  toujours  prier; 

«  Sur  le  gazon  touffu  le  vieux  ménétrier 

»  Verse  encore  la  joie  aux  pauvres  créatures 

«  Et  prépare  toujours  les  cœurs  aux  aventures  ; 

»  L'amour  ,  de  ce  pays ,  ne  s'est  point  envolé  ; 

.>  Toi  seul  lu  n'aimes  plus ,  poète  désolé  !  « 


52  REVUE  DE  l'ARIi. 


CELLE  QUI  A  TROP  AIMÉ. 

Au  bord  de  l'étang  d'Aigues-Belle, 
Au  mois  de  mai ,  dans  sa  fraîcheur, 
J'ai  vu  revenir  Isabelle 
Avec  le  fils  du  vieux  pêcheur. 
A  ses  vœux  elle  était  rebelle; 
Pourtant,  il  lui  prit  à  la  main  , 
Une  fleur  cueillie  en  chemin. 
Ah  !  Seigneur  Dieu  !  qu'elle  était  belle! 
Au  bord  de  l'étang  d'Aigues-Belle. 

Au  bord  de  l'étang  d'Aigues-Belle  , 
Se  cachant  le  front  dans  la  main  , 
Vers  l'automne,  hélas!  Isabelle 
Pleurait  seule  sur  le  chemin. 
Que  n'avail-elle  été  rebelle  ! 
L'amoureux  s'en  était  allé. 
Mon  Dieu  !  qu'il  était  désolé , 
Le  cœur  de  la  tendre  Isabelle  . 
Au  bord  de  l'étang  d'Aigues-Belle! 

Au  bord  de  l'étang  d'Aigues-Belle  , 
Quand  de  givre  tout  fut  couvert , 
J'ai  cherché  la  pauvre  Isabelle, 
Mais  je  n'ai  trouvé  que  l'hiver  , 
L'hiver  ,  aux  amours  si  rebelle  ! 
Il  neigeait  ;  j'entendais  le  vent 
Gémir  dans  le  bois  du  couvent. 
Où  donc  étiez-vous  ,  Isabelle  ? 
Au  fond  de  l'étang  d'Aigues-Belle. 


REVUE  DE  PARIS.  53 


CELLE  QUI  N'A  POINT  AIMÉ. 

Sur  le  chemin  de  la  fontaine, 

Tout  parfumé  de  serpolet , 

Hier  j'ai  vu  la  belle  Hélène  ; 

Une  larme  à  ses  yeux  tremblait. 

Tout  en  foulant  la  marjolaine, 

La  pauvre  fille  soupirait. 

Mais  pourquoi  donc  pleurait  Hélène, 

Sur  le  chemin  de  la  fontaine? 

A-t-elle  perdu  son  attrait? 

A-t-elle  perdu  sa  magie? 

Dans  son  cœur  la  folle  chanson 

N'est-elle  plus  qu'une  élégie; 

La  grappe  blanche  du  buisson 

Une  épine  déjà  rougie  ? 

Quel  chagrin  l'a  changée  ainsi? 

Elle  était  si  rose  et  si  gaie, 

Naguères  le  long  de  la  haie! 

D'où  lui  vient  cet  amer  souci? 

—  Elle  est  seule  !  Où  sont,  ses  amies  ? 
La  mort  les  a-t-elle  endormies  ? 

—  Non  :  Tan  passé  le  dieu  d'hymen  , 
Les  prenant  toutes  par  la  main , 
Loin  d'ici  les  a  dispersées  ; 

Pour  elle  l'hymen  ne  vient  pas , 
Déjà  les  fleurs  sont  effacées  , 
Le  temps  seul  flétrit  ses  appas. 
Ah  !  mes  amis  !  plaignez  Hélène, 
Traînant  ses  regreis  superflus, 
Sur  le  chemin  de  la  fontaine  , 
Où  ses  compagnes  ne  vont  plus. 


12 


N  RtVLt  DL  PARIS. 


MA  MUSE. 

Ma  muse  est  née  au  fond  d'une  charmille  . 
Grâce  à  l'Amour,  en  dépit  d'Apollon. 
Accueillez-la  ,  car  elle  est  sans  famille  ; 

Oui,  toute  seule  en  son  petit  vallon  , 
Suivant  les  flots  sur  les  rives  fleuries  , 
Cherchant  la  rose  et  fuyant  l'aquilon. 

Elle  abandonne  au  vent  ses  rêveries, 
Elle  s'inspire  aux  chansons  des  oiseaux , 
Elle  s'enivre  aux  parfums  des  prairies  ; 

Penchant  la  tète  au-dessus  des  roseaux  , 
D'un  œil  distrait ,  cette  chère  folie 
Jette  un  regard  dans  le  miroir  des  eaux. 

Elle  est  coquette  ,  elle  se  croit  jolie  , 

C'est  une  femme  :  on  n'est  pas  femme  en  vain. 

Quand  vient  le  jour  de  la  mélancolie  , 

Elle  s'en  va  se  cacher  au  ravin, 

Pour  effeuiller  les  fleurs  de  sa  couronne  ; 

Pour  écouter,  sur  les  rochers  d'Herweu  , 


Gémir  le  vent ,  le  triste  vent  d'automne? 


Arsèse  Hodssaye. 


SOUVENIRS  DE  VOYAGES. 


III.   0) 


En  arrivant  à  Marseille,  mon  premier  soin  avait  été  d'écrire 
à  Méry  ;  aussi ,  le  lendemain  à  sept  heures  du  matin  ,  fus-je 
éveillé  par  lui. 

Mou  pauvre  Méry  était  tant  soit  peu  embarrassé  ;  je  faisais 
un  voyage  pittoresque,  et  il  ne  savait  que  me  montrer  à  Mar- 
seille. 

En  effet,  Marseille,  ville  ionienne,  contemporaine  de  Tyr  et 
de  Sidon,  toute  parfumée  des  fêtes  de  Diane,  tout  émue  des 
récits  de  Pythéas;  Marseille,  cité  romaine,  amie  de  Pompée, 
ennemie  de  César,  toute  fiévreuse  de  la  guerre  civile  et  toute 
fière  de  la  place  que  lui  a  donnée  Lucain  ;  Marseille ,  commune 
gothique,  avec  ses  saints,  ses  évèques,  avec  les  fronts  rasés  de 
ses  moines  et  les  fronts  chaperonnés  de  ses  consuls  ;  Marseille, 
fille  des  Phocéens,  émule  d'Athènes,  sœur  de  Rome,  comme  elle 
le  dit  elle-même  dans  l'inscription  dont  elle  se  ceint  la  tète  : 
Marseille  n'a  rien  ou  presque  rien  gardé  de  ses  différents  âges. 

Elle  avait  un  ancien  souvenir  qui  était  presque  pour  elle  u\u> 
chose  sainte  :  c'était  rue  des  Grands-Carmes,  n°  54.  une  mai- 
son qu'avait  habitée  Milon,  l'assassin  de  Claudius,  exilé  à  Mar- 
seille malgré  la  défense  de  Cicéron.  Celle  maison  conservait, 
en  commémoration  de  cet  événement,  au  dessus  de  la  porte  un 

fl)  Voyez  tomr>  XI  ,  pnfjr-  2fiS. 


56  REVUE  DE  PARIS. 

buste  que  le  peuple  ,  dans  son  ignorance ,  appelait  le  saint  de 
pierre ,  et  qui  est  relégué  aujourd'hui  dans  le  coin  de  je  ne 
sais  quel  grenier.  Voici  l'histoire  de  celui  qui  représentait  ce 
buste. 

L'an  700  de  la  fondation  de  Rome  ,  Claudius  demandait  la 
préture. 

Claudius  était  le  même  qui,  quelques  années  auparavant , 
s'était  introduit  dans  la  maison  de  César,  tandis  que  Pompéïa  , 
sa  femme,  célébrait  les  mystères  de  la  bonne  déesse  ,  et  qui , 
reconnu  sous  les  habits  féminins  dont  il  s'était  couvert,  avait 
été  dénoncé  par  Aurélie.  C'était  une  accusation  qui  entraî- 
nait la  peine  de  mort;  mais  Claudius  était  riche  ;  il  venait 
d'acheter  une  maison  4,800,000  sesterces ,  et  il  n'y  a  pas  de 
peine  de  mort  pour  un  homme  qui  peut  payer  une  maison 
3,027,853  francs. 

Claudius  acheta  des  témoins;  un  chevalier  nommé  Cassi- 
nius  Schola  déposa  qu'il  était  avec  lui  à  Inleramne,  tandis 
qu'Aurélie  prétendait  l'avoir  vu  à  Rome.  Claudius  acheta  les 
juges;  mais  comme  les  juges  pouvaient  prendre  l'argent  et 
condamner  tout  de  même,  ce  qui  s'était  vu,  il  leur  fit  remettre 
des  tablettes  de  cire  de  différentes  couleurs,  afin  qu'il  connût 
bien  ceux  qui  avaient  mis  Yabsolvo  et  ceux  qui  avaient  mis  le 
condemno. 

Claudius  fut  renvoyé  de  la  plainte  ,  ce  qui  n'empêcha  point 
César  de  répudier  sa  femme,  en  disant  que  la  femme  de  César 
ne  devait  pas  même  être  soupçonnée.  Pauvre  César  ! 

Quoi  qu'il  en  soit ,  Claudius  demandait  la  préture.  On  voit 
qu'il  avait  des  antécédents  qui  plaidaient  pour  lui. 

En  même  temps,  Annius  Milon  demandait  le  consulat;  et 
comme,  très-riche  aussi  de  son  côté,  il  avait  des  chances  pour 
l'obtenir,  cela  gênait  fort  Claudius,  qui  sentait  très-bien  que 
sa  préture  serait  nulle  si  Milon  était  consul.  J'ai  oublié  de  dire 
qu'il  yavait  une  vieille  haine  entre  Claudius  et  Milon  :  Claudius 
avait  fait  exiler  Cicéron,  Milon  l'avait  fait  revenir  de  l'exil. 
Aussi  Claudius  poussait-il  au  consulat  Plaulius  Hypsœus  et  Me- 
tellus  Scipion.  Des  deux  côtés,  l'argent  avait  été  semé  à  pleines 
mains;  mais  comme  Milon  avait  pour  lui  les  honnêtes  gens,  et 
Claudius  la  canaille,  toutes  les  chances,  on  le  voit,  étaient  pour 
Plantais  Hypsœus  et  Metellus  Scipion. 


REVUE  DE  PARIS.  37 

Sur  ces  entrefaites,  Milon  se  décida  à  se  rendre  à  la  ville  de 
Lanuvium,  où  il  avait  à  élire  un  flamine.  Le  15  des  calendes  de 
février,  vers  les  deux  heures  de  l'après-midi,  il  se  dirigea  donc 
vers  la  porte  Appienne ,  car  Lanuvium  était  située  à  la  droite 
de  la  route  de  ÏVaples,  près  de  la  colline  de  Mars;  et  comme, 
pour  quiconque  avait  un  concurrent,  les  routes  n'étaient  pas 
sûres  aux  environs  de  Rome,  il  se  lit  accompagner  d'une  cen- 
taine d'esclaves,  qu'il  mit  encore,  pour  plus  grande  sûreté,  sous 
les  ordres  d'Eudamus  et  Birria,  deux  fameux  gladiateurs.  Or, 
les  gladiateurs  ,  c'étaient  les  sbires  de  ce  temps-là.  Quant  à 
Milon,  il  était  dans  son  char  avec  sa  femme  Fausla  et  son  ami 
Marcus  Fufius. 

On  marchait  depuis  une  heure  et  demie  à  peu  près,  sans  que 
rien  fût  arrivé  encore,  lorsqif  en  approchant  d'Albano,  on  aper- 
çut une  autre  troupe  d'une  trentaine  de  personnes  qui  se  le- 
naitsur  un  des  côtés  de  la  route,  tandis  qu'un  homme  à  cheval, 
qui  paraissait  être  le  maître  ,  était  descendu  de  la  voie  Appia  , 
et  causait  près  d'un  petit  temple  de  la  bonne  déesse  avec  les 
décurions  des  Ariciens.  Trois  hommes,  qui  paraissaient  de  sa 
suite,  formaient  un  groupe  séparé.  L'homme  à  cheval  étaii 
Claudius ,  qui  revenait  d'Aricie ,  où  il  avait  grand  nombre  de 
clients.  Ces  trois  hommes  formant  un  groupe  séparé  étaient  ee 
même  Cassinius  Schola  qui  avait  déposé  pour  lui  dans  l'affaire 
de  Pompéïa  ,  et  Pomponius  et  Claudius  son  neveu  ,  deux  plé- 
béiens ,  deux  hommes  nouveaux  ,  quelque  chose  comme  nos 
agents  de  change.  Les  autres  étaient  des  esclaves. 

Les  deux  troupes  se  croisèrent;  Milon  et  Claudius  échangè- 
rent un  regard  de  haine.  Cependant  tous  deux  se  continrent,  et 
Milon  était  déjà  à  cinquante  pas  en  avant  à  peu  près,  lorsque 
Birria,  qui  marchait  le  dernier,  tout  en  causant  avec  Eudainus 
et  en  jouant  du  bâton  à  deux  bouts  avec  son  javelot,  atteignit 
du  bois  de  son  arme  un  esclave  de  Claudius  ,  qui  n'avait  pas 
jugé  à  propos  de  lui  faire  place.  L'esclave  tira  son  épée  en  ap- 
pelant ses  camarades  à  son  secours;  Eudamus  et  Birria  ,  de 
leur  côté,  crièrent  aux  armes.  Claudius  s'avança  pour  châtier 
celui  qui  avait  osé  frapper  un  homme  qui  lui  appartenait  ;  mais, 
au  moment  où  il  tirait  son  épée,  Birria  le  prévint  en  lui  tra- 
versant l'épaule  d'un  coup  de  javelot.  Claudius  tomba  ,  et  on 
l'emporta  dans  une  taverne  qui  était  près  de  la  route. 


58  REVUE  DE  PARIS. 

Au  bruit  qu'il  avait  entendu  derrière  lui ,  Milon  avait  ar- 
rêté son  char,  et  se  retournait  pour  demander  ce  qui  était 
arrivé  ,  lorsqu'il  vit  accourir  tout  effaré  Fustenus  ,  le  chef  de 
ses  esclaves. 

— -  Qu'y  a-t-il  ?  demanda  Milon. 

—  Il  y  a,  répondit  Fustenus,  que  je  crois  que  Birria  vient  de 
tuer  Claudius. 

—  Par  Jupiter  !  dit  Milon  ,  ce  sont  de  ces  choses  dont  il  faut 
être  sûr.  Retourne  l'assurer  du  fait ,  et  reviens  me  dire  qu'il  est 
mort. 

Fustenus  repartit  en  courant  :  Le  maître  ordonne  qu'on  l'a- 
chève ,  dit-il  à  Eudamus  et  à  Birria.  Comme  on  le  voit ,  Fuste- 
nus était  un  homme  précieux,  et  qui  comprenait  à  demi-mot. 
Eudamus  et  Birria  ,  de  leur  côté  ,  ne  se  le  tirent  pas  dire  deux 
fois  ;  ils  s'élancèrent  avec  la  troupe  qu'ils  commandaient  vers 
la  taverne  où  l'on  avait  porté  Claudius.  Ses  esclaves  voulurent 
le  défendre,  mais  ils  étaient  trop  inférieurs  en  nombre  :  onze 
se  firent  tuer;  il  est  vrai  que  c'était  pour  eux  une  manière  d'être 
libres;  les  autres  se  sauvèrent. 

Claudius  fut  arraché  du  lit  où  il  était  couché  et  reçut  deux 
autres  blessures,  toutes  deux  mortelles;  on  le  traîna  mourant 
sur  la  grande  route,  où  on  l'acheva  ;  puis  Fustenus  lui  arracha 
son  anneau,  qu'il  apporta  à  Milon  en  lui  disant  : 

—  Cette  fois-ci ,  maître  ,  il  est  bien  mort. 

Et,  satisfait  de  celle  assurance,  Milon  continua  sa  route  sans 
s'inquiéter  autrement  du  cadavre.  Le  sénateur  Sextius  Tedius  . 
qui  revenait  à  Rome,  trouva  le  corps  de  Claudius,  le  reconnut, 
le  fît  mettre  dans  sa  litière,  et  revint  à  la  ville  a  pied;  puis  il 
le  fit  porter  à  sa  belle  maison  du  mont  Palatin ,  la  même  que, 
quelque  temps  auparavant ,  Claudius  avait  achetée  4r000.000 
de  sesterces.  En  un  instant  la  nouvelle  de  son  assassinat  se 
répandit ,  et ,  guidé  par  les  cris  de  Fulvie,  femme  de  Claudius. 
qui,  penchée  sur  le  corps  tout  sanglant,  s'arrachait  d'un^ 
main  les  cheveux  et  de  l'autre  montrait  les  blessures  de  son 
mari,  le  peuple  accourut  de  tous  les  coins  de  Rome  au  mont 
Palatin. 

La  nuit  se  passa  ainsi,  la  foule  augmentant  sans  cesse,  et 
vers  le  malin  elle  devint  si  considérable  que  plusieurs  personnes 
forent  étouffées.  En  ce  moment  deux  tribuns  du  peuple  arri- 


REVUE  DE  PARIS.  5? 

vèrent.  C'étaient  Munitius  Plancus  et  Pomponius  Rufus.'A 
leur  vue  les  vociférations  contre  le  meurtrier  redoublèrent , 
car  on  les  savait  amis  de  Claudius.  Aussi,  au  lieu  de  calmer 
tous  ces  furieux,  donnèrent-ils  l'exemple;  et  faisant  emporter 
le  cadavre  tel  qu'il  était ,  ils  ordonnèrent  de  le  déposer  sur  les 
rostres  ,  afin  qu'il  fût  mieux  vu  de  la  multitude  ;  puis  de  lu  ils 
le  firent  porter  dans  la  curie  Hoslilie  ,  où,  le  peuple  lui  ayant 
fait  à  la  hâte  un  bûcher  avec  les  tables  et  les  chaises  des  tribu- 
naux et  avec  les  livres  d'un  libraire  dont  la  boutique  se  trou- 
vait près  du  lieu  de  cette  scène  ,  ils  y  mirent  le  feu. 

Or,  comme  il  faisait  un  grand  vent ,  la  flamme  se  commu- 
niqua à  la  curie  ,  et  de  la  curie  à  la  basilique  Porcia,  qui 
toutes  deux  furent  incendiées.  Puis,  pour  faire  jusqu'au  bout 
à  Claudius  des  funérailles  dignes  de  lui,  le  peuple  s'en  alla 
piller  la  maison  de  Milon  et  celle  de  Lepidus  l'inler-rui.  Il  va 
sans  dire  qu'Hypsœus  et  Scipion  ,  ces  candidats  qui  étaient 
opposés  à  Milon,  étaient  bien  pour  quelque  chose  dans  toutcela. 

Cependant,  si  odieux  que  fût  l'assassinat  de  Claudius,  la 
façon  dont  il  était  vengé  parut  plus  odieuse  encore  aux  bons 
citoyens.  Milon  ,  voyant  que  ses  ennemis  avaient  eu  l'impru- 
dence défaire  oublier  son  crime  par  leurs  excès,  revint  à  Rome, 
et  y  annonça  sa  présence  eu  déclarant  qu'il  continuerait  de 
poursuivre  le  consulat,  et  en  faisant  distribuer  dans  les  tribus 
mille  as  par  tète  à  l'appui  de  sa  prétention.  Mille  as  faisaient  à 
peu  près  cinquante  à  cinquante-cinq  francs  :  près  d'un  million 
y  passa. 

La  distribution  fut  trouvée  médiocre;  aussi  Milon,  au  lieu 
d'être  nommé  consul  ,  fut-il  ajourné  à  comparaître  le  six  des 
ides  d'avril  devant  le  questeur  Doinilius ,  comme  accusé  de  vio- 
lence et  de  brigue. 

L'accusateur  et  l'accusé  avaient  chacun  dix  jours  pour  prépa- 
rer, l'un  son  accusation,  l'autre  sa  défense. 

Les  débals  durèrent  trois  jouis;  ils  eurent  lieu  comme  d'ha- 
bitude sur  le  forum.  Durant  ces  débats,  Rome  fut  pleine  de 
telles  rumeurs,  et  les  juges  furent  poursuivis  de  telles  me- 
naces ,  que  ,  le  jour  où  le  jugement  avait  été  rendu ,  le  grand 
Pompée,  qu'on  avait  nommé  consul  provisoire,  fut  obligé  de 
prendre  lui-même  le  commandement  de  la  force  armée,  et, 
après  avoir  fait  garder  toutes  les  issues  du  forum,  (le  venir  se 


60  REVUE  DE  TARIS. 

placer  de  sa  personne  avec  une  troupe  de  soldais  d'élite  au 
temple  de  Saturne. 

Milon  avait  naturellement  choisi  Cicéron  pour  défenseur, 
et  comptait  beaucoup  sur  son  éloquence  ;  mais,  comme  il  comp- 
tait moins  sur  son  courage,  il  l'avait  fait  conduire  au  forum 
dans  une  litière  fermée,  de  peur  que  la  vue  de  tout  ce  peuple 
et  de  tous  ces  soldats  ne  le  troublât  et  ne  lui  ôtàt  de  ses  moyens. 
Malheureusement  ce  fut  bien  pis  quand  Cicéron  sortit  de  sa 
cage  et  que  sans  préparation  aucune  il  se  trouva  au  milieu  de 
toute  celte  foule  qui  lui  criait  que  c'était  Milon  qui  avait  tué 
Claudius,  mais  que  c'était  lui ,  Cicéron  ,  qui  avait  conseillé  le 
meurtre;  peu  s'en  fallut  qu'il  ne  perdît  la  tète,  et  la  chose  se- 
rait probablement  arrivée  ,  si  Pompée,  pour  laisser  toute  lati- 
tude à  la  défense,  n'avait  ordonné  de  chasser  du  forum  à  coups 
de  plat  d'épée  ceux  qui  avaient  insulté  l'orateur. 

Mais  le  mal  était  fait.  Une  fois  troublé,  Cicéron  se  remettait 
difficilement  ;  d'ailleurs  son  grand  moyen,  à  lui,  c'était  l'ironie; 
il  avait  sauvé  un  plus  grand  nombre  d'accusés  par  le  ridicule 
qu'il  avait  répandu  sur  ses  adversaires  que  par  l'intérêt  qu'il 
avait  répandu  sur  ses  clients.  Or,  pour  trouver  de  ces  bons 
mots  qui  percent  de  part  en  part  un  homme,  il  faut  avoir  l'es- 
prit libre,  et  (elle  n'était  pas,  il  s'en  faut,  la  situation  où  se 
trouvait  Cicéron  ;  aussi  son  discours  fut-il  embarrassé,  froid  et 
languissant.  Tout  le  monde  l'attendait  à  la  péroraison  ;  la  pé- 
roraison fut  plus  faible  que  le  discours.  Il  en  résulta  que  Milon 
fut  condamné  à  la  majorité  de  trente-huit  voix  sur  treize. 

Il  est  vrai  que  les  amis  de  Claudius  avaient  été  plus  géné- 
reux que  Milon  ,  car  ils  avaient  distribué,  pendant  les  quatre 
jours  qu'avait  duré  le  procès,  près  de  trois  millions. 

Les  votes  recueillis,  le  questeur  Domilius  se  leva  d'un  air 
triste  et  solennel,  dépouilla  sa  toge  en  signe  de  deuil  ;  puis,  au 
milieu  du  plus  profond  silence  : 

—  Il  paraît,  dit-il ,  que  Milon  a  mérité  l'exil  et  que  ses  biens 
doivent  être  vendus  ;  il  nous  plaît  en  conséquence  de  lui  inter- 
dire l'eau  et  le  feu. 

Des  battements  de  mains  insensés,  des  cris  d'une  joie  fu- 
rieuse accueillirent  ce  jugement,  tandis  que  d'un  autre  côté  les 
amis  de  Milon  conspuaient  les  juges;  il  y  en  eut  même  un  qui 
s'approcha  du  questeur  ,  et  qui ,  faisant  illusion  aux  trois  mil- 


REVUE  DE  PARIS.  61 

lions  répandus  par  les  partisans  de  Claudius,  lui  dit  en  lui 
montrant  les  soldats  : 

—  Vous  avez  demandé  des  gardes  ,  n'est-ce  pas ,  pour  qu'on 
ne  vous  volât  point  l'argent  que  vous  venez  de  gagner? 

Quant  à  Milon  ,  il  fut  reconduit  chez  lui  par  une  nombreuse 
escorte  que  lui  donna  Pompée,  fit  a  la  hâte  tous  ses  préparatifs 
de  voyage,  et  partit  le  jour  même  pour  Marseille. 

On  devine  que  l'illustre  exilé  fut  bien  reçu  dans  la  ville  grec- 
que ,  mais  rien  ne  console  de  l'exil  ;  aussi .  lorsque,  quelque 
temps  après  son  arrivée,  Milon  reçut  le  discours  corrigé  que  lui 
envoya  Cicéron  ,  ne  put-il  s'empêcher  ,  en  voyant  la  différence 
qui  existait  entre  la  harangue  écrite  et  celle  que  l'orateur  avait 
prononcée  ,  de  lui  répondre  avec  une  certaine  amertume  ces 
seules  paroles  ;  Cicero,  si  sic  egisses ,  barbatos  pisces  Milo 
non  ederet.  Ce  qui  voulait  dire  :  Cicéron,  mon  ami,  si  tu  avais 
parlé  comme  tu  as  écrit ,  Milon  serait  consul  à  Rome ,  au  lieu 
de  manger  à  Marseille  des  poissons  barbus. 

Milon  ne  mourut  point  à  Marseille;  il  fut  tué  en  Calabre, 
dans  la  guerre  entre  César  et  Pompée  ;  la  tradition  veut  pour- 
tant que  cette  maison  de  la  rue  des  Grands-Carmes  soit  la 
sienne  ,  et  que  le  buste  soit  le  sien.  Quelques  archéologues 
avaient  bien  cru  reconnaître  dans  ce  buste  une  effigie  de  saint 
Victor,  mais  leurs  antagonistes  leur  avaient  victorieusement 
répondu,  en  leur  demandant  ce  qu'avaient  à  faire  avec  saint 
Victor  la  louve  romaine  que  l'on  voyait  sculptée  au  dessous  de 
la  niche,  et  ces  délicates  feuilles  d'acanthe  si  élégamment  tra- 
vaillées, que  le  ciseau  qui  les  avait  sculptées  portait,  dans  son 
travail  même,  la  date  du  siècle  d'Auguste.  Enfin  le  peuple  qui 
en  sait  plus  que  tous  les  antiquaires  venus  et  à  venir,  a  consa- 
cré cette  tradition ,  qui  n'a  pu  sauver  la  maison  de  la  rue  des 
Grands-Carmes  de  ce  charmant  badigeon  jaune  en  si  grande 
faveur  près  des  conseils  municipaux. 

Une  des  ruines  qui  datent  de  la  même  époque  est  la  porte 
Joliette,  qui  n'a  point  été  démolie  parce  qu'elle  sert  à  l'octroi. 
Les  étymologistes  veulent  à  toute  force  que  le  nom  de  porte  Jo- 
lietle  lui  vienne  de  porta  Julii ,  attendu,  disent-ils,  que  ce  fut 
par  cette  porte  que  César  entra  dans  la  ville  après  que  Tre- 
bonius  l'eut  mise  à  la  raison.  Il  y  avait  sur  cette  porte  des  bas- 
reliefc  et  des  inscriptions  qui  eussent  pu  raconter  ce  grand 


62  REVUE  DL  PARIS. 

événement,  mais  ils  ont  été  rongés  par  cet  âpre  vent  de  la  mer, 
qui  réduit  toute  pierre  en  poudre,  et  il  ne  reste  que  l'anneau 
d'où  pendait  la  herse  qui  s'éleva  devant  César. 

Ajoutez  à  ces  souvenirs  quelques  arceaux  de  l'ancien  palais 
des  Thermes,  qui  forment  aujourd'hui,  sur  la  place  de  Lenche, 
la  boutique  d'un  tonnelier ,  et  vous  aurez  énuméré  tout  ce  que 
Marseille  compte  de  ruines  romaines. 

C'est  peu  de  chose,  on  le  voit,  lorsqu'on  s'est  appelé  Massilia, 
et  qu'on  est  si  près  du  pont  du  Gard  ,  de  la  maison  carrée  de 
Nîmes ,  et  de  l'arc-de-triomphe  d'Orange. 

IV. 

Marseille  n'est  guère  plus  riche  en  monuments  du  moyen 
âge  qu'en  ruines  antiques.  Quand  on  a  vu  le  clocher  des  Ac- 
couls  ,  l'abbaye  de  Saint-Victor  ,  les  ruines  de  la  tour  Sainte- 
Paule,  l'hôte!  de  ville  et  le  fort  Saint-Nicolas,  on  a  vu  tout  ce 
qui  reste  debout  à  Marseille  du  ive  siècle  au  xvne. 

Le  clocher  des  Accouls  est  tout  ce  qui  reste  de  l'église  d.' 
Notre-Dame  de  las  Accoas,  détruite  à  l'époque  de  la  révolution. 
C'est  une  flèche  romaine  lourde  et  massive,  qui  ne  rappelle  au- 
cune tradition  remarquable,  et  devant  laquelle  on  passe  sans 
même  s'y  arrêter. 

Il  n'en  est  point  ainsi  de  la  vieille  abbaye  de  Saint-Victor, 
qui  est  à  la  fois  un  monument  curieux  et  vénéré  :  elle  esL 
bâtie  à  l'endroit  même  où  Cassien  ,  qui  arrivait  des  déserts 
de  la  Thébaïde  ,  retrouva  dans  un  caveau  le  cadavre  de  saint 
Victor.  Ce  caveau  était  au  milieu  d'un  vaste  cimetière;  Cas- 
sien  fonda  l'église  que  nous  voyons  aujourd'hui  et  que  le 
xiii0  siècle  crénela.  Quant  à  sa  fondation  première,  elle  re- 
monte à  l'an  410. 

C'est  dans  les  caveaux  de  saint  Victor  qu'est  la  bonne  Vierge 
noire,  la  plus  vénérée  des  madones  marseillaises,  dont  les  fonc- 
tions principales  sont  de  faire  tomber  la  pluie  dans  les  grandes 
sécheresses.  Une  fois  par  an  ,  le  jour  de  la  Chandeleur  ,  on  la 
transporte  dans  l'église,  on  la  revêt  de  sa  plus  belle  robe,  on 
lui  met  sur  la  tête  sa  couronne  d'argent,  et  on  l'expose  à  la 
vénération  des  fidèles.  En  général,  on  attribue  cette  image  à 
Sftitlt   Lue  ;    rVst  une*    fnrf   sainff  origine  .  mais  qu'il  ne  faut 


REVUS  bfc  PARIS.  63 

point  accepter  cumule  parole  d'évangile  ;  ceux  qui  ferment  le* 
yeux  de  la  foi  avant  de  regarder  la  bonne  mère  noire,  comme 
l'appelle  familièrement  le  peuple  marseillais,  lui  assignent  pour 
date  la  fin  du  xiue  ou  le  commencement  du  xive  siècle. 

Quant  à  la  tour  Sainte-Paule.  elle  aussi  était  crénelée  comme 
l'abbaye  de  Sainl-Victor,  car  elle  aussi  était  de  vieille  date.  Il 
y  a  vingt  ans  qu'elle  était  encore  haute  et  fière  comme  au  temps 
du  connétable  de  Bourbon;  un  souvenir  patriotique  aurait  dû 
la  proléger.  C'était  sur  sa  plaie-forme  que  l'on  braquait  celte 
fameuse  coulevrine  qui  contribua  à  faire  lever  le  siège  aux 
Espagnols,  et  fournil  au  joyeux  marquis  de  Pescaire  l'occasion 
de  dire  un  de  ses  plus  jolis  mois  ;  mais  les  conseils  municipaux 
sont  féroces  à  l'endroit  des  jolis  mots  et  des  vieux  murs;  ils  ne 
comprennent  ni  les  uns  ni  les  autres,  et  il  leur  semble  que  tout 
ce  qu'ils  ne  comprennent  pas  les  insulte.  La  vieille  tour,  quoi- 
qu'elle complât  à  peu  près  mille  ans  d'existence  ,  était  lenle  à 
mourir.  Le  temps  ,  qui  s'était  usé  dessus  ,  la  respectait  forcé- 
ment. Le  conseil  municipal  sonna  ses  trompettes,  et  la  tour 
féodale  tomba  pour  se  relever  manufacture  de  savon. 

C'était  pourtant  un  beau  souvenir  à  conserver  que  celui  de 
celle  tour  devant  laquelle  recula  ce  fameux  connétable  de 
Bourbon  qui  devait  prendre  Rome.  Sa  vengeance  avait  tenu 
parole;  il  rentrait  en  France  avec  ce  fameux  étendard  emblé- 
matique qui  représentait  un  cerf  ailé  et  des  épées  flamboyan- 
tes; il  rentrait  en  France  réuni  aux  Génois,  aux  Florentins  , 
aux  Milanais,  aux  Vénitien*  ,  au  roi  d'Angleterre  Henri  VIU  , 
au  pape  Adrien  VI  et  à  l'empereur  Charles-Quint;  et ,  aprèo 
avoir  chassé  les  Français  de  la  Lombardie  ,  il  avait  pris  .  au 
lieu  de  tous  ses  autres  titres  que  lui  avait  enlevés  Fran- 
çois Ier,  le  titre  de  comte  de  Provence  ,  et  il  marchait  sur  Mar- 
seille en  réclamant  son  comté. 

De  leur  coté,  une  foule  de  gentilshommes  français  étaient 
venus  se  jeter  dans  Marseille;  mais,  surpris  à  l'improviste  , 
n'ayant  point  eu  le  temps  de  réunir  d'armée,  ils  n'apportaient 
que  le  secours  individuel  de  leur  courage.  C'était  le  maréchal 
de  Chabannes,  qui  devait  mourir  à  Pavie  plutôt  que  de  se  ren- 
dre, c'était  Philippe  de  Brion,  comte  de  Chabot,  c'était  l'ingé- 
nieur Miradel. 

Marseille,  réduite  à  ses  propres  forces,  résolut  au  moins  de 


Gi  REVUE  DE  PARIS. 

les  employer  toutes,  et,  se  rappelant  qu'elle  avait  résisté  à  Cé- 
sar, elle  ne  désespéra  point  de  vaincre  le  connétable.  En  consé- 
quence ,  elle  organisa  une  milice  bourgeoise  ,  qui  s'éleva  après 
de  neuf  mille  hommes  ;  elle  rasa  tous  ses  faubourgs,  sans  épar- 
gner ni  les  églises  ni  les  couvents  ;  les  forts  et  les  remparts 
furent  réparés,  et  l'enthousiasme  était  tel  que  les  femmes  ai- 
dèrent aux  travailleurs. 

On  en  était  là.  lorsque  du  côté  de  la  mer  on  entendit  le  gron- 
dement du  canon.  C'était  La  Fayette,  à  la  tète  de  l'escadre  fran- 
çaise, qui  en  venait  aux  mains  avec  Hugues  de  Moncade,  com- 
mandant l'escadre  espagnole,  et  qui  coulait  trois  galères.  Cet 
avantage  était  de  bon  augure;  aussi  les  Marseillais  en  pri- 
rent-ils un  nouveau  courage. 

Au  commencement  de  juillet  1525,  on  annonça  que  Charles 
de  Bourbon  avait  culbuté  les  troupes  de  Ludovic  de  Grasse , 
seigneur  du  Mas,  et  avait  passé  le  Var.  Quelques  jours  après, 
on  apprit  qu'Honoré  de  Puget ,  seigneur  de  Prat ,  premier  con- 
sul de  la  ville  d'Aix,  avait  apporté  les  clefs  de  la  ville  à  Charles 
de  Bourbon,  qui  l'avait  nommé  viguier.  Enfin,  le  15  août,  on 
aperçut  à  la  tête  d'une  petite  troupe  Charles  de  Bourbon  lui- 
même  :  il  venait  reconnaître  Marseille. 

—  Peste  !  lui  dit  Pescaire  son  lieutenant,  en  voyant  les  dis- 
positions prises  ;  il  paraît  que  nous  n'aurons  pas  si  bon  marché 
de  Marseille  que  d'Aix. 

—  Bah  !  répondit  Bourbon  avec  un  geste  de  mépris;  au  pre- 
mier coup  de  canon  ,  vous  verrez  les  bourgeois  nous  apporter 
les  clefs  de  la  ville. 

—  Nous  verrons,  dit  Pescaire. 

Pescaire  était  le  saint  Thomas  de  l'expédition  ;  seulement, 
au  lieu  de  se  convertir,  il  devenait  de  jour  en  jour  plus  incré- 
dule. 

Le  19 ,  le  connétable  conduisit  devant  Marseille  toute  son 
armée.  Elle  se  composait  de  sept  mille  lansquenets,  de  six 
raille  fantassins  espagnols  ,  de  deux  mille  Italiens  et  de  six 
cents  chevau-légers.  Le  marquis  de  Pescaire  se  logea  avec  les 
siens  à  l'hôpital  Saint-Lazare;  le  connétable  et  les  lansquenets 
se  logèrent  à  Porte-Galle ,  et  les  Espagnols  au  chemin  d'Au- 
bague.  Il  fut  décidé  que  la  tranchée  s'ouvrirait  le  25.  Le  con- 
nétable .  en  conséquence  ,  invita  pour  le  23  Pescaire  à  venir 


REVUE  DE  PA&tS,  60 

venir  entendre  la  messe  sous  sa  tente  et  à  déjeuner  avec  lui. 
Pescaire,  qui  était  à  la  fois  dévot  et  gourmand,  fut  exact  au 
rendez-vous.  On  commença  par  la  messe ,  que  l'aumônier  du 
connétable  célébra  devant  un  petit  autel  improvisé;  les  deux 
cbefs  des  assiégeants  récoulaient  agenouillés  de  chaque  côté 
de  l'autel.  Tout  à  coup  en  entendit  un  coup  de  canon,  et  le 
prêtre,  qui  en  ce  moment  levait  l'hostie,  tomba  tout  san- 
glant sur  l'autel,  sans  avoir  même  le  temps  de  pousser  un  cri. 

—  Qu'est-ce  que  cela  ?  demanda  Bourbon. 

—  Rien,  monseigneur,  répondit  Pescaire;  ce  sont  les  bour- 
geois de  Marseille  qui  vous  apportent  les  clés  de  leur  ville. 

On  ramassa  le  prêtre  :  il  était  mort.  La  messe  était  finie  ;  les 
deux  chefs  allèrent  déjeuner. 

Au  reste,  Bourbon  ne  devait  pas  faire  plus  de  façons  pour  lui 
que  pour  les  autres.  Lorsqu'il  fut  frappé  à  son  tour  de  la  balle 
qui  le  tua  ,  il  se  coucha  dans  le  fossé  ,  se  fit  jeter  sur  le  corps 
son  manteau  blanc  ,  et ,  montrant  la  brèche  à  ses  soldats  ,  il 
leur  dit  :  Allez  toujours. 

Le  même  jour  la  tranchée  fut  ouverte  ,  et  on  commença  de 
canonner  la  ville;  de  son  côté  l'artillerie  marseillaise  fît  mer- 
veille, et  surtout  la  fameuse  coulevrine .  qui  parlait  plus  haut 
et  qui  portail  plus  loin  qu'aucune  autre;  aussi ,  lorsqu'on  eut 
reconnu  la  supériorité  de  cette  pièce,  lui  donna-t-on  les  poin- 
teurs les  plus  habiles,  de  sorte  qu'elle  fit  force  ravages  dans  les 
rangs  ennemis. 

Quelques  jours  se  passèrent  à  faire  le  plus  de  bruit  possible 
en  dessus,  et  le  moins  de  bruit  possible  en  dessous,  c'est-à-dire 
qu'en  même  temps  qu'ils  ouvraient  la  tranchée,  les  Espagnols 
minaient  comme  des  taupes;  mais  de  leur  côté  les  Marseillais 
réparaient  les  murailles  et  conlreminaienl  de  leur  mieux,  et, 
dans  celle  double  défense,  ils  furent  si  bien  secondés  par  les 
femmes  de  la  ville  ,  que  celte  partie  des  murailles  conserva  le 
nom  de  Tranchée  des  Dames. 

Enfin,  le  25  septembre  la  brèche  fut  praticable;  aussi  Bour- 
bon, contre  l'avis  de  Pescaire,  résolut-il  de  donner  l'assaut.  Ce 
qui  déterminait  le  connétable  ,  c'est  qu'il  était  urgent  d'en  finir 
par  un  coup  d'éclat  :  il  était  convenu  entre  lui  et  les  alliés  que, 
pendant  qu'il  envahirait  le  midi  de  la  France  ,  les  Espagnols 
feraient  irruption  par  la  Guyenne,  l'Angleterre  par  la  Picardie, 
12  (j 


66  REVUE  DE  PARIS. 

et  l'Allemagne  par  la  Bourgogne.  Mais  Henri  VIII  et  Charles- 
Quint  avaient  manqué  de  parole  ,  et ,  conduit  par  sa  haine  , 
Charles  de  Bourbon  s'était  trouvé  seul  au  rendez-vous.  D'une 
autre  part ,  il  avait  appris  que  les  maréchaux  de  Chabannes  et 
de  Montmorency  venaient  de  combiner  leurs  opérations  avec 
le  comte  de  Carces  ,  et  qu'ils  se  préparaient  à  venir  au  secours 
de  Marseille,  avec  de  nombreuses  troupes  et  une  formidable 
artillerie.  De  plus  ,  on  avait  toujours  manqué  de  vivres  ,  et  on 
commençait  à  manquer  de  munitions.  Pendant  la  journée  du  25, 
Bourbon  fit  donc  toutes  les  dispositions  pour  donner  Passant, 
et  Marseille  pour  le  recevoir.  De  chaque  côté  le  coup  était 
décisif. 

Au  moment  du  coucher  du  soleil,  les  Espagnols,  conduits  par 
Bourbon,  s'avancèrent  vers  la  brèche;  quant  àPescaire,  comme 
il  avait  désapprouvé  cette  tentative  ,  il  regarda  donner  l'assaut 
en  se  croisant  les  bras. 

La  lutte  fut  horrible  ;  trois  fois  Bourbon  ,  au  milieu  des  bou- 
lets, de  la  flamme  ,  de  la  fumée  ,  des  pierres  ,  des  poutres  et  de 
la  poix  bouillante  ,  ramena  les  Espagnols  sur  la  brèche;  trois 
fois  ils  furent  repoussés.  Bourbon  voulut  tenter  un  quatrième 
assaut ,  mais  il  était  nuit  close ,  et  il  lui  fut  impossible  de  les 
rallier. 

Dans  la  nuit  il  apprit  que  Pavant-garde  de  l'armée  française 
était  à  Salon.  Il  ne  fallait  plus  songer  qu'à  se  retirer;  à  trois 
heures  du  matin  le  connétable  donna  l'ordre  de  la  retraite.  Au 
jour  ,  les  Marseillais  virent  fuir  leurs  ennemis  ;  alors  la  vil  e 
tout  entière  accourut  sur  les  remparts,  battant  des  mains  .  et 
poursuivant  les  Espagnols  de  ses  huées.  De  son  côté  la  coule- 
vrine  faisait  de  son  mieux,  et  elle  tira  tant  que  les  ennemis 
furent  à  sa  portée. 

Ainsi,  ce  bal  sanglant  se  fermait  au  son  de  la  même  musique 
qui  l'avait  ouvert.  Et  c'est  cependant  cette  tour  vénérable,  sur 
laquelle  on  avait  placé  la  pièce  principale  de  l'orchestre,  que 
le  conseil  municipal  a  abattue.  Dieu  lui  fasse  paix  dans  ce 
monde  et  dans  l'autre  ! 

A  l'hôtel  de  ville  ,  au  moins,  on  n'a  que  gratté.  Là,  il  y  avait 
l'écusson  de  France ,  fait  par  Puget  .  ce  pauvre  Puget  n'avait 
pu  prévoir  quel  sort  nos  révolutions  réservaient  à  son  œuvre, 
et  il  avait  mis  sur  l'écusson  les  trois  fleurs  de  lis,  qui  avaient 


REVUE  DE  PARIS.  II 

été  les  armoiries  de  saint  Louis,  de  François  Ier  et  de  Louis  XV\ . 
Il  avait  cru  que  les  victoires  de  Mansourah,  de  Marignan  et  de 
Denain  ,  les  avaient  arrosées  d'un  assez  glorieux  sang  pour 
qu'elles  eussent  pris  à  tout  jamais  racine  sur  la  terre  de  France. 
Puget  s'était  trompé  ;  et  son  écusson ,  gratté  par  la  main  du 
peuple,  attend  les  armoiries  nouvelles  qu'il  plaira  à  la  France 
de  se  choisir.  —  Deus  dédit,  Deus  dabit. 

La  première  chose  que  l'on  aperçoit  en  montant  l'escalier  de 
l'hôtel  de  ville  de  Marseille,  c'est  la  statue  de  l'assassin  Liber- 
lat ,  que  son  nom  ,  dans  lequel  l'ignorance  du  peuple  vit  un 
symbole,  protégea  contre  toutes  les  attaques. 

C'était  vers  la  fin  de  l'année  1595;  il  y  avait  par  conséquent 
un  an  que  Henri  IV  était  entré  à  Paris;  tous  les  capitaines  de 
la  ligue  ^'étaient  ralliés  à  lui ,  toutes  les  villes  de  France 
avaient  reconnu  son  pouvoir  ;  il  ne  restait  de  rebelles  parmi  les 
chefs  que  d'Épernon,  Casaulx  et  un  lieutenant  inconnu  nommé 
Laplace  ,  et  parmi  les  villes  que  Grasse,  Brignoles  et  Marseille. 

Henri  IV  avait  vaincu  Mayenne  au  combat  de  Fontaine- 
Française  ,  et  s'était  réconcilié  avec  le  pape  Clément  VIII.  Ces 
deux  nouvelles  répandues  en  même  temps,  l'une  par  Charles  de 
Lorraine,  duc  de  Guise,  fils  du  Balafré,  qu'il  avait  nommé  gou- 
verneur en  Provence  ,  et  l'autre  par  monseigneur  Aquaviva  , 
vice-légat  à  Avignon  ,  avaient  fait  grand  bieu  à  la  cause  du 
Béarnais.  Aussi  Aix  ,  Arles,  Mousliers  ,  Riez,  Aups,  Castellane, 
Ollioules,  Gemenos,  Cegreste  et  Marignane  avaient-elles  ouvert 
leurs  portes  aux  cris  de  :  Vive  le  roi  !  Restait ,  comme  nous 
l'avons  dit ,  d'Épernon  qui  tenait  Brignoles,  Laplace  qui  tenait 
Grasse,  et  Casaulx  qui  tenait  Marseille. 

Un  matin,  un  capitaine  nommé  Granier,  entra  dans  la 
chambre  de  Laplace  comme  celui-ci  déjeunait  :  —  Compagnon, 
lui  dit-il ,  il  faut  mourir  !  —  Et,  joignant  en  même  temps  l'ac- 
tion à  l'exhortation,  il  lui  planta  un  poignard  dans  la  poitrine. 
Il  n'y  avait  rien  à  répondre  à  cela;  Laplace  ouvrit  les  bras, 
poussa  un  soupir  et  mourut.  Les  consuls  ,  ayant  appris  cet 
événement,  parcoururent  aussitôt  la  ville  en  criant  :  Vive  le 
roi!  Puis,  comme  ils  aperçurent  le  duc  de  Guise  qui  s'avançait 
à  la  tète  de  son  avant-garde,  ils  coururent  au  devant  de  lui 
et  lui  ouvrirent  les  portes  au  milieu  des  plus  ardentes  accla- 
mations. 


68  REVUE  DE  PAftlS. 

Il  ne  restait  donc  plus  que  Brignoles  et  Marseille. 
D'Épernon  s'était  vu  abandonné  successivement  par  tous  ses 
capitaines  et  par  une  partie  de  ses  soldats  ;  de  dix  mille  hom- 
mes qu'il  avait  amenés  avec  lui,  à  peine  lui  en  reslail-il  quinze 
cents;  mais,  comme  l'enlêlement  faisait  le  fond  de  son  carac- 
tère ,  il  avait  résolu  de  tenir  jusqu'au  bout  ,  ce  qui  faisait  le 
désespoir  de  Brignoles  et  de  ses  environs.  Un  paysan  du  Val , 
nommé  Bergne,  résolut  de  délivrer  le  pays  de  ce  ligueur  en- 
ragé. 

D'Épernon  avait  pris  son  logis  chez  un  nommé  Roger  ;  la 
communauté  du  Val  devait  deux  charges  de  blé  à  ce  même 
Roger,  qui ,  attendu  que  les  provisions  de  bouche  n'abondaient 
pas,  réclama  le  blé  au  jour  dit.  C'était  justement  ce  qu'atten- 
dait Bergne;  il  porta  les  deux  charges  de  blé  chez  Roger  ,  et , 
leur  substituant  deux  charges  pareilles  de  poudre  ,  lia  les  deux 
sacs  de  la  même  façon  qu'on  avait  l'habitude  de  lier  les  sacs  de 
blé.  Seulement,  dans  la  ligature,  il  prépara  un  artifice  qui  de- 
vait, au  moment  où  l'on  dénouerait  la  corde,  mettre  le  feu  à 
celte  espèce  de  machine  infernale;  puis  il  chargea  tranquille- 
ment son  double  sac  sur  un  mulet,  et  s'en  alla  le  déposer,  à 
l'heure  du  dîner  du  duc,  dans  le  vestibule  placé  précisément 
au  dessous  de  la  salle  où  d'Épernon  prenait  son  repas.  On 
offrit  à  Bergne  d'attendre  que  messire  Roger  ,  qui  était  absent, 
rentrât  pour  lui  donner  son  reçu;  mais  Bergne,  qui  voyait  un 
domestique  s'approcher  du  sac,  et  qui  élait  pressé  de  s'en  aller, 
dit  qu'il  viendrait  le  chercher  un  autre  jour  ,  gagna  la  porte, 
et,  dès  qu'il  en  eut  franchi  le  seuil,  s'enfuit  à  toutes  jambes. 
Il  était  à  peine  au  bout  de  la  rue  qu'une  explosion  effroyable 
se  fit  entendre. 

La  maison  tout  entière  s'écroula.  D'Épernon, resté  à  cheval 
sur  une  poutre,  en  fut  quitte  pour  quelques  meurtrissures. 
Cependant,  comme  la  chose  pouvait  se  renouveler,  et  qu'il 
devait  s'attendre  à  ne  pas  être  toujours  si  heureux;  comme 
d'ailleurs  il  était  enfin  dégoûté  de  cette  guerre  inutile  toute 
semée  de  trahisons  ouvertes  et  de  périls  cachés,  d'Épernon 
abandonna  à  son  tour  la  Provence. 

Restèrent  donc  seulement,  pour  faire  face  à  la  puissance 
croissante  de  Henri  IV,  Marseille  et  Casaulx. 
Comme  tous  les  hommes  qui .  apparus  tout  à  coup ,  ont  joué 


hEVUE  DE  PARIS.  69 

pendant  un  instant  un  grand  rôle  politique,  puis  sont  rentrés 
dans  le  néant  sans  avoir  eu  le  temps  de  dire  leur  dernier  mot , 
Casaulx  fut  jugé  fort  diversement,  non-seulement  par  la  pos- 
térité, mais  encore  par  ses  contemporains.  Les  uns  disaient 
qu'exploitant  les  anciens  souvenirs  de  la  ville  municipale  ,  Ca- 
saulx voulait  briser  les  liens  qui  retenaient  Marseille  au  royaume, 
et  en  faire  une  cité  libre ,  une  république  commerçante  comme 
Gènes  et  Florence ,  ce  que  permettait  de  réaliser  la  position 
topographique  de  la  ville.  Quant  à  lui,  dans  ce  cas,  ses  espé- 
rances auraient  été  ou  le  bonnet  du  doge  ou  la  bannière  du 
gonfalonier. 

D'autres  disaient,  au  contraire,  et,  à  l'appui  de  l'opinion  de 
ceux-ci,  le  président  de  Thou  a  joint  l'autorité  de  la  sienne  ; 
d'autres  disaient  que  Casaulx  nétait  qu'un  ligueur  obstinéqui 
sacrifiait  la  ville  à  son  ambition  ;  ambition  mesquine  qui  se  bor- 
nait au  titre  de  grand  d'Espagne  et  à  la  possession  de  quelque 
marquisat  en  Calabre.  11  faut  l'avouer,  le  président  de  Thou 
pourrait  bien  avoir  raison. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Casaulx  était  maître  absolu  à  Marseille. 
11  avait  des  gardes  du  corps,  il  levait  des  contributions,  il  con- 
fisquait les  biens  des  royalistes,  il  établissait  des  octrois  j  enfin, 
sa  marine  (car  il  avait  une  marine)  ayant  pris  un  bâtiment  parti 
de  Livourne  qui  portait  de  la  part  du  grand-duc  de  Toscane 
des  meubles,  de  l'argenterie  et  des  bijoux  au  roi  de  France,  Ca- 
saulx garda  le  tout  pour  lui  sans  en  rendre  compte  à  la  com- 
mune. Il  est  vrai  que  ce  tout  était  évalué  à  180,000  francs,  ce 
qui  n'est  peut-être  pas  une  excuse  ,  mais  ce  qui  est  au  moins 
une  raison. 

Casaulx  lenaitdonc  Marseille  en  étal  de  guerre  ouverte  quand 
le  reste  de  la  Provence  était  pacifié,  cela  convenait  fort  au 
doge  de  Gènes  et  au  roi  d'Espagne.  Aussi  Jean-André  Doria 
lui  envoya-t-il  quatre  galères  qui  lui  amenaient  chacune  cent 
soldats,  et  Charles  11,  qu  à  grand  tort  dans  les  arbres  généa- 
logiques on  appelle  le  dernier  mâle  de  la  maison  d'Autriche  , 
s'engagea-t-il  à  ne  laisser  jamais  Marseille  manquer  d  hummes 
et  d'argent,  si  Casaulx  voulait  s'engagera  ne  jamais  recon- 
naître pour  roi  Henri  de  Boui  bon  ,  à  n'ouvrir  les  portes  qu'aux 
soldats  espagnols  ,  et  à  ne  former  aucune  alliance  sans  l'auto- 
risation de  la  cour  de  Madrid. 

G. 


70  REVUE  DE  PARIS. 

Casaulx  promit  tout  ce  qu'on  voulut,  et  pour  preuve  qu'il 
était  prêt  à  tenir  tout  ce  qu'il  avait  promis ,  il  fit  en  grande 
pompe  brûler  sur  la  place  de  la  Bourse  l'effigie  de  Henri  IV. 

Cependant  tout  le  monde  ,  à  Marseille,  n'était  point  de  l'avis 
deCasaulx.et  parfois  les  opinions  contraires  s'exprimaient  de 
façon  à  ne  laisser  aucun  doute  sur  leur  énergie.  Un  soir  que 
Casaulx  se  promenait  sur  la  Place-Neuve ,  quatre  coups  de  feu 
partirent  des  fenêtres  d'une  maison,  et  tuèrent  Jean  Allovélis, 
son  cousin  5  comme  il  commençait  à  faire  nuit,  les  assassins 
purent  se  sauver. 

Un  autre  conspirateur  nommé  d'Atria  eut  moins  de  bonheur 
et  paya  de  sa  vie  une  tentative  du  même  genre  :  celui-là  ,  qui 
était  un  moine  ,  avait  eu  l'idée  de  faire  sauter  le  consul.  A  cet 
effet,  il  s'associa  un  autre  moine  nommé  Brancoli,  étions  deux 
résolurent  de  profiler  d'une  des  fêtes  de  Noël,  et  de  choisir  le 
moment  où  Casaulx  viendrait  adorer  le  saint  Sacrement  dans 
l'église  des  Prêcheurs.  Un  pélard  devait  être  placé  sous  le  banc 
où  il  avait  l'habitude  de  s'agenouiller.  Malheureusement  Bran- 
coli confia  le  complot  à  son  beau-frère  Bequet;  Bequet  couru! 
chez  Casaulx,  et  avoua  tout,  à  condition  qu'il  ne  serait  rien  fait 
à  Brancoli.  Casaulx  tint  parole,  il  pardonna  à  Brancoli,  mais 
il  fit  pendre  d'Atria,  ordonna  que  son  corps  fut  jeté  dans  un 
bûcher  ;  puis  ,  lorsque  le  corps  fut  consumé  ,  il  en  dispersa  les 
cendres  au  vent. 

Ces  deux  tentatives  étaient  peu  rassurantes  pour  ceux  qui 
pouvaient  avoir  quelque  envie  de  s'engager  dans  une  nou- 
velle conspiration.  Cependant,  il  y  eut  un  homme  nommé  Li- 
berlat,  qui  ne  désespéra  point  d'arriver  à  un  résultat  plus 
décisif. 

Comme  Casaulx,  Liberlat  a  été  jugé  de  deux  façons  diffé- 
rentes :  les  uns  ont  voulu  voir  en  lui  un  vrai  ami  de  l'indépen- 
dance marseillaise,  qui ,  à  l'exemple  de  Lorenzo  de  Médieis. 
aurait  feint  toutes  sortes  de  complaisance  et  d'amitiés  pour  le 
consul,  afin  de  prendre  son  temps,  et  par  conséquent  d'être 
plus  certain  de  réussir;  les  autres  n'ont  vu  dans  Libellât  qu'un 
assassin  soldé  qui  avait  fait  ses  conditions  d'avance  ,  et  qui  ne 
s'était  engagé  à  commettre  le  crime  que  décidé  par  l'espoir 
d'une  belle  récompense.  Il  faut  encore  avouer,  à  la  honte  de 
l'humanité,  que  les  derniers  pourraient  bien  avoir  raison.  En 


RE  Vit  DE  PAK!>.  71 

effet .  les  conditions  de  cet  assassinat  éiaient  que  Liberlat  re- 
cevrait la  charge  de  viguier,  le  commandement  de  la  porte 
Réale,  celui  du  fort  île  Notre-Dame  de  la  Garde,  celui  de  deux 
galères,  60.000  écus  comptants,  une  terre  de  2.000  écus  de 
rente,  une  abbaye  de  1,500  écus  et  les  droits  d'entrée  sur  l'épi- 
cerie et  sur  la  droguerie.  A  côté  de  la  part  du  lion ,  il  y  avait 
d'autres  parts  faites  pour  les  assassins  subalternes.  Quant  à 
Marseille  ,  elle  conserverait  ses  immunités  ;  une  chambre  sou- 
veraine de  justice  y  serait  établie  ,  et  une  amnistie  générale  y 
serait  proclamée. 

Le  duc  de  Guise  ,  avec  lequel  on  avait  arrêté  ces  différentes 
conditions,  fut  informé  que  tout  était  prêt,  et  qu'on  n'attendait 
qu'une  occasion  favorable.  Enfin,  le  17  janvier  1596  fut  choisi 
pour  le  jour  de  l'exécution  ,  et  le  duc  de  Guise  en  reçut  avis  . 
pour  qu'jl  pût  se  tenir  prêt  à  entrer  dans  la  ville.  Le  16,  les 
conjurés  communièrent  dans  Téglise  des  religieuses  de  Sion,  et 
prièrent  longtemps  devant  le  saint  Sacrement,  qu'ils  avaient 
fait  tirer  du  tabernacle,  afin,  dit  le  chroniqueur,  de  recom- 
mander leur  affaire  à  Dieu. 

Le  duc  de  Guise  fut  exact  au  rendez-vous  ;  il  arriva  presque 
sous  les  remparts ,  dans  la  nuit  du  16  au  17  ;  mais  il  y  était  à 
peine  qu'un  religieux  minime ,  ayant  aperçu  des  fenêtres  de 
son  couvent  une  grosse  troupe  de  soldats  dont  les  armes  bril- 
laient dans  l'obscurité,  accourut  tout  essoufflé  près  de  Casaulx. 
et  le  prévint  que  des  ennemis  rôdaient  autour  des  murailles,  et 
allaient  sans  doute  tenter  quelque  surprise. 

Casaulx,  qui  était  un  peu  souffrant,  et  qui  d'ailleurs  peut-être 
n'ajoutait  pas  une  foi  entière  aux  discours  du  moine  ,  envoya 
Louis  Daix  pour  reconnaître  celte  troupe.  Louis  Daix  sortit  par 
la  porte  Réale ,  dont  la  garde  était  confiée  à  Liberlat.  A  peine 
fut-il  sorti  que  Liberlat  abattit  le  trébuchet  derrière  lui  de 
telle  manière  qu'il  ne  pût  rentrer. 

Louis  Daix  ne  poussa  pas  loin  son  exploration  nocturne,  li 
ne  larda  pas  à  se  heurler  contre  une  troupe  de  soldats  roya- 
listes qui  était  sous  le  commandement  du  seigneur  d'Alamau- 
non.  Dès  les  premiers  coups  de  feu  qui  furent  échanges,  les 
canons  du  rempart  se  mêlèrent  a  la  partie.  Le  duc  de  Guise 
crut  que  tout  était  perdu;  mais  Libellât  trouva  le  moyen  de 
lui  faire  dire  qu'il  tînt  bon,  et  que  tout  ce  vacarme  ne  signifiait 


72  REVUE  DE  PARIS. 

rien.  Le  duc  de  Guise  suivit  l'avis  à  la  lettre.  Louis  Daix,  re- 
poussé avec  sa  troupe,  voulut  rentrer  dans  la  ville  ,  dont  il 
trouva  la  porte  fermée.  Il  allait  être  pris,  lorsqu'un  pêcheur 
lui  jeta  une  corde.  Louis  Daix.  qui  était  poursuivi  de  près,  s'y 
cramponna  de  toutes  ses  forces;  le  pêcheur  tira  la  corde  à  lui , 
et,  après  de  grands  efforts,  finit  par  amener  le  viguier  sur  la 
muraille. 

Le  jour  parut  ;  Liberlat  regarda  autour  de  lui ,  et  vit  que  , 
selon  son  ordre,  tous  les  conjurés  à  peu  près  l'avaient  rejoint. 
C'étaient  ses  deux  frères,  ses  deux  cousins,  Jean  Laurent,  Jac- 
ques Martin,  Jean  Viguier  et  deux  autres.  Alors,  dit  le  chroni- 
queur, Pierre  Libertat,  qui  avait  besoin  de  Casaulx,  le  fit  prier 
de  se  rendre  sans  retard  à  la  porte  Réale,  attendu  que,  l'ennemi 
se  montrant  sur  tous  les  points,  il  croyait  sa  présence  néces- 
saire pour  entretenir  le  courage  du  soldat. 

Casaulx,  qui  n'avait  conçu  aucun  soupçon,  appela  ses  gar- 
des du  corps  ,  et ,  leur  ayant  ordonné  de  s'armer  ,  s'achemina 
avec  eux  vers  la  porte  Réale,  sans  même  prendre  la  précaution 
de  s'armer  lui-même.  Alors  un  soldat,  le  voyant  venir  de  loin, 
dit  à  Libertat,  qui  regardait  d'un  autre  côté  : 

—  Capitaine,  voici  M.  le  consul  Casaulx. 

Libertat  se  retourna  vers  le  consul,  et  le  vit  effectivement 
venir  à  lui.  Il  marchait  entre  deux  pelotons  d'une  vingtaine 
d'hommes  chacun,  et  venait  d'un  grand  pas.  Mais  Liberlat  était 
si  impatient  qu'il  ne  put  attendre  que  Casaulx  l'eût  rejoint;  il 
marcha  droit  à  lui,  et  arriva  en  face  du  premier  peloton  de 
mousquetaires.  Il  mit  l'épée  à  la  main.  Cette  action  parut 
étrange  au  brigadier  qui  les  conduisait;  aussi  voulut-il  arrêter 
Libertat  en  lui  présentant  la  pointe  de  sa  hallebarde;  mais 
Libertat  saisit  la  hallebarde  par  le  bois,  et  lui  fendit  la  tète  d'un 
coup  de  son  épée.  Au  même  instant  cinq  ou  six  mousquetades 
éclatèrent  :  quoique  tirées  à  bout  portant,  aucune  d'elles  ne  le 
blessa.  Alors,  appelante  lui  ses  amis,  il  se  jeta  dans  les  rangs 
des  gardes  du  corps,  qui,  se  rompant  devant  lui,  lui  ouvrirent 
un  passage  jusqu'au  consul.  Celui-ci,  tout  ébloui  de  ce  feu  et  de 
ce  bruit,  tira  à  moitié  son  épée  en  reculant  devant  Libertat,  et 
en  lui  disant  : 

—  Que  voulez-vous  de  moi ,  capitaine  ? 

—  Je  veux  vous  faire  crier  vive  le  roi!  dit  Libertat;  et  en 


KEVUE  DE  PARIS.  73 

même  temps  il  frappa  Casaulx'  à  la  poitrine  d'un  tel  coup,  que 
l'épée  lui  traversa  tout  le  corps  ,  et  sortit  sanglante  entre  ses 
deux  épaules. 

Si  effroyable  que  fût  celte  blessure ,  Cassaulx  ne  fut  pas  lue 
raide  ;  car,  étant  tombé  d'abord  la  face  contre  terre ,  il  se  re- 
leva sur  un  genou.  En  ce  moment  Barthélémy  Libertat ,  frère  de 
Pierre,  lui  donna  un  coup  de  pique  derrière  le  cou.  Cette  fois 
Casaulx  tomba  pour  ne  plus  se  relever. 

Le  même  jour,  le  duc  de  Guise  prit  possession  de  la  ville  de 
Marseille  au  nom  du  roi  Henri  IV,  après  avoir  juré  le  maintien 
des  privilèges  de  la  commune,  ainsi  quetous les  gouverneurs 
avaient  accoutumé  de  faire. 

De  son  côté,  Libellât  reçut  ce  qui  lui  avait  été  promis  : 
grades,  honneurs,  argent,  terre  et  abbaye.  On  fit  même  plus  : 
on  lui  tailla  une  statue  de  marbre.  C'est  cette  statue  en  face  de 
laquelle  on  se  trouve  en  entrant  dans  l'hôtel  de  ville  de  Marseille. 
Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux  dans  cette  statue ,  c'est  qu'au- 
jourd'hui encore  elle  tient  à  la  main  l'épée  avec  laquelle  Pierre 
Libertat  a  tué  Casaulx. 

Comme  l'hôtel  de  ville  ne  renferme  d'ailleurs  rien  de  remar- 
quable ,  on  peut  se  dispenser  de  monter  plus  haut  que  les  dix 
premières  marches. 

Après  la  ligue  vint  la  fronde.  Marseille  se  divisa  en  deux 
partis,  les  canivets  ou  mazarinistes  ,  c'est-à-dire  partisans  du 
roi,  et  les  sabreurs,  ou  partisans  des  princes.  De  1651  à  1657. 
on  se  sabra  et  on  s'arquebusa  dans  les  rues  de  Marseille.  Enfin 
on  souffla  à  Louis  XIV  que  tout  le  mal  venait  de  ce  que,  les 
Marseillais  nommant  leurs  consuls  eux-mêmes,  ces  consuls 
étaient  naturellement  portés  à  l'indulgence  envers  leurs  com- 
patriotes. Or,  l'indulgence  ,  comme  on  sait ,  est  un  pauvre  re- 
mède en  fait  de  guerre  civile. 

C'étaient  là  de  ces  avis  comme  il  faisait  bon  d'en  donner  au 
roi  Louis  XIV;  aussi  fut-il  parfaitement  de  l'opinion  de  Louis  de 
Vento ,  qui  lui  conseillait  de  casser  les  consuls  nommés  par  le 
peuple  ,  et  d'en  nommer  d'aulres  lui-même.  Le  roi  demanda  une 
liste  ;  Louis  de  Vento  présenta  Lazare  de'  Vento  ,  Labane  ,  Bo- 
niface  Pascal  el  Joseph  Fabre  pour  consuls,  et  Jean  Descamps 
pour  assesseur.  Louis  XIV  signa  de  confiance ,  et  chargea  Louis 
de  Vendôme,  duc  de  Mercœur  ,  pair  de  France  et  mari  d'Anne 


74  KEYLE  DE  PARIS. 

de  Montmorency,  son  gouverneur  en  Provence,  do  veiller  à 
l'exécution  de  l'ordonnance  qu'il  venait  de  rendre. 

La  précaution  n'était  point  inutile.  Les  nouveaux  consuls , 
s'étant  rendus  à  l'hôtel  de  ville  pour  prendre  la  place  de  leurs 
prédécesseurs ,  furent  hués  par  toutes  les  rues  où  ils  passèrent; 
mais,  se  sentant  fortement  soutenus,  ils  ne  se  découragèrent 
point,  et,  comme  des  corsaires  avaient  été  vus  le  long  des 
côtes,  ils  saisirent  ce  prétexte  pour  faire  prier  le  chevalier  de 
Vendôme,  fils  du  duc  de  Mercœur ,  d'entrer  dans  le  port  avec 
sa  galère.  C'était  un  moyen  d'introduire  des  soldats  dans  la 
ville ,  au  mépris  de  ses  privilèges. 

La  ville  indignée  se  souleva  tout  entière.  I!  en  est  ainsi  de 
îoutes  ces  têtes  provençales  pleines  de  mistral  et  de  soleil  :  une 
éiincelle  y  met  le  feu,  et  en  Provence  tout  feu  est  un  incendie. 

Gaspard  de  Nioselle  prit  la  direction  de  la  révolte.  C'était  un 
homme  de  cœur  et  qui  jouissait  d'une  grande  popularité;  aussi 
dix  ou  douze  de  ces  beaux  noms  marseillais,  si  sonores  dans  la 
langue  et  si  retentissants  dans  l'histoire,  accoururent  à  son 
premier  appel  et  se  réunirent  à  lui.  Le  15  juillet  1658,  pendant 
que  les  consuls  sont  on  séance,  on  veut  forcer  l'hôtel  de  ville. 
Des  coups  de  fusils  sont  échangés;  Nioselle  reçoit  une  légère 
blessure  qui  exaspère  ses  partisans.  L'hôtel  de  ville  allait  être 
pris,  lorsque  les  consuls  envoient  "un  médiateur  aux  insurgés. 
Ce  médiateur  était  Foriia  de  Piles  ;  il  promit  au  nom  des  consuls 
que  la  galère  sera  renvoyée.  Tout  se  calme  ,  et  chacun  rentre 
chez  soi. 

Le  19,  on  apprend  à  la  bourse  qu'au  lieu  de  renvoyer  la  ga- 
lère, les  consuls  ont  fait  demander  de  nouveaux  renforts.  En 
même  temps,  le  bruit  se  répand  que  Nioselle  vient  d'être  arrêté. 
A  ces  deux  nouvelles,  l'émeute,  à  peine  éteinte,  reprend  feu.  La 
présence  de  Nioselle ,  au  lieu  de  calmer  les  esprits  ,  les  exaspère. 
I!  se  met  à  la  tète  des  révoltés  avec  son  frère  ,  le  commandeur 
de  Cugex.  Les  portes  se  ferment,  les  bourgeois  se  rassemblent 
en  armes ,  les  femmes  se  mettent  aux  fenêtres  et  les  excitent  ; 
les  soldats ,  que  les  consuls  appellent  à  leur  aide ,  sont  repoussés; 
Fortia  de  Piles,  qui  veut  une  seconde  fois  se  présenter  comme 
parlementaire ,  a  son  valet  tué  à  ses  côtés  ;  on  marche  sur  l'hôtel 
de  ville  ;  l'hôtel  de  ville  est  enveloppé  de  la  fumée  des  mous- 
quels  e!  sillonné  par  les  balles.  L'un  des  consuls  se  déguise  en 


REVUE  DE  PARIS.  fS 

abbé  et  se  sauve  ;  les  deux  autres  attachent  des  serviettes  au 
bout  de  leurs  cannes  pour  indiquer  qu'ils  se  rendent  à  discrétion . 
Les  soldats  sont  chassés  de  la  ville  dans  la  galère ,  la  galère  à 
son  tour  est  chassée  du  port;  elle  double  la  tète  du  More  ,  et 
gagne  la  haute  mer  aux  applaudissements- de  toute  la  ville. 

Nioselle  était  tout-puissant  à  Marseille;  il  se  servit  de  cette 
autorité  pour  mettre  la  ville  sur  le  pied  de  défense  le  plus  res- 
pectable qu'il  pût.  Mais,  de  son  côté  ,  le  duc  de  Mercœur  avait 
fait  bonne  diligence  ;  un  corps  de  troupes  royales  s'était  avancé 
jusqu'à  Vitrolles,  un  autre  aux  Pennes,  un  troisième  à  Aubagne. 
et  le  chevalier  Paul  de  Vendôme  vint  bloquer  le  port  avec  six 
vaisseaux  :  Marseille  était  cernée  par  terre  et  par  mer. 

Cependant,  cette  fois  encore,  les  choses  s'arrangèrent:  le 
duc  de  Mercœur  était  de  l'avis  d'Alexandre  VI,  qui  ne  voulait 
pas  la  mort  du  pécheur,  mais  qu'il  vécût  et  qu'il  payât.  Ma- 
zarin  en  outre,  comme  on  sait,  lui  permettait  encore  de  chanter. 
Il  fallait  que  le  pécheur  fût  bien  endurci  pour  se  plaindre. 

Non-seulement  le  pécheur  se  plaignit,  mais  à  peine  le  duc  de 
Mercœur  eut-il  cessé  de  peser  sur  lui  par  sa  présence,  qu'il  se 
révolta  de  nouveau.  A  la  placedes  consuls  nommés  parle  roi,  ou 
nomma  François  de  Bausset,  Vacer  et  Lagrange;  l'avocat  ût 
Loule  eut  le  chaperon  d'assesseur.  Comme  on  le  voit ,  il  n'y 
avait  rien  de  fait,  et  tout  était  à  recommencer. 

Le  16  octobre  1659,  La  Gouvernelle,  lieutenant  des  gardes 
du  duc  de  Mercœur,  arriva  à  Marseille  ;  il  était  porteur  d'un  dé- 
cret de  prise  de  corps  du  parlement  d'Aix  contre  Gaspard  de 
Nioselle.  Il  venait  de  lire  ce  décret  aux  consuls  ,  lorsque  les  par- 
tisans de  Nioselle  s'élancèrent  dans  la  chambre  des  séances  , 
déchirèrent  le  décret  du  parlement  d'Aix,  et  arrachèrent  lei 
moustaches  de  La  Gouverneile.  Cette  fois,  c'était  trop  fort. 
Louis  XIV  décida  qu'il  viendrait  lui-même  mettre  tous  ces  mu- 
tins à  la  raison. 

En  effet,  le  12  du  mois  de  janvier  16fi0,  le  roi  passa  le 
Rhône  à  Tarrascon ,  et  le  17,  accompagné  de  la  reine-mère, 
du  duc  d'Anjou,  de  Mademoiselle,  du  cardinal  Mazarin,  du 
prince  de  Conti ,  du  comte  de  Suissons  et  de  la  comtesse  pala- 
tine de  Nevers,  il  faisait  son  entrée  à  Aix  par  la  porte  des  Au- 
gustins. 

Marseille  savait  qu'avec  Louis  XIV  il  n'y  avait  point  à  plai- 


76  REVUE  DE  PARIS. 

santer.  Son  entrée  au  parlement,  tout  botté  et  tout  éperonné, 
avait  eu  un  grand  retentissement  par  toute  la  France  ;  et  encore 
à  cette  heure  ,  c'était ,  non  pas  le  fouet ,  mais  t'épée  à  la  main , 
que  Sa  Majesté  se  présentait. 

Comme  Moselle  était  le  plus  coupable,  on  le  força  de  se  ca- 
cher. Il  trouva  .  avec  deux  de  ses  amis,  un  refuge  dans  le  sou- 
terrain des  Capucins ,  puis  on  envoya  au  roi ,  afin  de  le  dés- 
armer ,  Etienne  de  Puget,  évéque  de  Marseille. 

Élienne  de  Puget  parut  (rès-fla lié  du  choix  que  ses  compatriotes 
avaient  fait  de  lui;  mais  comme  il  avait,  à  l'endroit  de  la  ré- 
volte même  pour  laquelle  il  allait  demander  grâce,  quelques 
peccadilles  à  se  reprocher .  il  résolut  d'intéresser  le  roi  en  ajou- 
tant une  vingtaine  d'années  à  son  âge.  Il  y  réussit  en  se  couvrant 
la  tête  d'une  immense  calotte ,  en  imprimant  à  ses  jambes  un 
tremblement  continuel  ,  et  en  condamnant  sa  figure  à  une  cer- 
taine grimace  qu'il  avait  étudiée  devant  le  miroir,  et  qui  avait 
Eavanlage  d'en  faire  ressortir  toutes  les  rides.  Ce  fut  ces  pré- 
cautions prises,  qu'il  se  présenta  devant  le  roi. 

Le  jeu  fut  si  bien  joué  que  Louis  XIV  en  fut  dupe.  Il  s'ap- 
procha tout  près  de  l'évêque ,  baissa  la  tête  pour  l'entendre ,  car 
le  pauvre  prélat  était  si  courbé  et  avait  la  voix  si  faible,  que 
ses  paroles  ne  pouvaient  monter  jusqu'à  l'oreille  du  roi.  Aussi  le 
roi  attendri  ordonna-t-il  qu'on  présenlàt  un  fauteuil  à  l'am- 
bassadeur; l'ambassadeur  fit  quelque  façon  pour  la  forme,  mais, 
enchanté  au  fond  de  son  succès,  il  finit  par  s'asseoir  sur  son 
siège ,  où  .  une  fois  établi  ,  un  si  violent  accès  de  toux  prit  le 
pauvre  vieillard  ,  que  la  cour  crut  qu'il  allait  passer  dans  une 
quinte.  Plusieurs  abbés  de  la  suite  de  Mazarin,  voyant  une 
bel  le  occasion  d'obtenir  de  l'avancement,  s'approchèrent  aussi  tôt 
du  cardinal  et  lui  demandèrent  la  survivance  de  l'évêque.  Au 
premier,  Mazarin  ne  dit  rien,  au  second  il  se  contint  encore; 
mais  au  troisième,  il  appela  son  capitaine  des  gardes,  et,  lui 
montrant  l'évêque,  qui,  plié  en  deux  dans  son  fauteuil,  con- 
tinuait de  jouer  son  rôle  avec  le  plus  grand  succès  : 

—  Monsou  de  Bésémauv; .  lui  dit-il  avec  cet  accent  italien  qui 
donnait  un  si  plaisant  relief  à  ses  facéties  habituelles,  faites- 
moi  le  plaisi  de  louer  monsou  du  Poujet. 

Chacun  resta  frappé  de  stupeur.  Bezemaux  fit  un  geste  in- 
stinctif de  refus.  L'évêque  bondit  de  son  fauteuil  sur  ses  pieds; 


REVUE  DE  PARIS.  77 

Louis  XIV  seul ,  qui  s'attendait  à  quelque  plaisanterie  ,  se  mit 
à  sourire.  Les  solliciteurs  eux-mêmes  eurent  l'air  de  trouver 
que  cette  façon  de  faire  vaquer  la  prélatine  était  bien  expédi- 
tive. 

—  Messieurs,  dit  alors  Mazarin  ;  eh  !  que  voulez-vous  que  je 
fasse;  il  faut  bien  que  je  commande  de  le  louer  ,  puisque  vous 
n'avez  pas  la  patience  d'attendre  qu'il  soit  mort. 

Malgré  la  bonne  humeur  de  Mazarin  ,  qui  lui  avait  fait  une  si 
belle  peur,  l'évêque  ne  put  rien  obtenir  de  positif.  Louis  XIV 
dit  qu'il  verrait  sur  les  lieux  mêmes  ce  qu'il  y  avait  à  faire,  et  il 
envoya  ,  pour  l'annoncer  à  Marseille,  le  duc  de  Mercœur  avec 
sept  mille  hommes. 

La  manière  dont  le  duc  de  Mercœur  accomplit  sa  mission 
n'était  point  rassurante,  les  consuls  étaient  venus  au-devant 
de  lui  jusqu'à  Avenc ,  et  il  leur  avait  donné  Tordre  d'aller 
l'attendre  à  l'hôtel  de  ville.  En  entrant  à  Marseille,  le  duc  de 
Mercœur  avait  marqué  certaines  places ,  et  à  ces  places ,  à  l'in- 
stant même,  on  avait  dressé  des  potences  ;  puis  il  s'était  rendu  à 
la  maison  commune,  était  entré  dans  la  salle  des  délibérations 
municipales  au  milieu  de  ses  gardes,  et  voyant  les  consuls  qui 
l'attendaient  debout  et  la  tête  découverte  ,  il  leur  avait  dit  : 

—  Messieurs  ,  je  vous  crois  plus  malheureux  que  coupables  , 
mais  vous  êtes  tombés  dans  la  disgrâce  du  roi.  Sa  Majesté  ne 
veut  plus  que  vous  soyez  consuls,  ni  qu'à  l'avenir  il  y  ait  des 
magistrats  de  ce  nom;  elle  a  résolu  de  changer  la  forme  du 
gouvernement  de  la  ville  ;  m'ayant  commandé  de  vous  déposer 
et  de  remettre  votre  autorité  aux  mains  de  M.  de  Piles,  pour 
commander  aux  habitants  et  aux  gens  de  guerre  qui  y  sont  et  y 
seront  en  garnison  .  jusqu'à  ce  que  Sa  Majesté  ait  réglé  la  forme 
du  gouvernement  politique. 

Lorsqu'il  eut  fini  ce  discours ,  le  duc  de  Mercœur  fit  un  signe 
au  capitaine  de  ses  gardes,  qui  s'approcha  des  consuls  et  leur 
prit  des  mains  les  chaperons  de  velours  cramoisi  liserés  de  blanc, 
signes  de  leurs  charges.  Ainsi  dépouillés,  les  consuls  se  reti- 
rèrent, et  comme  ils  se  reliraient,  le  duc  leur  dit  encore  que 
toutes  les  aulres  charges  municipales,  même  celle  de  capitaine 
de  quartier,  étaient  maintenues,  et  que  les  soldats  payeraient 
cequ'ils  prendraient.  Le  même  jour,  pour  montrer  que  les  ordres 
du  roi  étaient  exécutés,  il  envoya  les  quatre  chaperons  à  Ma- 

12  7 


78  REVLE  DE  PARIS. 

zarin.  Puis  les  soldats  campèrent  dans  les  ruesj  on  scia  par  le 
milieu  lous  les  canons  de  bronze,  et  même  cette  vieille  couic- 
vrine  de  glorieuse  mémoire  ,  devant  laquelle  avait  reculé  Bour- 
bon. Enfin  ,  on  pratiqua  une  brèche  dans  la  muraille,  le  roi 
ayant  déclaré  qu'il  voulait  entrer  dans  Marseille  comme  dans 
une  ville  prise  d'assaut. 

En  effet ,  le  roi ,  après  avoir  visité  la  Sainte-Beaume  ,  après 
s'être  montré  ,  resplendissant  comme  le  soleil ,  qui  était  sa  de- 
vise ,  à  Toulon,  à  Hières,  à  Solier,  à  Brignoles ,  et  à  Nolre- 
Dame-de-Gràces ,  se  voila  le  front  du  nuage  de  sa  colère  ,  el , 
le  2  mars  16G0 ,  à  quatre  heures  de  l'après-midi ,  se  présenta  à 
cheval  devant  la  brèche. 

Arrivé  là  ,  il  jeta  les  yeux  sur  la  porte  toute  honteuse  du  dé- 
dain royal  dont  elle  venait  d'être  l'objet,  et,  voyant  au-dessus 
d'elle  une  grande  plaque  de  marbre  noir  sur  laquelle  était  écrit 
en  lettres  d'or  :  Sub  cujus  imperio  summa  libertas  (soi:s 
quelque  empire  que  ce  soit ,  liberté  entière) ,  il  demanda  ce  que 
c'était  que  celle  inscription. 

On  lui  répondit  que  c'était  la  devise  de  Marseille. 
—  Sous  mes  prédécesseurs,  c'est  possible,  répondit  Louis  XIV, 
mais  no:i  pas  sous  moi, 

A  ces  mots  ,  il  fit  un  gesle  ,  et  la  plaque  fut  arrachée. 
Le  roi  s'arrêta  jusqu'à  ce  que  son  ordre  fut  exécuté  ,  puis  il  e 
remit  en  chemin.  Sur  la  brèche  ,  il  trouva  de  Piles  à  genoux.  Le 
nouveau  gouverneur  venait  lui  présenter,  sur  un  plat  d'argent, 
les  clés  d'or  de  la  ville.  Le  roi  fit  le  geste  de  les  prendre,  puis 
les  reposant  aussitôt  sur  le  bassin  :  —  Gardez-les ,  de  Piles,  lui- 
dit-il,  vous  les  gardez  fort  bien  .je  vous  les  donne. 

Derrière  le  roi  marchait  un  capitaine  provençal  nommé  Wal- 
trick.  à  la  tête  de  deux  compagnies  ;  mais  celui-ci  se  fit  ouvrir 
la  porte  ,  et  comme  on  lui  objectait  que  la  brèche  avait  été  pra- 
tiquée pour  qu'il  y  passât  :  —  Ce  serait  insulter  la  patrie,  ré- 
pondit-il :  celle  brèche  peut  être  bonne  pour  un  roi  ;  mais  nous 
autres ,  capitaines  et  gens  d'armes ,  nous  ne  passons  que  par  les 
brèches  faites  à  coups  de  canon. 

Le  roi  alla  loger  dans  l'hôtel  de  Biquelli  de  Mirabeau.  C'était 
l'aïeul  du  Mirabeau  qui  devait,  un  siècle  après,  ébranler  si 
violemment  cette  monarchie  que  Louis  XIV  croyait  éternelle. 
Quant  à  l'hôtel ,  c'élait  le  même  qui  existe  encore  sur  la  place 


BEVUE  DE  PARIS.  79 

de  Lenche ,  el  qui  sert  aujourd'hui  d'hospice  aux  Enfants  de.  Ut 
Providence. 

Sur  toute  sa  route,  le  roi  n'avait  rencontré  que  des  hommes; 
pas  un  visage  féminin  ne  s'était  montré;  le  jeune  roi  el  ceux 
qui  l'accompagnaient ,  sans  en  excepter  le  cardinal,  avaient  si 
bonne  réputation  .  qu'il  en  était  ainsi  à  toutes  les  entrées  royales. 
Les  femmes  et  les  filles  en  étaient  aussi  désespé.éts  que  !e  roi 
et  ses  courtisans;  mais  à  cette  époque,  les  pères  al  les  maris 
n'entendaient  point  encore  raison  là-dessus. 

Moselle  fut  condamné  à  avoir  la  tète  tranchée:  l'arrêt  portait 
en  outre  que  lui  et  sa  postérité  seraient  dégradés  de  la  noblesse, 
que  le  bourreau  briserait  ses  armes ,  que  l'on  raserait  sa  maison, 
et  que  sur  l'emplacement  de  cette  maison  une  pyramide  infa- 
mante serait  élevée. 

Cet  arrêt  fut  fidèlement  exécuté  ,  à  l'exception  cependant  de 
la  partie  la  plus  importante.  Quoiqu'on  eût  mis  la  tète  de  Mo- 
selle à  prix  à  la  somme  de  G, 000  livres  ,  nul  ne  se  souilla  d'une 
délation,  et  Moselle  parvint  à  gagner  Barcelone,  où  il  resta 
exilé  cinquante-cinq  ans. 

Au  bout  de  cinquante-cinq  ans  ,  Louis  XIV,  vieux  et  tout  près 
de  mourir,  lui  pardonna  :  Nioselle  rentra  dans  sa  patrie,  vit 
raser  la  pyramide  qui  déshonorait  son  nom .  fut  réintégré  dans 
sa  noblesse  ,  et  mourut  dans  la  même  année ,  comme  s'il  n'eût 
attendu  que  sa  réhabilitation  pour  mourir. 

Quant  à  Louis  XIV.  un  jour  qu'il  se  promenait  à  Marseille 
et  qu'il  voyait  toutes  les  charmantes  maisons  qui  entourent  la 
ville,  riant  au  soleil  et  étalant  leurs  murs  blancs,  leurs  toits 
roses  et  leurs  contrevents  verts,  sous  les  pins  qui  les  couvrent, 
il  demanda  comment,  dans  le  langage  du  pays  .  on  nommait 
ces  jolies  demeures. 

—  On  les  nomme  bastides  ,  répondit  Forlia  de  Piles. 

—  C'est  bien  ,  dit  Louis  XIV;  eh  bina!  moi  aussi,  je  veux 
avoir  une  bastide  à  Marseille.  Duc  de  Mercœur,  cherchez-moi 
un  emplacement,  je  me  charge  de  vous  envoyer  un  architecte. 

L'emplacement  fut  choisi  ,  en  face  de  la  tour  Saint-Jean  , 
bâtie  par  le  roi  René  ;  l'architecte  fut  Vauban  ;  la  bastide  s'ap- 
pela le  fort  Saint-Nicolas. 

Sur  la  première  pierre  qui  fut  posée  en  grande  pompe,  on 
grava  l'inscription  suivante,  ijue  nous  traduisons  {\u  latin  el 


80  REVUE  DE  PARIS. 

français ,  pour  la  plus  grande  commodité  de  nos  lecteurs  : 
«  De  peur  que  la  fidèle  Marseille,  trop  souvent  en  proie  aux 
criminelles  agitations  de  quelques-uns ,  ne  perdît  enfin  la  ville 
et  le  royaume  ou  par  la  fougue  des  plus  hardis,  ou  par  une  trop 
grande  passion  de  liberté;  Louis  XIV,  roi  des  Français,  a 
pourvu  à  la  sûreté  des  grands  et  du  peuple  en  construisant  cette 
citadelle.  Le  roi  l'a  ordonné  ;  Jules  Mazarin  ,  cardinal ,  après  la 
paix  signée  aux  Pyrénées,  l'a  conseillé;  Louis  de  Vendôme, 
gouverneur  de  Provence ,  Ta  exécuté. 

«1660.» 
Le  fort  Saint-Nicolas  fut  démoli  en  89. 

V. 

Autrefois,  la  première  chose  que  Ton  disait  à  l'étranger  qui 
arrivait  à  Marseille  et  qui  voulait  manger  des  clovis  et  de  la 
bouillabesse,  les  deux  mets  nationaux  des  Phocéens,  c'étaient 
ces  mots  sacramentels  :  Connaissez-vous  Policar  ?  Et  l'étranger 
répondait  :  Oui,  je  connais  Policar.  — Car  Policar  était  connu 
du  monde  entier. 

Qui  a  fait  descendre  Policar  du  haut  de  sa  grandeur?  qui  a 
renversé  sa  statue  du  piédestal?  c'est  ce  que  j'ignore;  mais  ce 
que  je  sais,  c'est  que  lors  de  mon  dernier  voyage,  quand  j'ai 
parlé  de  Policar,  tout  le  monde  m'a  ri  au  nez.  J'ai  voulu  insis- 
ter ,  car  je  me  rappelais  Policar  avec  reconnaissance.  Alors 
quelqu'un  m'a  demandé  si  je  revenais  d'Aslracan.  Sous  peine 
d'être  berné  comme  Sancho  ,  il  fallait  en  rester  là  ;  cependant, 
au  bout  d'un  instant ,  comme  je  tenais  à  manger  des  clovis  et 
de  la  bouillabesse,  je  me  hasardai  à  dire  : 

—  Eh  mais,  alors,  où  irons-nous? 

—  Chez  Courly,  au  Prado.  » 

Je  compris  que  c'était  Courly  qui  avait  remplacé  Policar. 
En  attendant  l'heure  de  nous  rendre  au  lieu  indiqué ,  nous  al- 
lâmes faire  un  tour  sur  le  port. 

Le  port  de  Marseille  est  le  plus  curieux  que  j'aie  vu,  non  pas 
à   cause  des  mille  vaisseaux  qu'il  enferme,  non  pas  à  cause 


REVUE  DF  PARIS.  8! 

de  son  panorama,  qui  s'étend  de  Noire-Dame  de  la  Garde.à 
la  lour  Saint-Jean  ,  non  pas  à  cause  de  ses  colibris,  de  ses 
perroquets  et  de  ses  singes,  qui.  sous  ce  beau  soleil  méridional, 
se  croient  encore  dans  leur  patrie,  et  font,  du  chant  ,  de  la 
voix  et  du  geste,  mille  gentillesses  à  ceux  qui  passent,  mais 
parce  que  le  port  de  Marseille  est  le  rendez-vous  du  monde 
entier.  On  n'y  rencontre  pas  deux  personnes  vêtues  de  la  même 
manière  ;  on  n'y  rencontre  pas  deux  personnes  parlant  la  même 
langue. 

L'eau  du  port  est  bien  sale  ,  c'est  vrai;  mais  au  dessus  de 
cette  eau,  qui  n'en  est  que  meilleure,  à  ce  qu'assurent  les  Mar- 
seillais, pour  la  conservation  des  navires,  il  y  a  un  ciel  si 
bleu,  semé  de  si  beaux  goélands  le  jour  et  de  si  brillantes 
étoiles  la  nuit,  que  l'on  peut  bien  prendre  sur  soi  de  ne  pas 
regarder  à  ses  pieds  quand  on  a  une  si  belle  chose  à  voir  au 
dessus  de  sa  tète. 

C'est  dans  ce  port  qu'on  a  jeté  les  cadavres  des  mamelouks 
en  1815.  Ces  pauvres  mamelouks  ,  savez-vous  ce  qu'ils  avaient 
fait?  Napoléon  les  avait  ramenés  de  celte  vieille  terre  d'Egypte 
où  ils  avaient  servi  sous  Ibrahim  et  sous  Mourad-Bey  ;  puis, 
en  dédommagement  de  la  patrie  qu'ils  avaient  perdue  ,  il  leur 
avait  donné  un  beau  soleil ,  frère  de  leur  soleil,  et  une  petite 
pension  qui  leur  assurait  une  vie  douce  et  une  mort  tranquille. 
Aussi  ces  vieux  enfants  d'Ismaël  aimaient  fort  Napoléon. 

Lorsqu'il  tomba  en  1814,  ils  versèrent  de  grosses  larmes.  On 
les  vit  pleurer,  et  on  leur  fil  un  crime  de  leur  reconnaissance. 
Les  pauvres  gens  ne  pouvaient  plus  sortir  sans  être  assaillis 
d  injures  et  de  pierres  ;  ils  s'étaient  pourtant  aux  trois  quarts 
francisés  ;  ils  portaient  des  redingotes  et  des  pantalons  ;  ils  n'a- 
vaient gardé  que  leurs  turbans.  La  coiffure  est  toujours  la 
dernière  à  rompre  avec  la  nationalité.  Les  mamelouks  ôtèrent 
enfin  leurs  turbans  et  mirent  des  chapeaux.  Certes,  on  aurait 
dû  leur  tenir  compte  de  ce  sacrifice  :  point.  On  les  reconnut 
à  leurs  vieilles  moustaches  blanches,  et  l'on  continua  de  leur 
jeter  des  pierres.  Ils  auraient  pu  couper  leurs  moustaches,  mais 
ce  fut  au  dessus  de  leurs  forces  ;  ils  préférèrent  s'enfermer  chez 
eux/Pendaut  quelque  temps  on  alla  crier  vive  le  roi  à  leurs 
portes,  et  casser  leurs  carreaux;  enfin  les  esprits  se  calmèrent, 
et  on  les  laissa  à  peu  près  tranquilles. 

7. 


Si  REVUE  DE  PARIS. 

Un  beau  jour  on  apprit  que  Napoléon  était  débarqué  au  golfe 
Juan  ;  les  mamelouks  regardèrent  par  le  trou  de  leurs  serrures. 
Huit  jours  après  on  apprit  qu'il  élait  à  Lyon;  les  mamelouks 
mirent  le  nez  à  leurs  fenêtres.  Trois  semaines  après  on  apprit 
qu'il  était  entré  à  Paris  ;  les  mamelouks  revêtirent  leurs  vieux 
caftans  de  bataille,  ces  caflans  qui  avaient  vu  Embabeh,  Abou- 
kir  et  Héliopolis,  et  ils  se  promenèrent  dans  les  rues  de  Mar- 
seille, où  depuis  un  an  ils  n'osaient  plus  se  montrer.  Puis, 
lorsqu'ils  rencontraient  quelqu'un  de  ceux  qui  les  avaient 
insultés,  ils  s'arrêtaient  devant  lui,  ou  devant  elle,  car  les  fem- 
mes s'en  étaient  mêlées  ;  ils  frisaient  leurs  vieilles  mousta- 
ches blanches,  et  disaient  en  secouant  la  tête,  avec  un  sourire 
goguenard  : 

—  Napoleioné,  il  é  piou  fort  que  tout. 

Voilà  ce  qu'ils  avaient  fait ,  ces  pauvres  mamelouks;  ils  fu- 
rent tous  assassinés  pour  ce  crime  ;  mais  aussi  pourquoi  diable 
étaient-ils  reconnaissants? 

La  grand  avantage  du  port  de  Marseille,  c'est  d'offrir  en 
tout  temps  iinu  promenade  constamment  sèche,  pavée  de  bri- 
ques posées  sur  champ,  ce  qui  est  inappréciable,  surtout  lors- 
qu'on arrive  de  Lyon  ,  et  de  plus  de  l'ombre  l'été  et  du  so- 
leil l'hiver,  ce  qui  est  inappréciable  partout  et  toujours,  de 
quelque  pays  qu'on  arrive,  ou  vers  quelque  pays  que  l'on  1e- 
lourne. 

Quel  dommage  que  l'eau  de  ce  port  soit  si  sale,  et  qu'on  y 
ait  jeté  les  cadavres  des  mamelouks  ! 

Du  port  nous  allâmes  au  musée.  Sous  ce  nom  de  Musée , 
dont  le  litre  solennel  se  lit  sur  une  porte  qui  fait  face  au  maiché 
des  Capucins,  sont  comprises  l'académie  de  Marseille,  sœur 
honnête  de  l'académie  de  Lyon ,  la  bibliothèque  dont  Méry  est 
le  gardien,  ie  cabinet  d'histoire  naturelle,  le  cabinet  des  mé- 
dailles, l'école  de  dessin  ,  l'école  d'architecture,  et  enfin  la  ga- 
lerie de  tableaux.  Le  toutesl  enfermé  dans  le  vieux  couvent  des 
Bernardines.  La  bibliothèque  contient  cinquante  mille  volumes 
et  huit  à  dix  mille  manuscrits.  La  collection  des  livres  s'était 
arrêtée  à  la  fin  du  xvmesiècle;  l'académie  de  Marseille  avait  pro- 
bablemenljùgé  que  rien  ne  s'était  écrit  depuis  celte  époque  qui 
méritât  d'être  lu.  Méry  s'occupe  à  la  remettre  au  courant ,  au 
grand  scandale  des  académicien?  provençaux.  11  y  perdra  sa 


REVUE  DF.  PARIS:  M 

place,  probablement.  Tant  mieux  ;  cela  lui  fera  peul-êti  e  refais 
quelque  Villëliade. 

En  échange  le  cabinet  d'histoire  naturelle  s'enrichit  tous  les 
jours.  11  n'y  a  pas  de  vaisseau  arrivant  du  pôle  arctique  ou 
du  pôle  antarctique,  de  Calcutta  ou  de  Buénos-Ayres,  de  la  IS'ou- 
nelle-Hollande  ou  du  Groenland,  qui  ne  lui  apporte  son  tribut. 
Il  en  résulte  que  les  différents  règnes  y  sont  fort  à  l'étroit  , 
et  qu'on  a  recommandé  aux  capitaines  de  ne  plus  rapporter, 
autant  que  possible,  que  des  ouistitis  ,  des  sardines  et  des  co- 
libris. 

Quant  à  l'école  de  dessin,  elle  porte  le  nez  au  vent  et  le  poing 
sur  la  hanche.  Cela  tient  à  ce  qu'elle  a  produit  Paulin  Guérin  , 
Beaume  et  Tanneur-  En  échange,  sa  sœur,  l'école  d'architec- 
ture a  l'oreille  basse;  la  pauvre  vieille  n'a  produit  que  Puget, 
et  elle  attend  toujours  quelque  chose  de  mieux. 

La  galerie  de  tableaux  est  magnifique  ;  peu  de  villes  de  pro- 
vince possèdent  une  collection  aussi  riche  que  celle  de  Mar- 
seille. Il  est  vrai  que  Marseille,  depuis  la  prise  d'Alger,  est 
devenu  capitale.  Le  iocal  où  les  tableaux  sont  placés  rappelle 
fort  à  la  première  vue  la  chapelle  Sixtine  :  même  défaut  dans 
la  manière  dont  la  lumière  arrive  à  travers  de  rares  fenêtres , 
mais  aussi  même  silence  et  même  recueillement  ;  au  fond  peut- 
être  les  tableaux  y  gagnent  ;  en  regardant  bien,  on  y  voit 
toujours. 

II  y  a,  dans  le  musée  de  Marseille,  douze  ou  quinze  tableaux 
de  premier  ordre  :  un  paysage  d'Annibal  Carrache,  une  grand;; 
Assomption  d'Augustin  Carrache,  un  tableau  de  Pérugin . 
comme  il  n'y  en  a  ni  à  Paris,  ni  à  Florence,  deux  toiles  im- 
menses de  Vien,  un  superbe  portrait  attribué  à  Yan  Dyck,  (\eu\ 
tableaux  de  Puget,  qui,  après  avoir  fait  trembler  le  marbre  . 
essayait  parfois  de  faire  vivre  la  toile,  un  Salvator  Rosa  ,  un 
Michel-Ange  Caravage,  mit  Pèche  miraculeuse  de  Jordaens,  un 
Guerchin  d'une  couleur  magnifique  ;  enfin,  le  chef-d'œuvre  du 
Musée,  la  célèbre  Chasse  de  Rubens. 

Quand  on  aura  vu  tout  cela,  on  jettera  un  coup  d'œil  sur  un 
Mercure  qu'il  faudra  aller  chercher  dans  un  coin  de  la  salle  du 
fond.  Ce  n'est  qu'une  copie,  il  est  vrai,  mais  une  copie  de  Ra- 
phaël par  M.  Ingres. 

En  sortant  du  musée  ,  nous  revînmes  prendre  une  voiture  à 


Si  REVIT  DE  PARIS. 

la  Place-Royale.  Cette  course  me  permit  de  voir  la  fameuse 
fontaine  qui  fait  l'ornement  de  la  place.  Comme  le  lac  dont 
parle  Hérodote,  il  ne  lui  manque  qu'une  chose  ,  c'est  de  l'eau. 
Méry  l'appelle  la  fontaine  hydrophobe;  le  nom  pourra  bien  lui 
rester.  Je  demandai  à  en  voir  d'autres;  celle-là  m'avait  fait  de 
la  peine.  Méry  ordonna  au  cocher  de  nous  conduire  d  abord  à 
la  rue  d'Aubagne;  là  j'eus  ce  que  jedemandais,  c'est-à-dire  une 
fontaine  coulant  à  plein  bord.  Celte  fontaine  est  dédiée  au  Poeta 
sovranno ,  comme  l'appelle  Dante,  et  on  y  lit  celte  simple  in- 
scription :  Les  descendants  des  Phocéens  à  Homère.  Un  ma- 
gnifique platane  s'étend  au  dessus  de  la  fontaine  qui  coule 
dans  un  grand  lavoir  troyen.  On  se  croirait  aux  portes  Scées 
sur  les  bords  du  Simoïs.  C'est  un  chapitre  de  l'Odyssée  en  ac- 
tion. 

Je  m'aperçois  que  je  viens  de  copier  ou  à  peu  près  quatre 
lignes  dans  le  guide  des  étrangers.  Ces  diables  de  Marseillais 
ont  tant  d'esprit  et  de  poésie,  qu'ils  en  fourrent  partout,  même 
dans  les  guides,  ce  qui  ne  s'est  jamais  vu  nulle  part.  —  Mv\  peu 
plus  de  froideur  dans  ces  têtes -là,  disait  David  en  parlanl 
des  Provençaux  ,  et  ils  seraient  presque  tous  des  hommes  de 
génie. 

Nous  passâmes  auprès  de  la  pyramide  de  la  place  Caslellane. 
Je  ne  présume  pas  qu'elle  soit  élevée  dans  un  autre  but  que  de 
faire  un  pendant  quelconque  à  l'arc  de  triomphe  de  la  porte 
d'Aix.  L'une  vaut  à  peu  près  l'autre  ;  seulement  l'arc  de  triom- 
phe a  sur  la  pyramide  le  désavantage  d'être  couvert  de  sculp- 
tures, ce  qui  gâte  uu  peu  la  pierre  quand  cela  ne  l'embellit  pas 
beaucoup. 

A  cent  pas  de  la  place  Castellane,  on  se  trouve  hors  de  Mar- 
seille, sur  un  beau  boulevard  ,  où  il  y  aura  de  l'ombre  dans 
vingt  ans,  si  les  arbres  poussent.  En  attendant,  il  y  a  force 
poussière  ;  la  poussière  est  le  fléau  de  Marseille.  On  a  de  la 
poussière  dans  les  yeux,  dans  la  bouche,  dans  les  poches j  on 
en  prend  son  parti  quand  on  est  philosophe,  mais  on  ne  s'y  ha- 
bitue pas  ,  fût-on  optimiste. 

C'est  que  toutes  ces  montagnes  qui  environnent  Marseille 
sont  véritablement  calcinées  par  le  soleil,  je  ne  sais  pas  où 
diable  Lucain  avait  vu  la  fameuse  forêt  sacrée  dans  laquelle 
César  fit  faire  ses  machines  de  guerre,  ni  Guillaume  de  Tyr  , 


REVUE  DE  PARIS.  85 

ces  bois  magnifiques  où  les  croisés  coupèrent  les  mâts  de  leurs 
vaisseaux.  Peut-être  est-ce  à  la  grande  consommation  qu'ils 
en  ont  faite  autrefois  qu'est  due  la  pénurie  actuelle;  mais  je 
sais  qu'aujourd'hui  on  trouverait  difficilement  a  y  tailler 
une  botte  d'allumettes.  En  revanche,  il  y  a  de  magnifiques 
vallées  de  sables  dans  le  genre  de  celles  qui  conduisent  au  lac 
Natroun.  L'anecdote  suivante  prouvera  que  celte  comparaison 
n'a  rien  d'exagéré. 

Quand  la  giraffe  aborda  à  Marseille,  elle  était  toute  souffre- 
teuse :  les  savants  déclarèrent  qu'elle  avait  le  mal  de  mer  ; 
mais  son  conducteur  secoua  la  tête  et  expliqua  tout  bonne- 
ment en  éthiopien  que  ce  qu'on  prenait  pour  le  mal  de  mer 
était  le  mal  du  pays.  Comme  les  savants  n'avaient  pas  en- 
tendu un  mot  de  ce  qu'avait  répondu  le  cornac  ,  ils  firent  une 
grimace,  inclinèrent  la  tête,  réfléchirent  un  instant,  et  ré- 
pondirent qu'il  pourrait  bien  avoir  raison.  L'Éthiopien,  voyant 
qu'on  était  de  son  avis,  prit  son  animal  par  la  corde .  et  à 
midi  sonnant,  sous  un  soleil  de  trente-cinq  degrés,  il  longea 
le  bord  de  la  mer  et  alla  s'enfoncer  dans  les  gorges  du  mont 
Redon. 

A  peine  la  giraffe  se  trouva-t-elle  au  milieu  de  ces  rocs  nus 
et  pelés  qu'elle  releva  la  tête  ,  ouvrit  ses  naseaux  ,  et  frappa 
le  sol  du  pied.  Voyant  jaillir  autour  d'elle  un  sable  aussi  brû- 
lant que  le  sable  natal,  elle  se  crut  revenue  dans  le  Darfour  ou 
le  Kordofan,  et  bondit  si  folle  et  si  joyeuse  qu'elle  tira  sa  corde 
des  mains  de  son  conducteur  ,  lui  sauta  par  dessus  la  tête  et 
disparut  derrière  un  rocher. 

Le  pauvre  Éthiopien  accourut  tout  penaud  à  Marseille.  Cette 
fois  les  savants  ,  le  voyant  tout  seul,  comprirent  qu'il  reve- 
nait sans  la  giraffe  :  de  là  à  la  probabilité  qu'il  l'avait  perdue, 
il  n'y  avait  qu'un  pas  :  la  science  le  fit  avec  sa  certitude  or- 
dinaire. 

On  demanda  au  commandant  de  la  garnison  deux  régiments; 
les  deux  régiments  cernèrent  le  mont  Redon,  et  trouvèrent  la 
giraffe  couchée  tout  de  son  long  dans  ce  beau  sable  africain 
qui  lui  avait  rendu  la  vie  :  la  giraffe  se  trouvait  trop  bien  là 
pour  se  laisser  rattraper  sans  essayer  de  fuir;  mais  elle  avait 
affaire  à  ui\  habile  stratégiste.  Le  colonel  commandant  l'expé- 
dition était  de  Gémenos  ;  il  connaissait  en  conséquence  tous  les 


8K  REVUE  DE  PARIS. 

défilés  du  mont  Redon.  Après  avoir  fait  des  prodiges  de  lé- 
gèreté, la  pauvre  bête,  retrouvant  partout  le  pantalon  garance, 
fut  forcée  de  se  laisser  reprendre.  Elle  se  rendit  donc  de  bonne 
grâce  à  son  Éthiopien ,  qui  la  ramena  en  triomphe  à  Mar- 
seille. 

Jamais  elle  ne  s'était  portée  mieux  ;  un  jour  passé  dans  les 
sables  du  mont  Redon  avait  suffi  pour  lui  rendre  la  santé. 

En  tournant  l'angle  d'un  mur  .  nous  nous  trouvâmes  en 
face  de  la  mer.  Dès  lors,  nous  ne  vîmes  plus  rien  qu'elle  :  c'est 
que  de  la  plage  du  Prado  surtout  elle  est  magnifique. 

Quant  à  moi,  je  n'y  pus  résister  ;  je  laissai  Méry  commander 
les  clovis  et  la  bouillabesse  à  la  Muette  de  Portici ,  et  je  me 
jetai  dans  un  bateau. 

Ce  bateau  était  à  un  pêcheur,  qui  allait  justement  retirer  ses 
filets;  outre  la  promenade,  j'avais  la  pêche. 

Tout  en  allant  à  nos  bouées .  le  pêcheur  me  dit  les  noms  de 
tous  ces  caps  et  de  tous  ces  promontoires,  noms  sonores,  em- 
pruntés presque  tous  à  la  langue  ionienne  ,  et  qui  .  à  défaut  de 
chronique,  attesteraient  l'origine  des  anciens  possesseurs  de 
cette  terre. 

Au  fond  de  l'horizon  s'élevait  sur  son  rocher,  au  milieu  de  la 
mer.  le  phare  de  Planier.  Mon  pêcheur,  tout  en  ramant,  me  ra- 
conta que  ce  phare  venait  d'être,  il  y  avait  quelques  mois,  té- 
moin d'un  grave  accident.  Un  bâtiment  chargé  de  sucre  avait 
été  jeté  contre  le  rocher  qui  en  fait  la  base,  s'était  ouvert,  et 
avait  coulé  à  fond.  L'équipage  s'était  sauvé,  mais  toute  la  car- 
gaison avait  fondu. 

—  Diable!  répondis-je  touché  delà  perle  qu'avait  faite  les 
armateurs  et  le  capitaine,  c'était  un  grand  malheur. 

—  Oh!  oui,  c'était  un  grand  malheur,  me  répondit  mon 
homme  ;  imaginez-vous ,  monsieur  ,  que  pendant  plus  de  six 
semaines,  à  trois  lieues  à  la  ronde  .  on  ne  voyait  plus  un  mer- 
lan. Il  paraît  que  ces  béteils  là  ,  ça  ne  peut  pas  sentir  l'eau 
sucrée. 

Pour  ce  brave  homme .  la  perte  du  sucre  n'était  quelque 
chose  que  parce  qu'elle  avait  pendant  six  semaines  éloigné  les 
merlans. 

Heureusement  le  premier  filet  que  nous  tirâmes  nous  donna 
la  preuve  que  les  merlans  étaient  revenus  :  il  en  contenait  trois, 


REVUE  DE  PARIS.  87 

dont  un  gros  comme  la  cuisse.  Les  autres  renfermaient  des 
loups,  des  rougets,  des  surmulets,  des  sépillons  et  des  dorades  : 
il  y  avait  de  tout,  jusqu'à  une  langouste,  qui  était  venue  pour 
manger  très-probablement  les  prisonniers .  et  qui  se  trouvait 
fort  exposée,  par  un  revirement  de  fortune,  à  être  mangée  avec 
eux. 

Nous  revînmes  avec  notre  pèche  ,  qui  passa  immédiatement 
de  la  barque  dans  la  casserole  et  dans  la  poêle  ;  puis  Méry  me 
présenta  à  Courty.  le  propriétaire  de  rétablissement  somptueu- 
sement appelé  la  Muette  de  Portici. 

Courty  paraissait  fort  troublé  ;  on  lui  avait  parlé  de  met 
comme  d'un  fin  gastronome.  Or,  Courty  est  un  cuisinierjariisle 
digne  d'être  placé  dans  an  pays  plus  appréciateur  de  la  science 
approfondie  par  Brillât  Savarin  que  ne  l'est  Marseille.  A  Mar- 
seille, sauf  quelques  exceptions,  on  n'éprouve  pas  le  besoin  de 
dîner;  pourvu  que  l'on  mange,  cela  suffit.  Courty  est  donc 
perdu  dans  un  monde  où  il  reste  incompris;  ce  qui  ne  l'em- 
pêche pas  de  chercher  de  temps  en  temps  quelque  plat  in- 
connu. Sous  ce  rapport,  il  est  de  l'avis  de  M.  Henryon  de 
Pensey,  qui  disait  que  la  découverte  d'un  nouveau  plat  était 
plus  utile  à  l'humanité  que  la  découverte  d'une  nouvelle  étoile  ; 
car  des  étoiles ,  dit  dédaigneusement  Courty ,  il  y  en  aura  tou- 
jours assez  pour  ce  que  nous  en  faisons.  Cela  est  d'autant  p!  ; 
vrai  qu'il  y  a  beaucoup  plus  d'étoiles  encore  à  Marseille  qu'à 
Paris. 

Courty  se  surpassa  ;  je  regrettai  de  ne  pas  être  à  la  haulcu: 
de  la  réputation  qu'on  m'avait  faite  auprès  de  lui.  Mes  éloges 
lui  ouvrirent  le  cœur  :  il  me  conta  ses  peines.  La  Muette  de 
Portici  a  près  d'elle  une  malheureuse  guinguette  ouverte  à  tout 
venant,  à  cause  de  la  modicité  de  son  prix  ;  et  tout  le  monde  y 
va,  même  ceux-là  qui  ne  devraient  pas  y  aller. 

Cela  tient  peut-être  aussi  à  ce  que  ,  chez  Courty  ,  il  y  a  de 
l'ombre  et  des  fleurs,  choses  dont  les  Marseillais  n'ont  pas 
l'habitude. 

Pendant  que  nous  dînions ,  un  ami  de  Méry  vint  s'asseoir  à 
côté  de  nous  et  nous  offrir  pour  le  soir  une  pêche  au  feu;  c'é- 
tait une  trop  bonne  fortune  pour  que  nous  la  refusassions.  Ln 
attendant,  Méry  lui  demanda  pour  moi  la  permission  d'aller 
visiter  sa  maison,  bâtie  sur  un  modèle  si  antique  et  surtout  si 


S8  REVUE  DE  PARIS. 

étrange  ,  qu'on  est  convaincu  à  Marseille  que,  comme  celle  de 
Noire-Dame  de  Lorelte,  elle  a  traversé  la  mer  :  aussi  l'appelle- 
t-on  la  maison  phénicienne. 

C'était  en  effet  une  maison  tout  orientale  ,  comme  on  en 
trouve  aussi  quelques-unes  à  Florence  ,  avec  deux  étages  pleins 
et  des  colonnes  qui  soutiennent  un  toit  faisant  double  terrasse  : 
sous  le  toit  terrasse  pour  le  jour,  sur  le  toit  terrasse  pour  la 
nuit.  La  petite  maison  de  Marseille  a  de  plus,  de  sa  base  à  la 
moitié  de  sa  hauteur  ,  une  treille  toute  courante,  qui  lui  sert 
de  cuirasse  verte  au  printemps,  rouge  à  l'automne,  et  la  moitié 
de  l'année  chargée  de  raisins  magnifiques. 

Après  nous  avoir  fait  voir  sa  maison,  M.  Morel  nous  présenta 
à  sa  famille  ,  qui  se  composait  de  trois  ou  quatre  filles  ,  toutes 
plus  belles  les  unes  que  les  autres,  et  presque  autant  de  gendres 
et  du  double  de  petits  enfants.  Tous  demeurent  ensemble  dans 
cette  petite  maison  phénicienne  ,  qui  me  paraît  une  des  plus 
heureuses  maisons  de  Marseille. 

Et  cependant  M.  Morel  allait  abattre  cette  jolie  petite  mai- 
son pour  faire  bâtir  une  bastide  comme  toutes  les  bastides, 
c'est-à-dire  quelque  chose  de  carré,  avec  des  trous  percés  ré- 
gulièrement,  qu'on  tient  ouverts  le  jour  et  fermés  la  nuit, 
tandis  qu'à  mon  avis  on  devrait  faire  tout  le  contraire.  M.  Mo- 
rel, au  grand  désespoir  de  Méry,  allait  porter  le  marteau  sur  la 
pauvre  maison  phénicienne,  lorsque,  dans  un  vieux  coffre, 
qu'on  n'avait  pas  ouvert  depuis  deux  cents  ans  ,  une  des  filles 
de  M.  Morel  trouva  un  vieux  manuscrit,  écrit  sur  de  vieux  par- 
chemins, d'une  écriture  toute  petite  et  si  biscornue,  que  M.  Mo- 
rel et  ses  gendres  n'y  comprenant  rien  ,  il  fallut  envoyer  cher- 
cher Méry  pour  la  lire. 

M.  Morel  espérait  que  c'était  quelque  titre  de  propriété  qui 
allait  doubler  son  revenu  territorial  :  c'était  tout  bonnement 
une  chronique  du  temps  du  connétable  et  relative  à  la  maison 
phénicienne.  La  maison  phénicienne  avait  joué  son  rôle  pendant 
le  siège  de  Marseille.  Or,  du  moment  où  la  maison  phénicienne 
devenait  une  maison  historique,  il  n'y  avait  plus,  comme  on  le 
comprend  bien,  moyen  de  la  démolir;  aussi  resla-t-elle  debout 
à  la  grande  joie  de  Méry. 

Je  demandai  à  M.  Morel  la  faveur  de  lire  cette  chronique; 
mais  .  comme  il  est  encore  pêcheur  plus  passionné  qu'ardent 


KEVLE  DE  PARIS.  89 

archéologue,  il  me  dit  qu'il  me  la  donnerait  api  es  l'expédition. 
En  effet,  la  nuit  était  venue  avec  cette  rapidité  toute  particu- 
lière aux  climats  méridionaux  ,  et  à  peine  le  temps  nécessaire 
nous  restait-il  pour  nos  préparatifs. 

Chacun  se  mit  à  l'œuvre,  hommes  et  femmes,  moi  comme 
les  autres;  mon  habit  pincé  me  gênait,  on  m'apporta  une  veste 
de  M.  Morel  ;  j'aurais  pu  y  loger  Méry  avec  moi.  mais  Méry 
était  déjà  logé  dans  son  manteau,  et  quand  Méry  est  logé  dans 
sou  manteau,  il  est  indélogeable. 

Vers  les  neuf  heures  du  soir,  tout  fut  prêt;  un  dfs  gendres 
de  M.  Morel  se  chargea  d'alimenter  le  feu  qui  brûlait  à  la 
proue  dans  un  réchaud  de  fer  ;  deux  autres  prirent  des  tridents 
pour  harponner  le  poisson  ,  et  se  placèrent  à  bâbord  et  à  tri- 
bord. M.  Morel  et  moi,  nous  en  fîmes  autant,  car,  malgré  mes 
réclamations  ,  on  m'avait  placé  dans  la  partie  active;  Méry 
se  tint  à  la  poupe  au  milieu  des  dames,  qui  ajoutèrent  à  son 
manteau  leurs  schals  et  leurs  bournous.  Jadin  ,  le  crayon  à 
la  main  ,  s'assit  sur  une  des  banquettes  avec  Milord  dans 
ses  jambes  ;  l'homme  aux  merlans  se  plaça  sur  l'autre  ban- 
quette, un  aviron  dans  chaque  main  ;  Courty,  qui  devait  rester 
sur  le  rivage,  poussa  la  barque,  et  tout  l'équipage  se  trouva  à  flot. 

En  ce  moment ,  Jadin  eut  une  scène  affreuse  avec  Milord  , 
qui  voulait  absolument  aller  manger  le  feu;  il  en  résulta  des 
aboiements  éclatants  qui ,  n'était  pas  dans  le  programme 
de  la  pèche  ,  pendant  laquelle  au  contraire  on  doit  garder  le 
plus  profond  silence  ,  se  terminèrent  par  des  gémissements 
sourds,  lesquels  prouvaient  que  Jadin  avait  employé,  à  l'en- 
droit de  Milord,  les  grands  moyens,  c'est-à-dire  le  talon  de  la 
botte. 

Néanmoins,  comme  cet  épisode  n'avait  point  attiré  le  poisson, 
nous  doutâmes  pendant  quelque  temps  du  succès  de  notre  pèche. 
Aucun  poisson  ne  se  montrait,  et  pourtant  on  apercevait  à 
travers  trois  ou  quatre  pieds  d'eau,  le  fond  de  la  mer  comme 
s'il  n'eût  été  séparé  de  nous  que  par  une  simple  gaze.  Tout  à 
coup  un  des  gendres  de  M.  Morel  piqua  son  harpon,  et  le  re- 
lira avec  une  espèce  de  serpent  qui  se  tortillait  au  bout  ;  c'était 
un  congre  de  trois  ou  quatre  pieds  de  long  ;  je  trouvai  ra- 
nimai fort  laid  ,  et  me  promis  bien  de  n'en  point  prendre  de 
pareils. 

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Cela  prouvait,  au  reste,  que  nous  entrions  dans  les  domaines 
habités. 

Le  fond  de  la  nier  vu  ainsi  de  nuit,  à  la  lueur  tremblante 
d'un  feu  de  sapin,  est  une  des  choses  les  plus  curieuses  qui  se 
puissent  imaginer  ;  il  a  ,  comme  la  terre,  ses  endroits  couverts 
et  ses  sables  arides,  ses  longues  algues  sombres  où  les  pois- 
sons se  détachent  comme  s'ils  étaient  d'or  ou  d'argent ,  et  ses 
plaines  découvertes  où  voyagent  pesamment,  chargés  de  leur 
énorme  bagage,  les  naulilles,  les  bernai d-l'h ermite  et  les  our- 
sins ,  laissant  derrière  eux  la  (race  du  chemin  qu'ils  ont  par- 
cours. Puis,  si  quelque  rocher  se  présente,  au  milieu  des  mou- 
les et  des  huîtres  qui  y  ont  établi  leur  domicile  sédentaire*, 
on  est  sûr  de  voir  quelque  polype  au  gros  ventre ,  aux  yeux  :i 
fleur  de  tête  et  aux  longs  bras  tremblants  ,  dont  chaque  extré- 
mité va  cherchant  la  proie  que  la  gueule  béante  s'apprête  à 
engloutir.  Tout  cela  suivait,  selon  ses  instincts,  sa  vie  mysté- 
rieuse et  sous-marine  à  laquelle  nous  venions  apporter  un  si 
grand  trouble  avec  le  feu  et  le  fer. 

Cependant,  le  bateau  se  remplissait.  M.  Morel  et  ses  gendres 
piquaient  à  qui  mieux  mieux,  et  m'excitaient  à  en  faire  autant  ; 
mais  j'attendais  en  faisant  signe  de  la  tète  que  je  me  tenais 
prêt.  Quant  au  bateau  ,  il  continuait,  poussé  par  le  doux  mou- 
vement des  rames,  à  voguer  dans  un  cercle  de  lumière,  où  «le 
temps  en  temps  entraient  de  gros  papillons  de  nuit,  qui  venaient 
étourdiment  donner  de  la  tête  contre  nous.  Tout  à  coup  je  vis 
passer  au  bout  de  mon  harpon  quelque  chose  qui  ressemblait 
à  une  poêle  à  frire;  je  donnai  de  toute  ma  force  un  coup  eu 
plein  corps  de  l'animal ,  et  je  lirai  de  l'eau  une  raie  de  la  plus 
belle  espèce. 

Je  fus  proclamé  le  roi  de  la  pêche. 

Comme,  à  part  moi,  j'attribuais  bien  plus  au  hasard  qu'à 
l'adresse  le  coup  magnifique  que  j'avais  fait,  je  déclarai 
que  je  m'en  tiendrais  là.  Je  passai  mon  sceptre  à  celui  des 
gendres  de  M.  Morel  qui  avait  jusqu'alors  pris  soin  du 
feu  ,  et  je  me  remis  à  mes  études  de  mœurs  conchyologi- 
ques. 

Il  ne  fallut  rien  moins ,  pour  les  interrompre,  qu'une  déci- 
sion de  ces  dames,  qui.  sur  les  gémissements  que  poussait  Méry, 
déclarèrent  que  le  vent  de  la  mer  commençait  à  leur  paraître 


REVUE  DE  PARIS.  91 

un  peu  frais.  En  conséquence,  on  décida  qu'on  allait  continuer 
la  promenade  sur  l'Huveaume. 

L'Huveaume  est  un  ruisseau  qui  se  jette  dans  la  mer,  et  abuse 
de  sa  position  topographique  pour  prendre  le  nom  de  fleuve. 
Mais  il  y  a  noblesse  et  noblesse,  disait  Saint-Simon,  et  ce  n'est 
pas  une  raison,  parce  qu'on  fait  résolument  comme  le  Rhône 
ou  le  Danube  ,  pour  qu'on  pense  êlre  leur  égal. 

Au  reste,  l'Huveaume  n'a  pas,  je  crois,  ces  hautes  préten- 
dons. Il  est  impossible  d'offrir  une  embouchure  plus  modeste 
et  de  se  perdre  plus  silencieusement  qu'il  ne  le  fait  dans  la 
Méditerranée.  C'est  tout  à  fait  un  fleuve  des  Géorgiques, 
un  fleuve  à  la  Théocrile  et  à  la  Virgile,  un  fleuve,  non  pas 
pour  porter  des  bateaux,  mais  pour  baigner  les  pieds  des  nym- 
phes. 

Nous  remontâmes  donc  sous  une  voûte  de  tamarins  ,  aux 
troncs  fantastiques  et  aux  bras  tordus,  notre  fiumicello  ,  dont 
nous  louchions  les  deux  bords  avec  le  bout  de  nos  rames.  Là 
je  reconnus  tout  le  tort  que  j'avais  eu  de  me  moquer  de  l'Hu- 
veaume  sans  le  connaître.  En  effet,  ce  ruisseau  coule  avec  une 
tranquillité  et  une  quiétude  qui  font  plaisir  à  voir,  et  je  le  crois 
au  fond  beaucoup  plus  heureux  que  la  Méditerranée. 

Après  une  demi-heure  d'exploration  .  l'Huveaume  cessa  de 
nous  porler,  sous  prétexte  qu'il  n'était  plus  navigable.  Force 
nous  l'ut  donc  de  redescendre  vers  la  mer.  Mais  nous  n'allâmes 
point  jusqu'à  elle  ;  au  bruit  qu'elle  faisait  en  se  brisant  contre 
son  rivage  ,  nous  comprimes  qu'elle  se  mettait  tout  doucement 
à  la  tempête.  Quant  à  notre  fleuve,  i!  était  au  dessous  de  toutes 
ces  vicissitudes  humaines.  Aussi  nous  laissa- t-il  accoster 
tranquillement  une  de  ses  rives  et  descendre  au  milieu  d'un 
joli  verger,  à  travers  lequel  nous  regagnâmes  la  maison  phé- 
nicienne. 

Comme  il  me  l'avait  promis,  M.  Morel  me  remit  le  manuscrit 
trouvé  par  sa  fille  dans  le  vieux  coffre  que  vous  savez.  Il  m'ac- 
corda de  plus  la  permission  de  le  copier,  ce  qui  fait  que  je  suis 
assez  heureux  pour  l'offrir  à  mes  lecteurs. 


92  REVUE  DE  PARIS. 


VI. 


Nous  sommes  au  12  septembre  1534.  Marseille  se  bat  avec 
le  connélable  de  Bourbon  ,  cet  illustre  fou  qui  s'en  allait  rava- 
geant l'Europe  pour  guérir  son  ennui.  C'est  le  vingt-deuxième 
jour  de  tranchée  ouverte.  Les  nobles  seigneurs  d'Aix  et  les  no- 
bles roturiers  de  Marseille,  réunis  sous  les  mêmes  bastions, 
ont  juré  de  s'ensevelir  sous  leurs  ruines.  Le  connélable  pousse 
aux  murailles  ses  Italiens  ,  ses  Espagnols  ,  ses  lansquenets.  La 
tour  Saint-Jean  ,  la  butte  des  Moulins,  la  tour  Sainle-Paule 
embrasent  leurs  batteries  et  jettent  des  pluies  de  boulets  par- 
dessus les  remparts  sur  les  collines  du  lazareth  ,  sur  le  chemin 
du  Cannet  ,  où  flotte  la  bannière  du  connétable,  et  jusqu'au 
pied  de  l'abbaye  de  Saint-Victor  ,  où  le  marquis  de  Pescaire  a 
établi  son  camp.  Un  violent  orage  de  septembre  éclate  à  la 
tombée  du  jour;  la  nuit  descend  avec  ses  plus  profondes  ténè- 
bres ;  c'est  un  temps  comme  il  en  faut  pour  les  entreprises  d'a- 
mour et  de  guerre. 

Aussi  le  capitaine  Charles  de  Monteoux  ,  à  la  tète  de  mille 
citoyens  résolus,  vient-il  de  se  faire  ouvrir  la  porte  Royale  au 
bout  de  la  rue  des  Fabres,  car  il  veut  risquer  une  sortie  dans 
les  jardins  et  les  plaines  de  chanvre  de  la  Cannebière.  Deux 
héroïques  amazones  le  suivent  :  l'une  est  la  femme  et  l'autre  la 
nièce  de  Charles  de  Laval.  Elles  ont  dans  leurs  fontes  des  pis- 
tolets richement  damasquinés,  et  tiennent  chacune  à  leur  blanche 
main  une  épée  si  bien  travaillée  qu'elle  a  plutôt  l'air  d'un  bijou 
que  d'une  arme. 

L'ennemi  fuyait  en  désordre  dans  la  direction  delà  roule 
d'Aubagne  ,  lorsque  la  cavalerie  espagnole  qui  gardait  celte 
avenue  tomba  sur  les  Marseillais  et  les  força  de  rentrer  dans  la 
ville.  Pour  beaucoup  des  nôtres  (1),  la  retraite  fut  malheureuse- 
ment coupée.  Ils  arrivèrent  trop  tard  devant  la  porte  Royale; 
elle  était  déjà  fermée  ,  et  le  pont-levis  laissait  à  découvert  un 


(1)  Ce  pronom  possessif  annonce  que  l'auteur  inconnu  de  la  chro- 
nique est  un  Marseillais. 


REVUE  DE  PARIS,  <Kï 

fossé  large  et  rempli  d'eau.  Là  quelques  Marseillais  furent  pris-; 
d'autres,  profitant  de  l'obscurité,  gagnèrent  la  campagne.  De 
ce  nombre  étaient  le  jeune  Victor  Vivaux,  fils  du  maître  de 
l'artillerie,  et  les  deux  jeunes  femmes  dont  nous  avons  déjà 
parlé ,  Gabrielle  et  Claire  de  Laval.  Tous  les  genres  de  périls 
menaçaient  les  deux  amazones  dans  cette  nuit ,  et  à  travers 
cette  armée  impie  qui  tuait ,  ravageait ,  déshonorait  pour  ga- 
gner l'enfer,  et  qui  trois  ans  plus  lard  devait  violer  Rome  au 
milieu  de  l'incendie  et  sur  un  fleuve  de  sang. 

Gabrielle  ,  la  femme  de  Charles  de  Laval ,  avait  trente-deux 
ans  ;  surprise  à  l'improvisle  par  la  proposition  d'une  sortie 
qu'avait  faite  le  capitaine  Charles  de  Monleoux,  et  qu'elle  avait 
acceptée  elle  et  sa  nièce  avec  l'aventureuse  témérité  dont  les 
femmes  donnèrent  lant  de  preuves  à  cette  époque,  elle  n'avait 
pas  voulu  faire  attendre  le  chef  de  l'expédition  ,  et  elle  était 
partie  vêtue  comme  elle  était ,  c'est-à-dire  avec  une  ample  robe 
de  soie  à  taille  longue,  gauffrée  sur  tous  les  plis,  avec  un  cor- 
set de  velours  bien  carrément  dessiné  sur  les  épaules  ,  et  se 
terminant  en  pointe  au  dessous  du  sein  ;  en  outre,  sur  la  li- 
sière supérieure  du  corset  montait  un  encadrement  de  hautes 
et  raides  dentelles  qui  laissaient  à  découvert  un  cou  de  cygne. 
La  figure  qui  donnait  la  vie  au  beau  corps  et  aux  étoffas  avait 
un  type  merveilleux  de  distinction  :  c'était  un  front  pur  et 
blanc  découpé  en  lignes  admirables  ;  c'était  un  regard  doux  qui 
jaillissait  de  grands  yeux  d'un  noir  limpide  ;  c'était  une  bouche 
adorable  où  le  sourire  s'épanouissait  comme  dans  une  rose; 
c'était  un  ensemble  divin  qui  avait  été  légué  à  Marseille  par 
les  sculpteurs  de  Mithylène  et  de  Délos.  Cette  noble  tète  por- 
tait une  couronne  ondoyante  de  cheveux  d'ébène  ,  qui ,  sous 
certains  jeux  de  lumière,  semblait  rouler  des  reflets  ardents, 
comme  la  vayuede  la  mer  par  une  nuit  sombre  roule  des  teintes 
de  feu  dans  ses  plis  noirs  et  mobiles. 

Quant  à  la  jeune  fille  qui  l'accompagnait,  Claire  de  Laval,  sa 
nièce,  elle  n'avait  que  vingt  ans.  Il  paraîtrait  incroyable  qu'à 
cet  âge  une  femme  osât  affronter  les  périls  de  la  guerre ,  si 
l'on  ne  savait  combien,  à  ces  époques  de  troubles  où  la  vie  des 
hommes  et  l'honneur  des  femmes  étaient  perpétuellement  en 
jeu  ,  celles-ci  montraient  de  bonne  heure  un  caractère  d'éner- 
gique résolution.  Au   reste,  l'histoire  do  Marseille  est  là  pour 

8. 


94  REVUE  DE  PARIS. 

l'attester,  à  l'éternel  honneur  du  beau  sexe,  qui  fut  aussi  le 
sexe  héroïque.  Claire  de  Laval .  à  peu  près  velue  comme  sa 
tante  ,  aurait  pu  être  prise  pour  la  sœur  de  Gabrielle  ;  elle 
avait  des  cheveux  blonds  richement  prodigués  sur  les  tempes 
et  sur  les  épaules,  de  beaux  yeux  druidiques  couleur  de  mer 
orageuse,  un  teint  admirablement  fondu  dans  le  lys  et  la  rose, 
un  charme  de  figure  saisissant  et  magnétique  ,  enfin  une  grâce 
souveraine  dans  toutes  les  ondulations  de  son  corps  quand  elle 
marchait  avec  une  étourderie  charmante  sur  la  pointe  de  ses 
brodequins  dorés  comme  les  sandales  d'une  odalisque.  Assise 
et  rêveuse  ,  elle  avait  cette  nonchalance  des  femmes  blondes  , 
cette  tranquillité  radieuse  qui  presque  toujours  est  un  volcan 
en  repos  (1). 

Leur  seul  compagnon,  Vitor  Vivaux,  était  un  grand  et  leste 
jeune  homme  de  vingt-qualre  ans,  renommé  pour  sa  galanterie 
entre  les  plus  aimables  donneurs  de  sérénades  de  la  place  de 
Lenche  ;  un  franc  Marseillais  du  moyen  âge.  Les  deux  amazones 
et  le  jeune  officier  qui  leur  servait  de  guide  suivirent  quelque 
temps  au  grand  galop  la  direction  qu'iis  avaient  prise  à  travers 
terre  ;  mais  bientôt  le  sol  se  trouva  tellement  coupé  de  haies 
et  de  fossés ,  que  leurs  chevaux  leur  devinrent  non-seulement 
inutiles  ,  mais  gênants  ;  d'ailleurs,  soit  en  hennissant,  soit  en 
piaffant,  ils  pouvaient  les  trahir.  Les  trois  fugitifs  mirent  donc 
pied  à  terre  ,  abandonnèrent  leurs  montures  dans  un  carré 
de  chanvre,  et  continuèrent  leur  route  sans  prononcer  une  seule 
parole,  car  de  tout  côté  autour  d'eux  des  fracas  soldatesques 
annonçaient  la  présence  de  l'ennemi.  Enfin,  les  deux  femmes 
suivant  toujours  aveuglément  leur  guide  par  des  sentiers  non 
frayés,  ils  atteignirent  les  hauteurs  qui  dominent  le  vallon 
d'Auriol  ;  là  ,  ils  tournèrent  le  dos  à  la  ville  ,  et ,  de  sinuosités 
en  abîmes,  ils  arrivèrent  sur  cette  plage  sablonneuse  qui  se 
courbe  en  arc  du  rocher  Blanc  au  mont  Redon. 


(1)  Ces  deux  descriptions  ,  dont  le  style  s'éloigne  beaucoup  de  celui 
de  messire  Dubellay  ,  me  font  révoquer  en  doute  que  cette  chronique 
ait  été  réellement  composée  à  la  date  quelle  porte,  c'est-à-dire  vers 
la  fin  de  Tannée  1526  ou  le  commencement  de  l'année  1527.  Au  reste  . 
nous  dirons  pins  tard  tout  ce  que  nous  en  pensons. 


REVUE  DE  PARIS.  9ti 

Tout  le  monde  sait  que  ce  rivage  ressemble  à  s'y  méprendre 
aux  allérages  d'un  île  déserte  :  car,  préoccupé  sans  cesse  des 
chances  de  la  guerre,  le  Marseillais  ne  songe  à  cultiver  d'au- 
tres jardins  que  ceux  qui  s'étendent  à  l'ombre  de  ses  remparts. 
L'Huveaume,à  son  embouchure,  forme  un  delta  de  marécages 
au  milieu  desquels  il  coule  à  la  mer.  Quelques  cabanes  de 
pécheurs  s'élevaient  seules  à  de  longs  intervalles  sur  les  cail- 
loux de  la  rive;  seulement,  au  milieu  des  eaux  stagnantes 
du  petit  fleuve,  et  à  l'extrémité  d'une 'chaussée  naturelle  de 
loches  souvent  couvertes  par  les  vagues  ,  apparaît  une  maison 
de  construction  isolée  qui  semble  protester  contre  la  solitude 
et  rappeler,  aux  marins  voguant  vers  Planier  ,  les  temps  an- 
ciens où  cette  plage  fut  visitée  par  les  galères  de  Tyr  et  de 
Sidon(l).. 

Lorsque  nos  fugitifs  atteignirent  le  rivage,  la  mer  était  assez 
calme  malgré  l'orage.  Victor  Vivaux  s'élança  le  premier  sur  la 
chaussée  naturelle  en  s'aidant  des  branches  d'un  tamarin  éche- 
velé  ;  et,  prêtant  l'oreille  aux  bruits  nocturnes,  il  n'entendit 
plus  que  le  ràlement  de  la  tempête  agonisante,  le  frôlement 
des  saules  et  des  roseaux  ,  et ,  vers  le  nord  .  un  grondement 
sourd  parti  sans  doute  de  la  coulevrine  de  Sainle-Paule,  qui 
chantait  un  duo  avec  la  foudre  du  ciel. 

11  se  baissa  alors  et  lendit  la  main  à  Gabrielie,  qui,  en  un 
instant ,  aidée  par  son  secours  ,  se  trouva  près  de  lui  sur  la 
chaussée,  puis  à  Claire,  pour  laquelle,  pendant  cette  fuite,  on 
avait  pu  remarquer  chez  le  jeune  homme  une  partialité  de 
soins  toute  particulière  ;  voyant  enfin  les  deux  femmes  près  de 
lui  et  jetant  d'un  côlé  les  yeux  sur  la  mer  et  de  l'autre  sur  les 
marécages  : 

—  Maintenant  ,  mesdames ,  leur  dit-il  en  respirant  plus 
librement ,  je  vous  permets  de  parler  .  car  nous  sommes 
en  lieu  sûr  ;  il  n'y  a  pius  ni  soldats  ni  maraudeurs  autour  de 
nous. 

—  Pour  moi ,  dit  Gabrielie  avec  un  éclat  de  rire,  je  ne  par- 


Ci)  Tout  le  terrain  que  décrit  le  chroniqueur  est  occupé  aujour- 
d'hui par  la  belle  promenade  du  Prado  et  par  l'établissement  de  ta 
Mut  lie  de  Povtici. 


W>  REVUE  DE  PARIS. 

donnerai  jamais  à  M.  le  connétable  de  m'avoir  fermé  la  bouche 
pendant  deux  mortelles  heures;  si  bien  que  je  n'ai  pas  même 
adressé  le  moindre  compliment  à  l'orage,  qui,  cependant ,  au- 
tant que  j  ai  pu  m'occuper  de  lui,  m'a  paru  fort  beau. 

—  Sainte  Vierge  des  Carmes  !  s'écria  Claire ,  dans  quel  pays 
sommes-nous  tombés  !  Sommes-nous  sur  terre  ou  sur  mer? 

—  Rassurez-vous,  mademoiselle,  dit  Victor,  je  connais  le  pays. 

—  Vous  connaissez  ce  désert  sauvage,  monsieur  de  Vivaux? 

—  Sans  doute,  et  vous  allez  vous  orienter  comme  moi,  car 
voilà  la  lune  qui  écarte  les  nuages  pour  vous  voir  passer.  Tenez, 
mesdames,  regardez  là-bas  dans  les  tamarins  ;  il  y  a  une  maison 
que  je  connais  comme  la  mienne  :  nous  y  sommes  venus  cent 
fois  avec  M.  de  Beauregard  ,  le  capitaine  de  la  tour  Saint-Jean. 

—  Et  que  veniez-vous  faire  ici,  messieurs?  dit  Gabrielle, 
acccompagnant  cette  interrogation  d'un  ton  à  demi  goguenard, 
pendant  que  Claire  regardait  le  jeune  homme  avec  une  cer- 
taine inquiétude. 

Le  jeune  homme  comprit  ce  regard  et  répondit  en  souriant 
aux  deux  femmes,  quoiqu'une  seule  l'eût  interrogé  : 

—  Nous  venions  faire  une  chose  toute  simple,  mesdames  : 
nous  venions  pécher  an  fiistiè  (1).  Cette  petite  maison  appar- 
tient à  M.  de  Beauregard  :  il  ne  se  doute  guère  qu'elle  va  nous 
servir  d'asile  celte  nuit. 

—  Et  si  la  porte  est  fermée  ?  demanda  Gabrielle. 

—  Nous  l'enfoncerons,  répondit  Victor. 

—  Oh!  murmura  Claire,  à  qui  celte  manière  de  s'impatro- 
niser  paraissait ,  malgré  le  danger  ,  un  peu  sans  façon. 

—  Que  la  Vierge  de  Bon-Secours  nous  garde,  dit  Gabrielle; 
il  me  semble  que  je  vois  luire  quelque  chose  de  sinistre  là-haut. 

Et  de  la  pointe  de  son  épée.  qu'elle  n'avait  point  encore  remise 
au  fourreau  ,  elle  désignait  la  colline  du  nord. 

Les  regards  s'attachèrent  sur  cette  direclion  ,  et  il  se  fit  un 
moment  de  silence. 

—  Chut!  dit  Claire  en  tressaillant. 

—  Qu'y  a-l-il  ?  demanda  Victor  eu  se  plaçant  instinctivement 
devant  la  jeune  fille. 


(1)  Au  feu.  C'était  la  même  pêche  que  nous  venions  de  faire. 


REVUE  DE  PARIS.  97 

—  J'entends  du  bruit,  reprit  Claire. 

—  Où  ?  demanda  Victor  baissant  la  voix  à  chaque  interroga- 
tion. 

—  Là,  là,  tout  près  de  nous,  dans  ces  algues  noires  ,  ré- 
pondit Claire  si  bas  que  pour  l'entendre  Victor  fut  obligé  d'ap- 
procher sa  joue  près  des  lèvres  de  la  jeuue  fille  ,  et  qu'il  sentit 
son  haleine. 

—  C'est  la  mer  ou  le  vent ,  dit  le  jeune  homme  restant  un 
instant  incliné  ,•  le  danger  n'est  pas  là,  il  est  là,ajouta-l-i!  à  voix 
basse  à  son  tour,  en  montrant  l'Huveaume. 

—  En  effet,  en  effet,  dit  Claire  en  saisissant  le  bras  du  jeune 
homme;  tenez,  là  !  là!...  devant  nous. 

Victor  se  retourna  du  côté  indiqué,  et,  en  effet,  il  aperçut 
une  grande  figure  noire  qui  se  levait  d'entre  les  saules  de  l'Hu- 
veaume,  et  s'avançait  vers  la  chaussée. 

—  Silence!  dit  Victor. 

Et  il  laissa  l'apparition  s'engager  sur  la  digue  étroite:  puis, 
lorsqu'elle  ne  fut  plus  qu'à  quelques  pas  de  lui  ,  il  s'élança  à  sa 
rencontre  l'épée  à  la  main  ,  tandis  que  les  deux  femmes  s'ap- 
prêtaient ,  si  besoin  était ,  à  prêter  secours  à  leur  défenseur. 

—  Qui  es-tu?  que  veux-tu?  demanda  le  jeune  homme  en  ap- 
puyant son  épée  sur  la  poitrine  du  nouvel  arrivant,  qui,  au  lieu 
de  se  défendre ,  tomba  humblement  à  genoux. 

—  Oh!  monsieur  le  Marseillais,  répondit  le  bonhomme  qui, 
à  l'accent  de  Victor  ,  avait  reconnu  un  compatriote. 

—  Ah  !  ah  !  dit  Victor,  qui  venait  de  faire  la  même  décou- 
verte ,  il  paraît  que  nous  n'avons  pas  affaire  à  un  ennemi  ;  mais 
n'importe  ,  quand  par  ces  temps-ci  on  se  rencontre  dans  un  lieu 
semblable  ,  et  à  pareille  heure,  il  faut  se  connaître;  je  répéterai 
donc  ma  question  :  Qui  es-tu?  Que  veux-tu? 

—  Je  suis  le  patron  Bousquié,  le  pêcheur  de  M.  de  Beaure- 
gard,  et  je  vais  tirer  les  thys. 

—  Pardieu!  c'est  vrai ,  dit  Victor.  Mesdames,  ajoula-t-il  en 
se  retournant ,  ne  craignez  rien ,  nous  sommes  en  pays  de 
connaissance. 

—  Tiens  !  c'est  monsieur  Victor  ,  dit  le  pêcheur  avec  un  gros 
rire;  et  moi  qui  ne  l'avais  pas  reconnu.  Bonsoir,  monsieur 
Victor. 

—  Bonsoir,  mon  ami. 


lJS  REVUE  DE  PARIS. 

—  Ah  !  bien  !  en  voilà  une  merveille ,  de  vous  voir ,  quand  je 
vous  croyais  derrière  les  portes  de  la  ville.  Est-ce  que  ce  serait 
encore  une  partie  comme?... 

—  Chut  !  dit  Victor. 

—  Ah  !  mais  ,  c'est  que  le  temps  serait  drôlement  choisi. 

—  Tu  dis  donc  que  tu  allais  pécher?  interrompit  brusque- 
ment le  jeune  homme  à  qui  le  tour  qu'avait  pris  la  conversation 
paraissait  évidemment  désagréable,  et  qui  désirait  la  changer. 

—  Hélas  !  oui .  je  vais  pécher  ,  répondit  le  patron  Bousquié 
avec  un  gros  soupir. 

—  Eh  bien  !  mais ,  qu'as-tu  donc  ?  demanda  Victor  ;  j'ai  vu 
le  temps  où  celte  occupation  était  pour  toi  une  fête. 

—  Oh  !  oui ,  quand  je  péchais  pour  M.  de  Beauregard  ou  bien 
pour  vous,  quand  vous  veniez  avec  celle  petite... 

—  Et  pour  qui  pêches-lu  donc  maintenant? 

—  Pour  qui  je  pèche  !  sainte  Vierge  noire!  je  pêche  pour  ces 
gueux  d'Italiens  .  qui  viennent  manger  mon  poisson  .  et  qui  me 
payent  en  grands  coups  de  manche  de  hallebarde. 

—  Comment  !  les  Italiens  viennent  ici?  s'écria  Victor. 

—  S'ils  viennent!  mais  ils  n'y  manquent  pas  une  nuit;  dans 
une  heure  ils  y  seront.  Tenez,  ne  m'en  parlez  pas,  monsieur 
Victor,  ce  sont  devrais  Turcs,  des  corsaires,  des  Sarrasins  qui 
cherchent  gratis  des  femmes  et  des  bouiliabesses  .  des  maudits 
de  Dieu  ,  quoi  !  ils  ont  avec  eux  deux  Allemands  habillés  comme 
des  valets  de  carreau  ;  ceux-là  n'ont  pas  inventé  la  poudre,  mais 
ils  n'en  valent  pas  mieux,  allez. 

—  C'est  bien  ,  assez  parlé,  dit  Victor.  Tiens,  patron  Bous- 
quié ,  voilà  deux  dames  qui  ont  besoin  de  repos  ;  elles  ont  laissé 
la  semelle  de  leurs  botlines  sur  les  rochers,  et  ont  leurs  jolis 
pieds  tout  meurtris.  As-tu  dans  dans  ta  cabane  un  bon  lit  d'algue 
sèche  pour  ces  deux  dames? 

—  Oh  !  ma  cabane,  répondit  le  patron  Bousquié,  ces  daines  y 
seraient  trop  mal ,  ce  serait  bon  tout  au  plus  pour  ces  petites  de- 
moiselles que... 

—  Eh  bien!  mais  alors,  interrompit  Victor,  où  ces  dames 
vont-elles  passer  la  nuit. 

—  Si  la  mer  n'était  pas  si  terrible,  je  vous  dirais  qu'où  elles 
seraient  le  mieux,  c'est  chez  elles;  nous  monterions  dans  ma 
barqup  ,  et,  comme  la  mer  est  libre  depuis  que  la  flotte  de  La- 


KLYIK  1>E  PAfttt  99 

fayclte  a  chassé  ce  damné  Moncade  .  je  nie  ferais  forL  de  vous 
remettre  ,  dans  une  heure  ,  à  la  chaîne  du  port. 

—  Eh  hien  !  dit  Gahrielle  en  s'avancant,  ceci  me  paraît  un 
moyen  excellent;  montons  dans  la  barque;  nous  sommes  braves, 
et  nous  n'avons  pas  peur. 

—  Oh  !  non ,  madame ,  dit  le  patron  Bousquié  en  hochant  la 
tète;  non,  ce  serait  tenter  Dieu. 

—  Mais  la  mer  n'est  cependant  pas  trop  grosse,  murmura 
Claire. 

—  Non  ,  pas  ici .  sans  doute  ;  mais  la  mer ,  ma  petite  demoi- 
selle ,  sans  comparaison ,  c'est  comme  les  femmes ,  il  ne  faut  pas 
en  juger  par  ce  qu'elles  nous  montrent;  ici ,  elle  est  assez  tran- 
quille, assez  bonace;  mais  là-bas,  voyez-vous,  au-delà  de  ce 
rocher  où  rien  ne  l'abrite,  elle  fait  le  diable.  Non  ,  monsieur 
Victor,  croyez-moi,  mieux  vaut  attendre. 

—  Mais  où  attendre?  puisque  tu  dis  que  chez  toi  nous  ne 
serions  point  en  sûreté. 

—  Suivez-moi,  dit  le  patron  Bousquié  ,  je  vais  vous  ouvrir  la 
maison  de  M.deBeauregard;  vous  y  serez  mieuxque  chez  moi.  Si 
les  Italiens  viennent,  montez  à  mesure  qu'ils  monteront.  Dans  le 
grenier  vous  trouverez  une  échelle  et  une  trappe.  Vous  mon- 
terez sur  le  toit;  vous  tirerez  l'échelle,  et,  s'iis  vous  poursuivent 
jusque  là,  vous  aurez  toujours  une  dernière  chance,  c'est  de 
vous  jeter  du  haut  eu  bas  de  la  maison  si  vous  ne  vouliez  pas 
être  pris. 

Les  deux  femmes  se  serrèrent  la  main. 

—  Viens  alors,  dit  Vicior  Vivaux. 

Le  pêcheur  prit  la  tète  de  la  colonne,  et  les  troisfugitifs  le  sui- 
virent en  silence;  puis,  au  bout  d'un  instant,  ils  passèrent  de- 
vant une  haie  de  plantes  marines,  montèrent  l'escalier  d'un 
perron;  patron  Bousquié  poussa  une  porte,  et  la  porte  s'ouvrit. 

—  Diable  !  dit  Vicior ,  si  la  porte  ne  ferme  pas  mieux  que  cela, 
lu  aurais  bien  dû  nous  conduire  autre  part. 

—  Nous  la  barricaderons  en  dedans ,  dit  Gahrielle. 

—  Gardez-vous-en  bien,  ma  belle  dame,  répondit  le  pêcheur, 
ce  serait  vous  dénoncer  au  premier  coup.  Non,  non,  ils  ont 
l'habitude  de  trouver  la  porte  ouverte;  laissez-la  ouverte,  ils 
n'y  verront  pas  de  changement,  et  peut-être  qu'ils  ne  se  dou- 
teront de  rien.  Croyez-moi,  faites  ce  que  je  vous  dis. 


100  REVUE  DE  FARIS. 

—  Vous  pensez  donc  qu'ils  viendront?  demanda  timidement 
Claire. 

—  Peut-être  qu'ils  viendront ,  peut-être  qu'ils  ne  viendront 
pas.  Ces  diables  d'Italiens  ,  c'est  fantasque  comme  des  mar- 
souins; on  ne  peut  rien  dire.  Dans  fous  les  cas,  je  tâcherai  de 
leur  faire  assez  bonne  cuisine  pour  les  tenir  à  la  maison. 

—  Et  voilà  pour  te  défrayer  du  souper  que  lu  leur  donneras  , 
dit  Victor  en  glissant  deux  pièces  d'or  dans  la  main  de  patron 
Bousquié. 

—  Ah  !  il  n'y  avait  pas  besoin  de  cela  ,  monsieur  Victor.  Ça 
m'ôte  le  plaisir  de  vous  obliger  pour  l'amour  du  bon  Dieu.  Ce- 
pendant ,  je  ne  veux  pas  vous  refuser ,  car  ce  ne  serait  pas  hon- 
nête. 

—  Eh  bien  donc!  mets  cela  dans  ta  poche,  et  fais-nous 
bonne  garde, 

—  Oui ,  oui  ;  mais  surtout  ne  fermez  pas  la  porte  ,  entendez- 
vous? 

—  C'est  chose  dite  ;  sois  tranquille. 

—  Alors  ,  bonne  chance.  —  A  propos  ,  mesdames  ,  reprit  le 
patron  en  revenant  sur  ses  pas,  si  vous  savez  quelque  petite 
prière  bien  efficace...  Je  ne  veux  pas  me  permettre  de  vous 
donner  un  conseil  ;  mais  vous  comprenez?  il  n'y  aurait  pas  de 
mal  à  la  dire. 

Puis,  comme  effrayé  de  sa  hardiesse,  le  patron  Bousquié  fit 
un  dernier  signe  de  la  tète  et  de  la  main ,  et  sortit  vivement. 

Restés  seuls,  Victor  et  ses  deux  compagnes  s'orientèrent  de 
la  main,  car  pour  les  yeux,  dans  celte  salle  basse,  il  n'y  fallait 
pas  compter.  Allumer  une  lumière  ,  c'était  se  dénoncer.  Force 
était  donc  de  se  reconnaître  à  tâtons.  Tout  en  cherchant,  Victor 
entendait  dans  le  silence  battre  le  cœur  de  ses  deux  compagnes  ; 
et  il  lui  semblait  qu'il  reconnaissait  les  battements  de  celui  de 
Claire. 

Enfin  il  trouva  l'escalier. 

—  Par  ici,  dit-il. 

Les  deux  femmes  se  rallièrent  à  sa  voix;  Victor  étendit  la 
main  et  saisit  une  main  tremblante.  Par  terreur  sans  doute,  cette 
main  serra  la  sienne.  Victor  n'eut  pas  même  besoin  de  demander 
-à  qui  elle  appartenait. 

—  Suivez-nous .  madame  ,  dit-il  en  se  retournant  du  côté  où 


BEVUE  DE  PVKIS.  101 

il  présumait  que  pouvait  se  trouver  Gabrielle  ;  nous  sommes  ati 
pied  de  l'escalier. 

—  Montez  alors ,  dit  Mrae  de  Laval ,  je  tiens  la  robe  de  Claire. 

—  Que  cherchez-vous ,  ma  tante  ?  demanda  la  jeune  fille. 

—  Rien  ;  mon  mouchoir  que  j'ai  laissé  tomber. 

—  Je  redescendrai  tout  à  l'heure  ,  et  je  le  ramasserai ,  dit 
Victor. 

Tous  trois  alors  montèrent  l'escalier  étroit  et  sombre  qui  con- 
duisait aux  étages  supérieurs  ;  puis  elles  cherchèrent  à  tâtons  la 
porte  d'une  chambre,  et  entrèrent  dans  la  première  venue  avec 
l'intention  d'y  allendre  que  la  mer  fût  calmée.  Elles  ne  purent 
remarquer  si  l'ameublement  était  digne  d'elles  ,  car  l'obscurité 
couvrait  les  quatre  murailles  ;  mais  elles  furent  ravies  de  trouver 
.sous  leur  main  quelque  chose  de  souple  et  de  ouaté  qui  ressem- 
blait à  l'édredon  d'un  matelas. 

—  Victor,  dit  Gabrielle,  si  vous  voulez  descendre,  nous 
allons  essayer  de  nous  reposer  un  instant. 

—  Vous  veillerez  sur  nous ,  n'est-ce  pas  ?  dit  Claire. 

—  Oh  !  comptez  sur  moi ,  mademoiselle  ,  répondit  Victor.  Ja- 
mais sentinelle  ,  je  vous  en  réponds  ,  n'aura  été  plus  fidèle  à  son 
poste  que  je  le  serai. 

—  Et  tâchez  de  retrouver  mon  mouchoir ,  qui  pourrait  nous 
trahir. 

—  J'y  vais  ,  répondit  Victor. 

Et  on  l'entendit  descendre  l'escalier. 

Le  jeune  homme  chercha  pendant  un  quart  d'heure,  maii 
il  ne  trouva  rien. 

Pendant  ce  temps ,  les  deux  femmes  quittaient  leurs  robes , 
avec  lesquelles  il  était  impossible  de  se  coucher. 

—  Comprenez-vous,  ma  tante,  dit  Claire,  dans  quelle  in- 
quiétude M.  de  Laval  doit  être  à  cette  heure? 

—  Bah!  répondit  Gabrielle,  ce  sont  là  les  accidents  de  la 
guerre  ;  M.  de  Laval  nous  croit  mortes  ;  mais  comme  il  est  de 
garde  à  la  tour  Sainle-Paule ,  il  n'a  pas  le  temps  de  nous  pleurer. 
Je  voudrais  bien  avoir  un  miroir. 

—  Un  miroir,  ma  tante!  et  pourquoi  faire? 

—  Pour  rajuster  mes  cheveux  ,  qui  doivent  être  dans  un  état 
abominable. 

—  Mais  quand  vous  auriez  un  miroir .  ma  tante ,  il  me  semble 

12  9 


102  KEVUE  DE  PARIS. 

que  dans  l'obscurité  où  nous  sommes ,  il  ne  vous  servirait  pas 
à  grand'chose. 

—  Bah  !  En  ouvrant  cette  fenêtre ,  notre  lune  est  si  belle  que 
nous  y  verrions  comme  en  plein  jour.  Pousse  donc  un  peu  le 
contrevent,  Claire. 

—  Oh  !  ma  tante ,  c'est  bien  imprudent. 

—  Non ,  non  ;  pour  voir  seulement  si  tout  est  tranquille. 

—  Claire  obéit,  et  un  rayon  de  clarté  nocturne  illumina  la 
chambre  ,  éclairant  la  charmante  tête  de  la  jeune  fille  debout  à 
la  fenêtre.  On  aurait  cru  voir  Amphitrite ,  la  blonde  reine  de  la 
mer,  qui  jetait  un  regard  d'amour  sur  la  beauté  sauvage  de  ses 
domaines. 

Pendant  ce  temps,  Gabrielle  avait  trouvé  un  miroir,  et, 
placée  un  peu  en  arrière  de  Claire,  mais  dans  le  même  rayon, 
elle  rajustait  ses  cheveux. 

—  Voilà  qui  est  fait,  dit-elle  après  un  instant.  Maintenant 
jetons-nous  sur  ce  lit!  nous  réciterons  les  litanies  de  la  Vierge 
et  le  sub  tuum  avant  de  nous  endormir;  je  dirai  les  versets  ,  et 
tu  répondras  les  orapro  nobis.  Viens-tu  ? 

—  Oui ,  ma  tante ,  oui ,  dit  Claire  en  se  reculant  un  peu  sans 
cependant  quitter  la  fenêtre  ;  mais  c'est  qu'il  me  semble... 

—  Il  te  semble  quoi?  demanda  Gabrielle. 

—  Voir  des  hommes  qui  s'approchent ,  suivant  la  même 
route  que  nous  avons  suivie.  Je  les  entends,  ma  tante,  je  les 
entends. 

—  Bah!  dit  Gabrielle  ,  c'est  le  vent  qui  souffle  dans  les  ta- 
marins. 

—  Non  ,  ma  tante;  les  voilà  ,  je  les  vois  :  ils  sont  cinq,  six  , 
sept.... 

Gabrielle  ne  fit  qu'un  bond  du  lit  où  elle  allait  se  reposer  jus- 
qu'à la  fenêtre  ,  et ,  appuyant  ses  mains  sur  les  épaules  de  Claire, 
elle  se  haussa  sur  la  pointe  des  pieds  et  regarda  par-dessus  sa 
tête. 

—  Voyez-vous  ?  dit  Claire  en  retenant  sa  respiration. 

—  Oui,  je  les  vois. 

Les  hommes  échangèrent  quelques  paroles  entre  eux. 

—  Ce  sont  des  Italiens,  dit  Gabrielle. 

—  Oh  !  mon  Dieu  ,  mon  Dieu  !  nous  sommes  perdues  !  mur- 
mura Claire  en  joignant  les  mains. 


REVUE  DE  PARIS.  105 

Trois  petits  coups  frappés  à  la  porte  de  la  chambre  firent  en 
ce  moment  tressaillir  les  deux  femmes;  puis  elles  entendirent 
une  voix  qui  disait  : 

--  C'est  moi;  n'ayez  pas  peur,  c'est  Victor  Vivaux. 

Gabrielle  courut  à  la  porte  et  l'enlr'ouvrit. 

—  Eh  bien  ?  demanda-t-elle. 

—  Eh  bien  !  on  vient  de  notre  côté. 

—  L'ennemi? 

—  J'en  ai  peur. 

—  Que  faire  ? 

—  Suivez  le  conseil  de  patron  Bousquié ,  montez  plus  haut  ; 
cherchez  une  bonne  cachette  ,  et  ne  vous  inquiétez  pas  de  moi. 
Si  loin  que  je  paraisse  être  de  vous,  je  ne  vous  perdrai  pas  de 
vue. 

Et , sans  attendre  la  réponse  des  deux  femmes,  il  se  replongea 
dans  l'obscurité  de  l'escalier. 

—  Claire?  dit  Gabrielle. 

—  Me  voilà,  ma  tante. 

—  Viens. 

A  ces  mots  elle  lui  prit  la  main  et  l'enlraina  hors  de  la 
chambre.  Elles  gagnèrent  l'étage  supérieur,  où  elles  restèrent 
aux  aguets ,  le  cou  tendu  sur  la  rampe  de  plâtre  qui  tourne  avec 
l'escalier. 

Au  dehors,  entre  la  treille  et  le  perron,  deux  hommes  qui 
paraissaient  les  chefs  d'une  bande  de  maraudeurs,  parlaient  haut 
sans  gène  aucune,  de  manière  à  être  entendus  partout  dans  le 
silence  de  la  nuit. 

—  Je  te  dis ,  Taddeo  ,  disait  l'un ,  que  je  les  ai  vues  passer 
comme  des  ombres  .  que  j'ai  mesuré  leurs  pieds  sur  le  sable  ;  ce 
sont  des  pieds  pas  plus  longs  que  mon  doigt  et  minces  comme 
ma  langue.  Et  puis  qu'est-ce  que  tu  dis  de  celte  frange  de  bro- 
dequins que  nous  avons  trouvée  sur  la  colline?  Taddeo  ,  l'on 
sent  la  chair  fraîche  ici. 

—  Je  commence  à  croire  que  tu  as  raison  ,  répondit  l'autre. 

—  Per  Bacco,  je  le  crois  bien  que  j'ai  raison.  Vois-tu,  nous 
avons  perdu  leur  piste  à  vingt  pas  d'ici ,  là-bas  où  les  cailloux 
commencent;  si  les  déesses  ne  prennent  pas  un  bain  dans  ce 
marais,  elles  dorment  là  derrière  cette  porte...  Bien,  où  est  mon 
lansquenet?  Eh  !  Cornélius,  avance;  mais  avance  donc;  que 


104  RBVUE  DE  PARIS. 

diable  fais-tu  ?  drôle,  tu  bâilles  aux  étoiles.  Écoute,  passe  sous 
cet  arceau  ,  mon  petit  Tudesque  ,  et  garde  la  maison  de  l'autre 
côté  pour  couper  la  retraite.  Oh!  par  saint  Pierre,  mes  belles 
dames  ,  vous  ne  nous  échapperez  pas. 

—  Qu'est-ce  que  cela  ?  dit  Taddeo  en  ramassant  le  mouchoir 
que  Gabrielle  croyait  avoir  laissé  tomber  dans  le  vestibule  ,  et 
qui  était  lombé  au  pied  du  perron. 

—  Vive  Dieu  !  répondit  Geronimo  en  le  prenant  des  mains  de 
son  camarade  ,  c'est  un  fazzoletto  tout  brodé  et  tout  parfumé 
d'essence  de  rose,  lequel  ne  m'a  pas  Tair  de  sortir  de  la  poche 
d'un  pêcheur;  on  ne  prend  pas  du  poisson  avec  ce  filet- 
!à. 

—  Montons,  Geronimo,  montons.  Et  vous,  camarades,  zsit, 
zsit...  —  Le  reste  de  la  troupe  s'approcha.  —  Venez  ici,  et 
restez  là.  Bien.  Maintenant,  soyez  sages,  et  vous  aurez  les 
femmes  de  chambre  ,  s'il  y  en  a. 

—  Eh  !  non  ,  non  ,  montons  tous ,  pas  d'aristocratie  ici ,  nous 
sommes  tous  égaux;  d'ailleurs  plus  nous  serons,  plus  la  visite 
sera  complète.  Où  est  l'autre  Allemand...  Eh  !  mon  lansquenet. 
Forster,  Forsler...  ici.  Assieds-toi  sur  ce  perron  à  cheval  et  le 
poignai'd  au  poing.  Les  déesses  ont  un  cavalier  avec  elles,  car 
nous  avons  vu  ses  pieds  sur  le  sable.  Tous  les  égards  du  monde 
pour  les  femmes,  une  balle  de  plomb  au  cavalier;  entends-tu  ; 
mon  petit  Allemand  ,  voilà  la  consigne. 

—  la ,  meen  heer,  répondit  le  lansquenet  en  se  mettant  à 
cheval  sur  le  perron  à  l'endroit  même  que  lui  avait  indiqué  son 
commandant.  Alors  Geronimo  ouvrit  la  porte.  Selon  la  recom- 
mandation de  Patron  Bousquié  ,  elle  n'était  point  fermée. 

—  On  ne  voit  pas  plus  clair  ici  que  dans  un  four  ,  dit  un  des 
Italiens  ;  n'as-tu  donc  pas  ton  briquet,  Taddeo? 

—  Est-ce  que  jamais  je  marche  sans  lui?  répondit  le  soldat. 

Au  même  instant  l'on  vit  jaillir  des  étincelles  du  caillou  ,  l'a- 
madou prit  feu  ,  bientôt  on  vit  briller  la  lueur  légère  d'une  al- 
lumette; elle  suffit  à  Geronimo  pour  découvrir  une  lanterne  posée 
dans  un  coin  du  vestibule. 

—  Voilà  notre  affaire ,  dit-il  ;  il  y  a  un  bon  Dieu  pour  les  hon- 
nêtes gens.  Allume,  allume! 

Taddeo  ne  se  le  fil  pas  dire  deux  fois  ;  les  Italiens  soulevèrent 
la  lanterne  ,  qui  éclaira  tout  le  Vestibule.  Mais  les  maraudeurs 


REVUE  DE  PAKIS.  lui 

n'aperçurent  que  des  filets  de  toute  espèce  amoncelés  contre  les 
murailles. 

—  Ce  sont  les  filets  de  notre  père  nourricier ,  dit  Taddeo  ;  il 
faut  les  respecter,  nous  en  vivons. 

—  Voyee  donc  la  calomnie?  répondit  Geronirao  ;  il  y  a  ce- 
pendant des  gens  qui  disent  que  nous  ne  respectons  rien  ;  ce 
sont  des  langues  de  vipères.  Amis,  ne  louchez  à  rien;  vous  savez 
que  Bourbon  ne  plaisante  pas  sur  le  bien  du  prochain. 

—  Les  femmes  en  sont-elles  ?  demanda  Taddeo. 

—  L'ordonnance  ne  porte  que  sur  les  moissons  ,  les  meubles 
et  les  bestiaux  j  vous  voyez  qu'elle  ne  s'applique  pas  aux  femmes. 

—  Alors  montons  au  premier  étage,  dit  Taddeo  ;  tu  vois  bien 
qu'il  n'y  a  rien  à  faire  ici. 

La  bande  suivit  ce  conseil ,  et  envahit  la  chambre  que  les 
deux  femmes  venaient  de  quitter. 

—  Oh  !  oh  !  s'écria  Geronimo ,  la  coque  est  restée,  mais  les 
papillons  sont  partis.  Deux  robes  de  princesse  !  diable  !  Si  j'étais 
cardinal,  je  voudrais  une  dalmatique  de  ces  étoffes-là.  Mon 
cher  ,  regarde-moi  ce  velours ,  et  dis-moi  ce  qu'il  devait  y  avoir 
là-dessous  ?  Oh  !  rien  qu'à  le  toucher  le  sang  me  monte  à  la 
gorge. 

—  Prenons  toujours ,  dit  Taddeo;  la  chose  a  une  valeur. 

—  Et  attention  !  voici  deux  escarcelles  :  de  l'or!  Ceci  est  à 
nous  comme  Marseille  est  au  connétable.  Demain  nous  par- 
tagerons. 

—  Geronimo ,  ce  lit  n'est  pas  même  défait.  Nos  dames  n'ont 
fait  que  changer  de  robes  et  elles  se  sont  esquivées.  Touche  le 
lit,  il  est  uni  et  froid  comme  du  marbre. 

—  En  chasse ,  en  chasse ,  cria  Geronimo  ;  nous  les  trouverons 
quand  même  le  diable  s'en  mêlerait.  Et  à  ces  mots  ils  s'élan- 
cèrent sur  l'escalier. 

Gabrielle  et  Claire  n'avaient  pas  perdu  un  seul  mot  de  celte 
horrible  conversation.  En  entendant  ces  dernières  paroles ,  elles 
ressentirent  un  effroi  mortel ,  et  leurs  cheveux  frissonnèrent  à 
leurs  racines.  Mais  il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre  :  elles  s'é- 
lancèrent vers  l'angle  où  était  la  petite  échelle  de  bois  qui  con- 
duisait à  la  trappe  du  loit,  montèrent  l'échelle  ,  soulevèrent  la 
trappe,  s'élancèrent  sur  la  plate-forme  ,  tirèrent  l'échelle  après 
elles  et  laissèrent  retomber  la  trappe.  Le  toit  était  entouré  d\u\ 

i). 


106  REVUE  DE  PARIS. 

petit  parapet ,  à  l'exception  de  la  façade  du  midi .  par  laquelle, 
grâce  à  une  légère  inclinaison  des  tuiles ,  se  déversaient  les  eaux 
pluviales.  Les  deux  femmes  se  serrèrent  dans  un  angle. 

Peu  d'instants  après ,  un  grand  fracas  de  voix  qui  éclata  sous 
leurs  pieds  leur  apprit  que  la  bande  était  parvenue  dans  la 
chambre  de  l'échelle  et  que  leur  sort  se  décidait  en  ce  moment. 
Les  deux  nobles  femmes  se  comprirent  sans  se  parler ,  leurs 
lèvres  se  rapprochèrent  dans  un  baiser  dadieu  ,  et ,  les  bras  en- 
trelacés, les  yeux  au  ciel,  elles  s'avancèrent  rapidement  jusqu'au 
bord  des  tuiles  saillantes  qui  se  détachaient  du  toit  5  les  yeux 
fixés  sur  la  trappe,  elles  s'attendaient  à  la  voir  se  soulever  à 
chaque  instant,  et,  dans  ce  cas  extrême,  leur  résolution  était 
prise,  elles  se  précipiteraient  du  toit  sur  les  dalles  du  perron. 
Celte  agonie  fut  longue,  les  tuiles  craquaient  sous  leurs  pieds, 
et  plus  d'une  fois,  par  l'effet  d'une  convulsion  nerveuse  ,  les 
deux  femmes  se  sentaient  poussées  vers  le  précipice  par  une 
invisible  main.  Ainsi  suspendues,  immobiles  sur  leur  tombe  , 
elles  ressemblaient  aux  statues  de  la  Pudeur  et  du  Désespoir 
élevées  sur  les  ruines  d'une  ville  prise  d'assaut. 

Cependant,  peu  à  peu  le  bruit  des  voix  inférieures  s'éteignit; 
l'escalier  fut  ébranlé  sous  des  pas  lourds  ;  un  rayon  d'espoir 
passa  sur  le  visage  des  deux  femmes  ,  dont  les  yeux  se  levèrent 
au  ciel  avec  une  expression  de  gratitude  infinie  :  puis  Gabrielle 
souleva  la  trappeavec  précaution  ,  et  elle  entendit  distinctement 
les  lamentations  de  la  bande;  elles  furent  suivies  du  cri  de  la 
porte  qui  se  refermait.  Bientôt  après,  un  pas  léger  froissa  l'es- 
calier ,  et  l'on  entendit  une  voix  timide  qui ,  avec  un  accent  de 
désespoir  croissant,  appelait  à  travers  toutes  les  cloisons.  Celait 
la  voix  de  Victor  Vivaux. 

La  trappe  se  rouvrit,  l'échelle  fut  replacée,  Victor  jeta  un  cri 
de  joie  et  posa  son  pied  sur  le  premier  échelon. 

—  Nous  sommes  ici,  Victor,  dit  tout  bas  Gabrielle. 

—  Alors  venez,  venez  vile,  répondit  Victor;  une  minute  de 
retard  ,  c'est  la  mort! 

Les  deux  femmes  descendirent  l'escalier  avec  une  agilité  mer- 
veilleuse; mais  arrivées  dans  le  vestibule,  elles  entendirent  les 
soldats  que  l'on  croyait  déjà  loin,  qui  causaient  arrêtés  sur  le 
perron.  Victor  poussa  les  deux  femmes  sous  les  masses  profondes 
des  filets  qui  pendaient  devant  les  murs,  et  s'y  ensevelit  avec 


REVTE  DK  PARIS.  107 

elles  ,  prêtant  une  oreille  attentive  à  tout  ce  qui  se  passait,  car 
un  bruil  mal  enterprété  pouvait  être  la  morl  de  tous  trois. 

—  Eh  bien  !  capitaine,  disait  Forster,  la  visite  a  donc  été 
inutile? 

—  Hélas  !  oui ,  répondit  Geronimo. 

—  Vous  avez  cependant  bien  cherché  partout? 

—  Nous  n'avons  pas  laissé  une  pierre  sans  la  flairer,  et  toi, 
tu  n'as  rien  vu  ? 

—  Rien. 

—  Descends  ,  je  te  relève  de  garde. 

—  Merci,  dit  Forster  en  sautant  lourdement  à  terre,  je  n'en 
suis  pas  fâché,  car  le  poste  n'était  pas  bon. 

—  Que  dis-tu  là  ? 

—  Je  dis  ,  capitaine ,  que  ,  quand  vous  vous  amuserez  à  vous 
promener  sur  ies  toits ,  je  vous  prie  de  me  mettre  de  garde  autre 
part  que  sous  la  gouttière. 

—  Et  pourquoi  cela? 

—  Parce  que,  quand  il  pleut  des  tuiles,  et  qu'on  n'a  pas  de 
parapluie ,  c'est  malsain. 

—  Comment ,  il  t'est  tombé  une  tuile  sur  la  tête  ,  dis-tu? 

—  Une,  il  m'en  est  tombé  dix  ;  mais  j'étais  là,  fidèle  au 
poste  ;  le  toit  tout  entier  serait  tombé  que  je  n'aurais  pas  bougé. 

—  Mes  amis,  s'écria  Geronimo,  elles  sont  sur  le  toit  ;  lans- 
quenet, mon  amour,  si  tu  dis  vrai,  il  y  a  dix  pièces  d'or  pour 
loi. 

—  Au  toit,  au  toit  ,  crièrent  tous  les  soldats. 

—  Allons,  camarades  ,  vous  savez  le  chemin  ,  s'écria  Gero- 
nimo, qui  m'aime  me  suive.  Cornélius,  Forster,  venez,  venez 
aussi ,  et  flairez  comme  de  bons  chiens  que  vous  êtes. 

Et  la  bande,  pleine  d'un  nouvel  espoir,  rentra  dans  le  vesti- 
bule et  s'élança  dans  l'escalier;  on  entendit  s'éloigner  alors 
jusqu'aux  pas  lourds  des  deux  Allemands  qui  fermaient  la 
marche. 

—  El  maintenant ,  dit  Victor  Vivaux  ,  il  n'y  a  pas  une  minute 
à  perdre  ;  de  la  présence  d'esprit,  du  courage  ,  et  nous  sommes 
sauvés. 

En  même  temps  il  sortit  le  premier  de  dessous  les  filets,  et, 
prenant  les  deux  femmes  par  la  main  ,  il  se  lança  avec  elles  hors 
de  la  maison  ;  toute  la  bande  était  sur  le  toit. 


108  REVUE  DE  PARIS. 

—  Capitaine,  capitaine ,  cria  Forster,  les  voilà  qui  se  sauvent. 
Tenez,  tenez,  là  ,  là.  Prenez  garde...  Der  Teufel! 

Un  grand  cri,  un  cri  terrible,  un  de  ces  cris  de  mort  qui 
traversent  l'espace  quand  une  àme  sent  qu'elle  va  sortir  vio- 
lemment du  corps  ,  suivit  ce  juron.  Les  trois  fugitifs  s'arrêlèrent 
comme  cloués  à  leur  place.  Ils  virent  une  masse  qui  passait  dans 
le  vide  ,  et  ils  entendirent  le  bruit  d'un  corps  qui  s'écrasait  sur 
le  pavé. 

—  C'est  le  capitaine ,  dit  Vivaux  d'une  voix  toute  frissonnante 
d'horreur  ;  il  se  sera  approché  trop  près  du  bord,  et  le  toit  aura 
manqué  sous  ses  pieds. 

—  Capitaine...,  capitaine...,  crièrent  plusieurs  voix;  mais 
rien  ne  répondit,  pas  même  un  cri,  pas  même  une  plainte. 

—  11  est  mort,  dit  Vivaux,  Dieu  ait  son  àme  ;  songeons  à  nous. 
Et,  ayant  repris  les  deux  femmes  chacune  par  une  main,  il 

courut  avec  elles  vers  le  bord  de  la  mer. 

Une  barque  était  sur  le  rivage ,  les  fugitifs  s'en  approchèrent; 
quoique  le  temps  fût  redevenu  sombre,  la  mer  était  plus  calme. 

—  Poussons  celte  barque  à  la  mer ,  dit  Victor:  Dieu  ne  nous 
a  pas  sauvés  si  miraculeusement,  pour  nous  abandonner  au 
dernier  moment. 

—  Est-ce  vous,  monsieur  Victor?  dit  une  voix  qui  sortait  du 
bateau  ,  tandis  qu'une  lête  inquiète  se  soulevait  et  dépassait  à 
peine  le  bordage  de  la  barque. 

—  INous  sommes  sauvés,  dit  Victor,  c'est  Patron  Bousquié. 

—  Et  la  mer?  demanda  Gabrieile. 

—  Douce  comme  du  lait,  dit  Patron  Bousquié,  tout  juste  de 
vent  ce  qu'il  faut  pour  ne  pas  faire  de  bruit  avec  les  rames. 
Montez,  montez. 

—  Montez  ,  mesdames  ,  montez ,  dit  Victor.  , 
Les  deux  femmes  sautèrent  dans  le  canot.  Patron  Bousquié  le 

poussa  à  la  mer  et  s'élança  derrière  les  fugitifs.  Victor  tenait 
déjà  les  rames. 

—  Pas  de  rames!  pas  de  rames!  dit  Patron  Bousquié,  les  rame# 
font  du  bruit;  la  voile  au  vent,  et  Dieu  nous  garde.  Où  faut-il 
aller ,  monsieur  Victor. 

—  Droit  sur  la  chaîne  du  port ,  droit  sur  la  tour  Saint-Jean. 

—  Bien,  bien,  dit  Patron  Bousquié,  tenez-vous  au  gouver- 
nail. Quand  je  dirai  tribord  ,  vous  appuierez  à  gauche;  quand 


REVUE  DE  PARIS.  109 

je  dirai  bâbord,   vous  appuierez  à  droite;    entendez-vous?' 

—  Oui. 

—  Alors  ,  en  route. 

Et  comme  si  elle  n'eût  attendu  que  la  permission  de  son 
maître ,  la  chaloupe  glissa  doucement  sur  la  mer.  Patron  Bous- 
(juié  avait  dit  vrai  :  la  brise  était  favorable .  la  petite  voile  .  noire 
comme  les  vagues  et  invisible  dans  les  ténèbres,  se  gonflait  a 
ravir.  Au  bout  d'une  demi-heure ,  la  barque  touchait  le  piton  de 
la  chaîne,  et  Victor  se  faisait  reconnaître  par  le  gardifn  de  la 
batterie  à  fleur  d'eau.  En  ce  moment  un  silence  solennel  planait 
sur  la  ville  assiégée;  les  sentinelles  seules  veillaient  sur  le  rem- 
part, et  devant  les  tentes  les  deux  armées  prenaient  du  repos, 
afin  de  réparer  les  fatigues  de  la  veille  et  puiser  dans  le  sommeil 
de  nouvelles  forces  pour  la  bataille  du  lendemain. 

Le  trente-neuvième  jour  du  siège  .  Marseille  était  la  ville  des 
angoisses,  car  une  large  brèche  était  béante  depuis  la  base  de 
la  tour  Sainle-Paule  jusqu'au  premier  arceau  de  l'aqueduc  de  la 
porte  d'Aix.  Le  connétable  disposait  le  dernier  et  le  plus  formi- 
dable de  ses  assauts.  Il  fallait  un  miracle  pour  sauver  Marseille , 
car  ses  défenseurs ,  brisés  par  une  résistance  trop  longue  ,  cher- 
chaient en  eux  un  effort  suprême  qui  pouvait  leur  être  refusé 
par  des  bras  affaiblis.  Ce  fut  alors  qu'au  milieu  des  bastions  en- 
flammés et  croulants  apparut  une  nouvelle  armée  au  secours  de 
la  ville,  une  armée  de  femmes  !  Gabrielle  de  Laval  commandait 
ces  nouvelles  Amazones  du  nouveau  Thermodon,  et  Claire,  sa 
nièce,  portait  la  bannière  de  la  cité  grecque.  A  celte  vue  ,  les 
assiégés  poussèrent  un  cri  de  résurrection  qui  épouvanta  les  Es- 
pagnols et  les  lansquenets  sur  les  hauteurs- du  Lazaret  et  de 
Saint-Victor  ;  puis  ,  quand  l'assaut  fut  donné  ,  le  connétable 
trouva  toute  la  ville  sur  la  brèche ,  jeunes  gens ,  femmes  et 
vieillards  ;  un  rempart  vivant  couvrait  les  ruines  des  bastions  , 
et  Marseille  cria  victorieusement  à  son  ennemi,  comme  Dieu  à 
la  mer  :  «  Tu  n'iras  pas  plus  loin  !  » 

Quelques  jours  après ,  on  célébrait  ù  la  maison  phénicienne 
le  mariage  de  Victor  Vivaux  et  de  Claire  de  Laval.  Patron 
Bousquié  ne  demanda  d'autre  récompense  qu'une  invitation  à 
la  noce.  Quant  à  M.  de  Beauregard,  il  jura  de  ne  jamais  lou- 
cher à  une  seule  pierre  de  la  maison  antique  ,  et  de  la  léguera 
ses  enfants  avec  son  vernis  séculaire,  son  double  toit,  son  per- 


110  REVUE  DE  PARIS. 

ron,  sa  treille,  telle  enfin  qu'elle  se  leva  du  milieu  des  roseaux, 
comme  une  hôteilerie  miraculeuse,  pour  sauver  deux  héroïques 
femmes  dans  la  plus  terrible  des  nuits. 

Au  reste,  on  aurait  pu  croire  que  tout  ce  qui  s'était  passé 
n'était  qu'un  songe,  s'il  n'était  resté  au  milieu  de  l'avant-toit 
une  légère  échancrure  à  la  place  où  les  tuiles  avaient  cédé  sous 
les  pieds  du  capitaine  Geronirao. 

Maintenant,  si  l'on  veut  savoir  notre  avis  sur  cette  chro- 
nique, qui  a  sauvé  la  maison  phénicienne  de  la  démolition 
dont  elle  était  menacée,  nous  avouons  que  nous  soupçonnons 
fortement  notre  ami  Méry  d'en  être  l'auteur,  et  de  l'avoir  in- 
troduite furtivement,  par  une  pieuse  ruse,  dans  le  vieux  bahut 
de  M.  Morel. 

Alexandre  Demas. 


(  La  suite  à  un  prochain  numéro.  ) 


ACADÉMIE   FRANÇAISE. 


RECEPTION  DE  M.  FLOURENS. 


M.  Michaud  était  un  des  plus  malicieux  causeurs  de  noire 
leraps,  et  s'il  avait  jamais  pu  deviner  que  M.  Flourens  lui  suc- 
céderait à  l'Académie  française,  nous  aurions  quelques  mots 
piquants  de  plus.  Ce  n'est  pas  que  K.  Michaud  eût  le  droit  d'exi- 
ger qu'on  fût  excellent  orateur.  Il  racontait  lui-même ,  avec 
cette  fine  bonhomie  qui  donnait  tant  de  charmes  aimables  à 
son  commerce,  que,  nommé,  en  1815,  à  la  chambre  des  dépu- 
tés par  le  département  de  l'Ain,  il  avait  voulu  montera  la  tri- 
bune ,  et  était  resté  court.  L'échec  était  déconcertant  ,  et 
M.  Michaud  se  crut  perdu.  Mais  en  avouant  sa  déconvenue,  il 
ajoutait  :  «  J'avais  tort...  Bon  ,  s'écrièrent  les  autres,  celui-là 
ne  parlera  pas,  et  c'est  de  ce  jour  que  data  mon  crédit.  » 

M.  Flourens  à  l'Académie  ne  courait  pas  le  danger  de  M.  Mi- 
chaud à  la  chambre  ;  on  n'improvise  pas  à  l'Institut,  et  l'on  a 
tout  le  loisir  d'assurer  son  éloquence.  Mais  la  parole  préparée 
de  M.  Flourens  lui  sera-t-elle  aussi  profitable  que  le  fut  à  M.  Mi- 
chaud ce  silence  forcé  et  involontaire?  Son  crédit  s'en  aug- 
menlera-t-il  ?  Je  le  désirais  sincèrement  avant  la  séance  ,  et  à 
l'heure  qu'il  est  je  n'ose  tout  à  fait  l'espérer.  M.  Flourens  est 
un  homme  démérite,  un  écrivain  sage,  lucide,  estimable,  que 
la  presse  a  traité  dans  ces  derniers  temps  avec  une  violence  de 


112  REVUE  DE  PARIS. 

mauvais  goût ,  avec  une  souveraine  injustice.  Il  y  y  dans  le  pins 
célèbre  livre  de  l'homme  de  génie  dont  M.  Flourens  s'est  fait 
imprudemment  le  concurrent,  il  y  a  dans  Notre-Dame  de 
Paris  un  fort  remarquable  chapitre  qui  est  intitulé  :  Un  Mala- 
droit ami.  Les  jeunes  et  farouches  Sicambres  littéraires  qui 
forment  la  suite  indisciplinée  et  rebelle,  j'aime  à  le  croire,  de 
M,  Victor  Hugo,  s'en  devraient  souvenir.  Loin  d'assurer  par  ces 
excès  d'orgueil ,  par  ces  invectives  grossières  ,  la  légitime  can- 
didalurede  l'auteur  des  Feuilles  d' Automne,  ils  la  risquent  et 
la  compromettent.  Ces  formes  prétoriennes  sont  tout  à  fait  hors 
du  domaine  académique,  comme  elles  sont  en  dehors  de  l'urba- 
nité et  des  convenances.  M.  Victor  Hugo  est  un  très-grand 
poêle  à  coup  sûr,  et  quand  il  s'agit  de  son  entrée  à  l'Académie, 
on  peut  ne  pas  discuter  les  titres ,  car  ses  droits  sont  éclatanls. 
Dans  la  sévérité  classique  de  mon  point  de  vue  .  j'aurais,  on  le 
suppose,  bien  des  réserves  à  faire,  des  réserves  absolues  sur 
beaucoup  de  points;  j'aurais  à  prêter  à  la  critique,  sur  cet  im- 
mense talent  qui  s'égare  et  s'obstine,  la  voix  banale  de  Cassan- 
(!re  ;  mais  ce  n'est  pas  le  lieu  assurément.  Ce  qu'il  suffit  de  re- 
marquer et  de  maintenir,  c'est  que  ,  s'il  est  permis  à  Olympio, 
dans  la  lyrique  magnificence  de  ses  strophes  ,  de  se  chanter  à 
lui-même  l'hymne  de  sa  destinée  ,  il  est  bon  aussi  de  ne  pas 
transporter  dans  la  prose  courante  des  journaux  ces  formes 
plus  que  personnelles.  M.  Hugo,  après  tout ,  peut  bien  condes- 
cendre à  traiter  d'égal  à  égal  avec  l'Académie.  J'entends  éter- 
nellement objecter  que  l'Académie  n'a  dans  son  sein  ni  M.  de  Dé- 
ranger,  ni  M.  de  La  Mennais.  Mais  ,  mon  Dieu  !  la  réponse  est 
simple.  M.  de  Déranger,  ni  M.  de  La  Mennais  ne  se  sont  jamais 
présentés  ,  et  l'usage  veut  qu'à  l'Académie  on  se  mette  officiel- 
lement sur  les  rangs.  L'Académie  n'a  dérogé  à  celte  coutume  ni 
en  faveur  de  Montesquieu,  ni  en  faveur  de  Voltaire,  et  je  ne 
vois  pas  pourquoi  elle  commencerait  aujourd'hui.  Cela  date  du 
xviie  siècle.  D'Andilly,  on  le  sait ,  avait  été  nommé  direc- 
tement ,  et  il  refusa  par  humilité  chrétienne.  De  là  le  règle- 
ment de  l'Académie.  Assurément  le  cas  n'est  pas  applicable  au 
temps  présent,  et  si  M.  de  Déranger  ou  M.  de  La  Mennais  re- 
fusait, ce  ne  serait  pas,  j'imagine,  par  humilité,  et  surtout  par 
humililé  chrétienne.  Mais  soyons  vrais.  Sans  vouloir  soupçon- 
ner d'affectation  dans  cette  modestie  persévérante ,  ne  peut-on 


REVUE  |)E  PARIS.  ■  liô 

pas  dire  que  l'illustre  chansonnier  a  un  peu  la  coquetterie  dé 

briller  par  l'absence?  El  d'autre  part,  comment  le  prêtre  trans- 
formé en  tribun,  et  qui  prêche  l'amour  absolu  de  l'égalité,  pour- 
rait-il accepter  une  distinction  même  académique?  L'Institut 
est  sans  doute  supprimé  dans  les  plans  des  communistes. 

Nous  voilà  bien  loin  de  M.  Victor  Hugo  et  surtout  de  M.  Flou- 
rens, et  plus  encore  de  M.  Michaud. 

De  l'auteur  des  Orientales ,  je  ne  dirai  plus  qu'un  mot.  Une 
compagnie  qui  compte  dans  son  sein  les  plus  grands  noms  de 
notre  temps,  des  écrivains  comme  M.  de  Chateaubriand  et 
M.  de  Lamartine,  des  penseurs  comme  M.  Cousin,  des  maîtres 
de  la  parole  comme  M.  Guizot,  comme  M.  Thiers ,  comme 
M.  Villemain,  des  polygraphes  spirituels  comme  M.Nodier, 
un  pareil  corps  a  droit  d'être  traité  avec  quelque  sérieux .  avec 
quelque  réserve,  surtout  par  les  candidats.  Sans  croire  le  moins 
du  monde  que  le  titre  d'académicien  soit  une  armure  enchan- 
tée ,  31.  Hugo  devrait  rappeler  à  ceux  de  ses  amis  qui  le  défen- 
dent en  sectaires  que  les  injures  n'ajoutent  rien  aux  bonnes 
raisons.  M.  Flourens  se  vengerait  d'une  manière  bien  spiri- 
tuelle, s'il  donnait  aujourd'hui  sa  voix  à  M.  Victor  Hugo. 

Il  eût  fallu  aussi  beaucoup  d'esprit  à  M.  Flourens  pour  se  ti- 
rer avec  succès  de  son  discours  de  réception.  M.  Flourens  a 
voulu  se  montrer  élevé,  méthodique,  sévère;  il  a  été  froid,  di- 
dactique, terne.  Au  lieu  de  chercher  à  imiter  d'AIembert,  il 
fallait  songer  à  Fontenelle  ;  c'était  le  cas  surtout  en  célébrant 
une  mémoire  aussi  aimable  que  celle  de  M.  Michaud.  Pourquoi 
chercher  les  applaudissements  (qui  ne  sont  guère  venus  d'ail- 
leurs) par  des  allusions  mesquines  à  la  question  d'Orient,  aux 
cendres  de  Napoléon  et  au  musée  de  Versailles?  pourquoi  parler 
des  croisades  et  du  moyen  âge  en  homme  qui  voit  encore  la 
chevalerie  à  travers  le  Tancrède  de  Voltaire,  plutôt  que  dans 
le  livre  de  Sainle-Palaye?  J'apprécieles  difficultés  de  la  position  : 
M.  Flourens  n'était  pas  à  l'aise  ;  il  se  sentait  à  la  place  de 
M.  Victor  Hugo,  et  il  savait  de  plus  que  M.  Mignet,  habitué  à 
tous  les  succès  et  familiarisé  avec  ces  luttes  de  l'institut,  allait 
lui  répondre. 

M.  Flourens  n'a  pas  rappelé  la  bizarre  destinée  académique 
de  M.  Michaud,  mais  il  Ta  enviée  sans  doute.  Par  une  singula- 
rité exceptionnelle,  M.  Michaud,  qui  en  1813  avait  succédé  à 
12  10 


114  REVUE  DE  PARIS. 

Cailhava  (qui  sait  aujourd'hui  le  nom  de  Cailhava  ?) ,  ne  fit  pas 
de  discours  de  réception.  Quoiqu'il  se  soit  essayé  depuis  à  la 
chambre  (on  Ta  vu) ,  il  n'osa  ni  ne  voulut  lire  de  harangue  à 
l'Académie.  Les  bouleversements  politiques  de  la  restauration 
lui  permirent  de  siéger  sans  se  conformer  à  la  formalité  habi- 
tuelle. Il  disait  souvent  :  «  Je  n'aurai  pas  le  bonheur  de  CaM- 
hava,  et  je  serai  mal  loué  sans  doute.  »  Je  ne  veux  pas  dire  que 
ce  fût  là  une  épigramme  prophétique  contre  M.  Flourens.  A 
plusieurs  endroits,  au  contraire,  de  son  discours,  M.  Flourens 
parle  d'un  ton  simple  et  bien  senti  des  qualités  et  du  caractère 
de  M.  Michaud.  Il  y  a  même  quelques  parties  qui  ne  manquent 
pas  d'un  certain  art  sobre,  rigoureux,  précis.  Ces  qualités,  avec 
un  peu  plus  de  couleur  çà  et  là  ,  se  distinguaient  déjà  dans  un 
remarquable  morceau  sur  Cuvier ,  que  M.  Villemain  a  pu  citer 
avec  éloge  à  propos  de  Buffon  ,  et  cela  à  une  date  où  personne 
ne  s'avisait  de  vouloir  transmettre  à  M.  Flourens  la  difficile 
succession  de  Condorcet  et  de  Fourier. 

Les  éloges  académiques ,  dans  la  solennité  de  leur  pompe, 
ne  s'abaissent  pas  aux  détails  .  ne  se  compromettent  pas  aux 
petits  livres.  Ce  scrupule  a  ses  inconvénients  pourtant,  car,  à  la 
longue,  on  cesse  d'être  exact.  Ainsi,  en  sortant  de  la  dernière 
séance  de  l'Académie,  on  pouvait  s'imaginer  que  M.  Michaud 
n'avait  écrit  que  YHistoire  des  Croisades,  le  Printemps  d'un 
Proscrit,  la  Correspondance  d'Orient,  des  poèmes  enfin  et  de 
gros  livres  ;  on  pouvait  croire  surtout  que  le  publicisle  monar- 
chique n'avait  jamais  écrit  que  les  articles  royalistes  de  la  Quo- 
tidienne. L'ensemble  est  fidèle  sans  doute  ;  mais  le  détail  est 
faussé.  Je  ne  crois  pas  manquer  à  la  mémoire  de  M.  Michaud 
en  recueillant  sans  art  et  dans  le  désordre  où  ils  me  viennent, 
à  la  hâte  et  en  ces  deux  jours,  quelques  détails  moins  familiers 
à  tous.  Chacun  a  lu  les  livres  dont  nous  parlait  M.  Flourens; 
rappelons,  au  contraire,  quelques  brochures  vieillies,  quelques 
traits  oubliés.  On  est  effrayé  de  loucher  au  passé  ;  le  moindre 
rayon  fait  reparaître  mille  atomes  inconnus. 

Il  a  été  déjà  parlé,  par  des  juges  compétents  et  informés,  de 
la  vie  de  M.  Michaud.  M.  Merle,  dans  de  spirituels  articles, 
M.  Poujoulat  dans  des  pages  chaleureuses  ,  ont  raconté  une 
foule  de  mots  heureux  et  de  traits  touchants  qui  font  aimer  le 
caractère  de  leur  ami  et  regretter  le  charme  de  ses  relations. 


REVUE  DE  PARIS.  llo 

Mais,  malgré  le  laisser-aller  de  l'affection  el  le  déshabillé  du 
récit ,  ces  curieuses  notices  ,  auxquelles  il  faut  renvoyer,  ne 
disent  pas  tout  el  ne  pouvaient  tout  dire.  En  un  mot  le  fonda- 
teur de  la  Quotidienne  n'a  pas  toujours  été  royaliste,  au  moins 
royaliste  comme  on  le  dit,  et  ce  n'est  pas  à  la  Quotidienne  que 
sur  ce  point  il  convenait  de  se  souvenir.  On  a  presque  donné  à 
M.  Michaud  l'inflexible  logique  .  le  noble  entêtement  de  Joseph 
de  Maistre.  Quoiqu'il  faille  rabattre  de  cette  prétention,  le  spi- 
rituel et  malin  publiciste  ne  perdra  pas  dans  notre  estime.  C'est 
quelque  chose  d'avoir  toujours  été  sincère  et  d'avoir  abandonné 
le  succès  pour  le  malheur.  Beaucoup  ont  changé  de  notre 
temps,  mais  peu  ont  abandonné  la  cause  du  pouvoir  pour  une 
cause  perdue. 

Joseph  Michaud  était  né  en  1763,  à  Albens,  petit  village  voi- 
sin de  la  Savoie.  Son  père,  bon  notaire  de  l'endroit ,  l'envoya 
faire  ses  éludes  à  Bourg-en-Bresse.  A  vingt-deux  ans,  M.  Mi- 
chaud vint  à  Paris,  préoccupé  déjà  d'idées  littéraires  que  la 
politique  devait  bientôt  interrompre.  On  était  en  91.  M.  Mi- 
chaud débuta  par  un  Voyage  littéraire  au  Mont-Blanc , 
courte  bluelte  mêlée  de  prose  et  de  vers  que,  sans  aucun  pres- 
sentiment de  l'empire,  H  dédia  à  Mme  Beauharnais.  II  parait 
que  quelques  années  auparavant  les  excursions  au  Mont-Blanc 
étaient  devenues  fort  en  vogue,  et,  dans  le  caprice  de  l'opinion, 
avaient  succédé  à  la  mode  des  ballons  ,  qui  avaient  eux-mêmes 
détrôné  les  baquets  de  Mesmer.  «  Je  suivis  la  foule  ,  dit  M.  Mi- 
chaud ;  la  patrie  n'était  point  en  danger  alors;  on  pouvait  la 
quitter  sans  être  compté  parmi  ses  ennemis.  »  Malgré  les 
préoccupations  politiques,  l'enjouement  l'emportait ,  et  à  ses 
réflexions  morales  M.  Michaud  joignait  quelques  folâtres  sou- 
venirs de  Chapelle  et  de  Bachaumont.  En  somme,  on  ne  devi- 
nerait pas  que  ce  petit  voyage  ,  fait  en  compagnie  de  je  ne  sais 
plus  quel  gros  prieur  normand  et  de  plusieurs  pttites  maî- 
tresses, fut  écrit  à  la  veille  de  la  Convention.  Il  y  avait  déjà  des 
traits  spirituels  dans  l'opuscule  de  M.  Michaud  ,  surtout  contre 
les  couvents;  ainsi,  à  propos  des  bernardins  de  Haute-Corabe  : 


Les  moine.»  ont  quitté  le  mondo  , 
Mais  \f>  monde  les  a  *mri*. 


116  REVUE  DL  PABki. 

Une  apothéose  de  Franklin  montrait  combien  les  sympathies  du 
jeune  écrivain  l'avaient  rattaché  dès  l'abord  au  mouvement  des 
esprits  de  son  temps,  aux  rapides  conquêtes  de  la  liberté  : 


Auguste  liberté  I  tout  fléchit  sous  ta  loi; 

Les  sceptres  des  tyrans  se  brisent  devant  toi.... 

Une  vive  ardeur  de  polémique  s'empara  donc  de  M.  Michaud, 
qui  sentit  dès  lors  le  besoin  de  se  mêler  aux  luttes  terribles  qui 
retentissaient  autour  de  lui. 

Il  commença  par  mettre  en  vers  la  Déclaration  des  droits 
de  l'homme.  Je  n'ai  pu  réussir  à  retrouver  cet  opuscuie,  qu'on 
a  voulu,  après  coup  ,  faire  passer  pour  royaliste.  Mais  M.  Qué- 
rard,  dans  son  travail  bibliographique,  semble  avoir  rétabli  la 
vérité  sur  ce  point.  Quelque  fine  ironie  se  mêlait  peut-être  aux 
réflexions  du  jeune  écrivain  ,  comme  il  convenait  à  cet  esprit 
railleur,  mais  au  fond  c'était  une  adhésion. 

Cette  adhésion  de  M.  Michaud  aux  principes  de  89  se  retrouve 
d'ailleurs  plus  marquée,  et  tout  à  fait  manifeste,  dans  deux 
autres  opuscules ,  dont  le  premier  fut  inséré  dans  la  Décade 
philosophique  de  94,  et  le  second  dans  YAlmanach  des  Muses 
de  95.  Ce  sont  deux  pfèces  de  vers,  l'une  sur  Ermenonville  et 
le  tombeau  de  Rousseau  ,  l'autre  sur  l'immortalité  de  l'âme.  Il 
n'y  a  sans  doute  aucune  poésie  dans  ces  rimes  médiocres,  dans 
ces  alexandrins  d'une  trame  fort  plate  ,  mais  on  s'y  sent  au 
moins  en  pleine  révolution.  Il  est  dit  de  Jean-Jacques  : 

....  Son  àrae  impatiente 
S'élançait  au-delà  des  siècles,  et  les  temps 
Déroulaient  à  ses  yeux  la  chute  des  tyrans.... 

Voilà  pour  la  politique.  La  religion  elle-même  n'était  pas  épar- 
gnée : 

L'ignorance  a  cédé  son  empire  au  génie  ; 

L'erreur  ,  le  fanatisme  et  la  discorde  impie  , 

D'un  sol  heureux  et  libre  ont  fui  île  toutes  parts.... 


REVUE  b£  PARIS.  117 

Nous  sommes  loin  des  apostrophes  royalistes  du  Printemps 
d'un  Proscrit.  Et  que  dites- vous  de  ces  vers  : 


Ah  !  si  jamais  des  rois  et  de  la  tyrannie 
Mon  front  républicain  subit  le  joug  impie  , 
La  tombe  me  rendra  mes  droits,  ma  liberté, 
Et  mon  dernier  asile  est  l'immortalité  .' 

Ce  projet  de  suicide  démocratique  était  une  promesse  de  poêle, 
et  M.  Michaud,  on  le  pense,  ne  le  réalisa  ni  au  18  brumaire, 
ni  à  la  restauration. 

Je  dirai  tout  à  l'heure  quels  motifs  déterminèrent  M.  Michaud 
à  prendre  ainsi  couleur  ,  à  adopter  un  drapeau  qu'il  devait  si 
vite  abandonner  ,  auquel  déjà  il  avait  été  ouvertement  infidèle. 
Mais  qu'on  me  permette  d'abord  une  citation.  Je  n'aime  pas  les 
citations  en  général  ;  mais  celle-ci  est  piquante  et  inattendue  : 
ce  ne  sera  pas  la  dernière.  M.  Michaud  avait  imprimé  dans  la 
Décade  son  petit  poëme  sur  Rousseau ,  poëme  fort  pâle  et  in- 
signifiant. Dans  le  tirage  à  part  qu'il  fit  faire,  le  futur  historien 
des  croisades  ajouta  une  dédicace  à  son  frère  ,  qui  se  battait 
alors  aux  frontières  dans  les  rangs  de  la  république.  Cette 
épître,  fort  rare  comme  on  imagine,  est  tout  à  fait  inconnue, 
et  c'est  à  peine  si  M.  Barbier  lui-même  en  a  inséré  un  membre 
de  phrase  dans  son  Dictionnaire  des  Anonymes.  M.  Michaud 
parle  à  son  frère  :  «  Tu  n'as  pas  oublié  les  délicieuses  soirées 
<jue  nous  avons  passées  ensemble  à  étudier  le  Contrat  social. 
Loin  du  tumulte  des  factions,  Rousseau  réunissait  alors  toutes 
nos  affections  et  toutes  nos  pensées.  Nous  écoutions  ses  leçons 
iivec  la  docilité  d'Emile,  et  son  génie  prophétique  charmait  nos 
veilles,  et  nous  montrait  dans  l'avenir  le  triomphe  de  la  liberté 
et  de  la  vertu.  Tu  as  laissé  les  livres  de  Jean-Jacques  pour  aller 
défendre  ses  principes  au  milieu  des  combats.  Moins  heureux 
(jue  toi ,  je  suis  resté  sur  le  sanglant  théâtre  des  discordes  ci- 
viles. Tandis  que  le  canon  de  l'ennemi  grondait  sur  ta  tête  au 
camp  de  Jemmapes  et  de  Fleurus,  ton  frère  était  à  Paris  sous 
le  glaive  des  assassins  et  des  bourreaux  ;  notre  mère,  qui  forma 
nos  cœurs  aux  vertus  simples  de  la  nature  ,  avait  été  jetée  dans 
les  fers...  »  Et  plus  loin  :  «  One  seule  nuit  a  mis  un  intervalle 

10, 


118  HEVUE  DE  PAKIS. 

de  plusieurs  siècles  entre  nous  et  la  tyrannie...  Notre  ancien 
maître,  l'immortel  Jean-Jacques,  est  porté  au  Panthéon  au 
bruit  des  victoires  remportées  sur  les  tyrans  étrangers  et  sur  la 
horde  sacrilège  qui  leur  préparait  des  triomphes  dans  l'intérieur 
de  notre  patrie.  La  dernière  heure  du  crime  a  sonné  à  l'horloge 
du  monde...  Braves  guerriers,  achevez  de  renverser  les  colon- 
nes ennemies  sur  les  rives  du  Rhin  et  de  la  Meuse,  tandis  que 
vos  frères  s'occupent  de  délivrer  les  bords  de  la  Seine  et  de  la 
Loire  des  brigands  qui  en  ont  ensanglanté  les  rives.  Le  moment 
n'est  pas  éloigné,  mon  cher  frère,  où  nous  nous  embrasserons 
sur  les  derniers  débris  de  la  tyrannie.  »  Assurément  ce  n'est 
pas  là  le  ton  habituel  de  M.  Michaud.  Comment  expliquer  celle 
apothéose  du  Contrat  social  chez  l'homme  qui  devait  se  ranger 
plus  tard  aux  théories  absolutistes  de  M.  de  Bonald?  D'où  venaient 
ces  malédictions  coutre  la  Vendée  de  la  part  du  futur  et  loyal 
admirateur  des  Bonchamp  et  des  La  Rochejacquelein?  On  va 
le  voir. 

Dès  son  arrivée  à  Paris ,  M.  Michaud,  malgré  quelques  velléi- 
tés libérales,  s'était  trouvé  jeté  dans  le  monde  royaliste.  Ses 
liaisons  l'y  engagèrent  de  plus  en  plus .  et,  comme  l'a  dit  élo~ 
quemment  M.  Mignel,  en  répondant  à  M.  Flourens,  il  n'aperçut, 
dans  l'enfantement  de  la  société  nouvelle,  que  la  douloureuse 
fin  de  la  société  ancienne.  Le  spectacle  d'une  vieille  monarchie 
qui  s'abîmait  l'intéressa  au  passé,  tandis  que  les  excès  sanglanls 
de  la  révolution  victorieuse  le  dégoûtaient  du  présent.  Dans 
l'entraînement  des  circonstances  ,  dans  la  contagion  nécessaire 
des  sentiments  et  des  idées  d'alors ,  M.  Michaud  partageait  sin- 
cèrement sans  doute  quelques-unes  des  opinions  extrêmes  que 
nous  venons  de  lui  voir  revêtir  tout  à  l'heure  d'une  forme  si 
exallée.  Mais  c'étaient  là  avant  tout  des  gages  extérieurs  qu'il 
cherchait  à  donner  pour  sa  sécurité  ;  c'était  une  adhésion  mo- 
mentanée, une  concession  temporaire  envers  un  régime  sous 
lequel  il  avait  couru  déjà  bien  des  dangers.  Effrayé,  M.  Michaud 
voulait  donner  le  change.  Telle  est  au  moins  l'explication  que 
lui-même  offrait  plus  tard. 

Un  biographe  a  dit  que  M.  Michaud  avait  fondé  la  Quoti- 
dienne, à  la  tin  de  la  convention,  en  octobre  95.  C'est  une  er- 
reur grave.  La  chronologie  importe  ici  pour  l'honneur,  pour 
la  réputation  de  M.  Michaud.  pour  prouver  que  sa  poésie  repu- 


REVUE  DE  PARIS.  ftS 

blicaine  fut  surtout  une  fiction  destinée  a  le  préserver  des  ven- 
geances démagogiques  qui  le  menaçaient  alors  ,  et  qui,  malgré 
cette  soumission  subite  et  bien  complète,  ne  tardèrent  pas  à 
l'atteindre. 

Le  premier  numéro  de  la  Quotidienne  parut  le  22  septem- 
bre 92,  et  cette  publication  se  continua  jusqu'à  la  fin  d'octobre  93. 
Les  tendances  royalistes  de  ce  journal  le  firent  proscrire.  Des 
trois  fondateurs,  deux.  M.  de  Ripperl  et  M  Michaud  furent 
obligés  de  se  cacher,  et  le  troisième  ,  Coutely ,  porta  sa  léte  sur 
l'échafaud.  La  chute  de  Robespierre  ne  suffit  pas  à  préserver 
M.  Michaud.  Après  avoir  reparu  quelque  temps  sous  le  titre  de 
Tableau  de  Paris,  la  Quotidienne  reprit  son  ancien  nom 
dans  les  premiers  mois  de  95.  M.  Michaud  y  travailla  plus  ac- 
tivement que  jamais,  toujours  dans  le  sens  royaliste.  Une  des 
pages  les  plus  éloquentes  qu'il  ait  écrites  date  d'alors.  C'est 
une  proteslation  énergique,  touchante,  passionnée,  à  l'occa- 
sion de  l'anniversaire  de  la  mort  de  Marie-Antoinette.  M.  Mi- 
chaud, très-jeune  encore,  et  qui,  sous  la  terreur,  n'avait  pas 
montré  suffisamment  peut-être  le  courage  de  son  opinion  , 
retrouvait  ici,  pour  le  souvenir  d'une  femme,  d'une  reine  ou- 
bliée, tout  l'aventureux  dévouement  qui  lui  avait  fait  défaut. 
L'article  fit  grand  scandale,  et  M.  Michaud  fut  obligé  de  se 
dérober.  Quelques  semaines  après,  au  15  vendémiaire,  il  osa, 
avec  Fiévée,  présider  la  section  du  Théâtre-Français.  L'appui 
victorieux  prêté  par  Bonaparte  à  la  convention  renversa  l'émeute 
et  fit  fuir  M.  Michaud.  Le  courageux  journaliste  fut  arrêté  à 
Chartres,  et  le  représentant.  Bourdon  (de  l'Oise),  donna  ordre 
de  le  transférer  à  Paris .  attaché  à  la  queue  d'un  cheval,  ce  que 
les  gendarmes  ,  par  pitié  pour  celte  santé  toujours  frêle  et  dé- 
licate, n'osèrent  exécuter.  Avant  son  jugement,  11.  Michaud 
parvint  à  s'échapper,  et  condamné  à  mort  «  pour  avoir,  par 
son  journal,  provoqué  le  rétablissement  de  la  monarchie,  »  ii 
fut  exécuté  en  effigie  sur  la  place  de  Grève. 

Un  an  après,  M.  Michaud  purgea  sa  contumace  et  fut  acquitté. 
Il  reprit  alors  la  polémique  de  la  Quotidienne,  qui,  selon  les 
exigences  du  temps,  avec  des  intervalles,  prenait,  quittait, 
reprenait  son  titre,  et  s'interrompait  pour  reparaître  encore 
sous  les  noms  de  Bulletin  politique  et  de  Feuille  du  jour. 
M.  Michaud  n'en  était  pas  à  sa  dernière  proscription.  On  ne 


i'20  REVUE  DE  PARIS. 

saurait  se  figurer  la  violence  de  la  presse  d'alors.  Nos  journaux, 
qui  pourtant  ne  sont  pas  l'aménité  même,  n'en  donnent  qu'une 
bien  faible  idée. 

M.  Michaud  eut,  sous  le  directoire,  à  soutenir  bien  des  que- 
relles, à  traverser  bien  des  orages.  Il  attaquait  vivement  les 
montagnards  dans  son  journal,  et  entre  aulres  Joseph  Chénier. 
Le  tribun,  avec  cette  bile  amère  qu'il  ne  sut  contenir  que  de- 
vant Bonaparte,  s'en  vengea  par  quelques  traits  sanglants  qu'on 
peut  retrouver  dans  ses  satires  et  dont  le  souvenir  perce  encore, 
malgré  l'effort  d'impartialité ,  dans  le  Tableau  de  la  Littéra- 
ture. Joseph  Chénier  avait  traité  Michaud  de  folliculaire 
obscur:  il  l'avait  mêlé  à  la  populace  des  sots;  il  avait 
à  son  occasion  prononcé  les  mots  de  calomnie  et  de  bêtise. 
M.  Michaud  se  vengea  avec  colère  ,  avec  cruauté.  C'est 
la  seule  fois  peut-être  où  il  ait  été  violent ,  où  il  soit  sorti  de 
sa  modération  habituelle;  mais  aussi  quelle  violence!  quelle 
haine  ! 

Le  pamphlet  contre  Joseph  Chénier  était  intitulé  :  Petite  dis- 
pute entre  deux  grands  hommes.  C'est  une  satire  en  vers 
assez  mauvais,  mais  fort  plaisanis.  Si  le  cadre  n'est  pas  neuf, 
les  détails  pétillent  d'esprit.  M.  Michaud  suppose  une  dispute 
entre  Chénier  et  le  député  Riou,  et  la  querelle  se  termine  comme 
dans  le  Lutrin:  les  interlocuteurs  se  jettent  à  la  tête  leurs 
livres  et  ceux  de  leurs  amis ,  la  Clé  du  Cabinet  de  Garai,  le 
Rapport  de  Daunou.  Toutes  les  tragédies  du  «  cygne  de  Tur- 
quie »  (on  se  rappelle  que  les  Chénier  étaient  nés  à  Couslan- 
tinople)  sont  énumérées  sans  pitié,  et  l'on  voit  voltiger  tour  à 
tour  : 

Un  bon  mot  enfermé  dans  un  très-gros  volume... 

ou  bien  : 

Toute  Tédition  d'un  petit  madrigal... 

Le  dénouement  n'est  pas  fort  ingénieux,  mais  il  est  bien  tourné 
et  fait  rire.  L'esprit  soporifique  de  Joseph  Chénier  finit  par  en- 
dormir tous  les  acteurs,  jusqu'à  la  sentinelle  de  Louvot  chez 
qui  se  passe  la  scène. 


REVUE  DE  PARIS.  121 

Les  faibles  littéraires  de  Joseph  Chénier  sont  raillés  fort  plai- 
samment par  M.  Michaud,  qui  se  moque  beaucoup  de  Végalité 
rimant  toujours  avec  liberté,  et  de  patrie  s'accouplant  forcé- 
ment avec  tyrannie. 

Si  le  désir,  comme  il  le  dit,  de  «  confondre  un  homme  vain. 
et  orgueilleux  »  avait  seul  poussé  M.  Michaud  à  publier  cette 
bluette,  s'il  n'avait  même  fait  que  se  moquer  du  rôle  de  dupe 
joué  par  Marie-Joseph  ;  s'il  s'était  contenté  de  lui  dire,  à  lui  et 
à  ses  amis  :  «  Soyez  les  oies  perpétuelles  du  Capitole  et  les 
dindons  éternels  de  la  révolution,»  on  n'aurait  pas  à  prolester, 
le  goût  protesterait  seul  contre  ces  tristes  excès  de  la  langue 
révolutionnaire.  Mais  M.  Michaud  ne  s'en  est  pas  tenu  là,  il  a 
contribué  plus  que  personne  à  propager  contre  Marie-Joseph 
une  accusation  terrible  qu'on  aime  à  croire  fausse,  un  bruit 
sanglant  qu'on  aime  à  croire  calomnieux.  L'ombre  vengeresse 
d'André  reparaît  à  tout  instant  dans  celte  satire,  et  Caïn-Ché- 
nier,  comme  l'appelle  le  poète  par  une  plaisanterie  odieuse, 
répond  avec  l'Écriture  :  «Xumquid  sum  custos  frottis  mei?» 
M.  Michaud  voit  dans  le  Timolëon  de  Marie-Joseph  une  infâme 
justification  : 

Le  grand  Timoléon  vint  apprendre  aux  Français 

Que  la  fraternité  n'était  qu'une  chimère,- 

Et  qu'on  pouvait  sans  crime  assassiner  son  frère. 

Et  en  parlant  de  son  dernier  livre  qui  n'avait  pas  réussi  : 

Il  s'en  va  chez  les  morts,  en  attendant  son  père  , 
Rejoindre  Charles  IX  et  ses  autres  parents  , 
Car  dans  cette  famille  on  ne  vit  pas  longtemps. 

M.  Michaud  osait  même  dire  : 

Je  sais  bien  que  Chénier,  fidèle  à  Melpomène, 
Peut  tuer  ses  héros  ailleurs  que  sur  la  scène. 

C'est  là  peut-être  la  seule  mauvaise  action  de  M.  Michaud,  et 
encore  est-ce  l'habitude  perfide  de  la  polémique  quotidienne 


122  REVUE  DE  PARIS. 

qui  la  lui  a  inspirée.  On  va  si  loin  malgré  soi  dans  cette  guerre 
avancée  de  la  presse!  on  est  si  facilement  entraîné  au-delà  des 
bornes  ,  dans  celle  lutte  de  lous  les  jours ,  où  la  vue  des  grands 
horizons  est  voilée  par  la  fumée  du  combat  !  C'est  un  des  graves 
dangers  de  ce  mélier  de  journaliste,  de  laisser  ainsi  s'énerver, 
s'émousser  en  soi  le  strict  sentiment  du  vrai  et  du  bien,  et, 
sous  l'aiguillon,  de  se  porter  en  revanche  aux  excès  amers  des 
représailles,  aux  injustices  violentes  des  parlis.  Quelques-uns 
s'en  préservent,  mais  beaucoup  y  succombent.  M.  Michaud  était 
d'une  nalure  bienveillante  et  douce;  c'était  un  honnête  homme 
dans  le  meilleur  sens  du  mot.  Il  se  félicitait  même  dans  ses  der- 
niers jours  de  n'avoir  pas  une  rancune  ,  un  ressentiment,  et  il 
se  flattait  de  n'avoir  pas  un  ennemi.  A  quelles  exagérations 
pourtant  la  presse  ne  l'a-l-elle  pas  poussé! 

La  police  inquiète  du  directoire,  qui  préludait  aux  vexations 
de  la  police  impériale,  se  préoccupa  beaucoup  de  M.  Michaud. 
Arrêté  cinq  fois  en  quelques  mois,  il  fut  condamné  deux  fois  à 
mort,  et  parvint  toujours  à  s'échapper  II  racontait  souvent  de- 
puis qu'enfermé  dans  un  cachot  de  la  Conciergerie  avec  un 
jacobin  forcené,  il  reçut  communication  de  la  liste  des  jurés  qui 
devaient  le  juger.  Son  embarras  était  grand,  car  il  n'en  con- 
naissait aucun,  et  ne  savait  sur  qui  exercer  son  droit  de  récu- 
sation. L'idée  pourtant  lui  vint  de  choisir  tous  ceux  qu'exclurait 
son  compagnon,  c'est-à-dire  les  honnêtes  gens,  et  il  fut  ac- 
quitté. 

La  Quotidienne  cessa  définitivement  de  paraître  en  septem- 
bre 97,  pour  n'être  reprise  qu'en  1814,  par  M.  Michaud  encore, 
qui  associa,  entre  autres,  Berchoux  et  M.  Merle  à  la  nouvelle 
défense  de  ses  principes. 

Proscrit  au  18  fructidor  avec  plusieurs  de  ses  collaborateurs 
et  de  ses  amis,  avec  Fonlanes  qu'il  aimait,  avec  La  Harpe  que, 
malgré  la  différence  d'âge,  il  produisit  le  premier  dans  le 
inonde  royaliste,  après  sa  conversion,  M.  Michaud  se  réfugia 
dans  les  montagnes  du  Jura.  C'est  là  qu'il  écrivit,  pour  se  dis- 
traire, le  Printemps  d'un  Proscrit,  poème  qui,  avec  le  temps, 
a  singulièrement  perdu  de  sa  fraîcheur  printanière,  mais  dont 
on  garde  du  collège  quelque  aimable  souvenir.  C'est  un  accent 
affaibli  et  gracieux  encore  de  celte  Pitié  de  Delille  qui  a  inspiré 
à  son  tour  plusieurs  lettres  spirituelles  à  M.  Michaud. 


REVUE  DE  PAKI>.  123 

Après  trois  ans  d'exil,  le  18  brumaire  permit  à  II.  Michaud- 
de  revenir  à  Paris;  mais  il  s'aperçut  vite  des  projets  du  premier 
consul.  Les  espérances  royalistes  du  fondateur  de  la  Quoti- 
dienne étaient  renversées  ou  au  moins  ajournées;  aussi  pro- 
testa-t-il  dans  un  pamphlet  oublié  qui  est  pourtant  son  chef- 
d'œuvre.  Si  un  pamphlet  sérieux  pouvait  vivre  en  France,  je 
n'hésite  pas  à  dire  que  celui-là  durerait.  Jamais  M.  Michaud 
n'a  eu  autant  d'esprit,  autant  de  verve,  autant  de  talent.  Celte 
brochure  est  une  vraie  date.  Elle  est  au  seuil  de  l'empire  ce  que 
seront  à  sa  chute  l'Esprit  de  Conquête  de  Benjamin  Constant 
el  le  Buonaparte  et  les Bourbotis de  ISl.ûe  Chateaubriand.  C'est 
le  cri  éloquent  d'une  jeune  intelligence  enchaînée  qui  ne  se 
demande  pas  si  l'ère  impériale  était  au  fond  nécessaire,  miis 
qui  voit  l'oppression  des  idées  et  qui  s'en  effraye  el  qui  en  gémit 
avec  colère  :  «  Les  imprimeurs  et  les  libraires  remplissent  les 
cachots;  cent  journaux  ont  élé  supprimés  dans  un  jour;  la 
proscription  attend  la  pensée  et  la  renommée  est  mise  aux  fers. 
La  presse,  le  peuple  et  l'opinion  ne  sont  plus  que  des  souverains 
détrônés...  César  a  passé  le  Rubicon.  »  C'était  l'époque  de  la 
Napoléonede  Nodier.  Les  jeunes  esprits  littéraires  se  sentaient 
arrêtés  dans  leur  essor  et  réclamaient  avec  désespoir,  M.   Le- 
mercier  au  nom  de  la  révolution,  H.  Michaud  au  nom  de  la 
monarchie.  Les  Adieux  à  Bonaparte  firent  grand  bruit,  et  le 
consul  s'en  préoccupa  vivement.  Il  y  avait  des  mois  frappants, 
et  comme  M.  de  Chateaubriand  seul  les  sait  trouver  :  «  Je  crains 
qu'on  ne  dise  un  jour  que  notre  république  s'est  fait  homme.  » 
Ou  bien  encore:  «  Ce  gentilhomme  d'Ajaccio...  c'est  le  jaco- 
binisme royalisé.  ■  A  ces  traits  frappants,  à  ce  relief  éloquent 
et  hardi  de  la  pensée  se  joignaient  desombres  avertissements  : 
«N'oubliez  pas  que  les  Tuileries  sont  devenues  comme  un  ca- 
ravansérail placé  sur  la  route  de  l'échafaud.  »    Ou  bien  des 
prophéties  :  «  L'inconstance  de  la  fortune  mettra  peut-être  un 
jour  le  courage  de  Bonaparte  à  l'épreuve.  C'est  là  que  l'Europe 
l'attend  pour  juger  s'il  est  un  héros.  » 

Mais  ce  qu'il  y  avait  de  plus  remarquable  dans  cet  opuscule, 
c'était  la  nécessité  de  la  guerre  dans  laquelle  M.  Michaud  en- 
fermait Bonaparte,  c'était  celte  impuissance  de  la  paix,  celte 
loi  de  sang  qu'il  faisait  peser  sur  sou  gouvernement  et  qu'il 
montrait  avec  une  puissante  logique ,  comme  la  fatalité  qui 


124  HEVLE  DE  PAK1S. 

dominait  cette  destinée.  Le  point  de  vue  royaliste  était  mani- 
feste. M.  Michaud  demande  au  premier  consul  si ,  quand  il  a 
couché  pour  la  première  l'ois  dans  la  chambre  de  Louis  XVI .  il 
n'a  pas  cru  voir  errer  autour  de  lui  l'ombre  plaintive  des  rois 
de  France  qui  lui  venaient  redemander  un  trône  usurpé.  Les 
illusions  que  se  fait  sur  ce  point  le  naïf  fondateur  de  la  Quo- 
tidienne sont  singulières;  il  voudrait  que  Bonaparte  cédât  la 
couronne  à  Louis  XVIII ,  et  il  lui  dit  :  «  Tu  ne  peux  t'élever 
qu'en  descendant,  et  il  y  a  pour  toi  une  place  plus  belle  que  la 
première ,  c'est  la  seconde.  »  Ne  sourions  pas  trop.  Ceci  était 
écrit  en  1800,  et  M.  de  Lamartine,  dans  sa  belle  Méditation 
sur  l'empereur,  n'a-l-il  pas  montré  le  même  désir, n'a-t-il  pas 
manifesté  le  même  regret  ? 

Après  l'éclat  de  son  pamphlet,  M.  Michaud  jugea  prudent  de 
se  faire  oublier,  et  il  se  réfugia  à  Versailles,  chez  un  ami.  Mais 
la  vue  des  calmes  allées  de  Louis  XIV  redoublèrent  ses  élans 
royalistes,  et,  persuadé  que  les  peuples  n'ont  pas  d'expérience 
et  que  les  ambitieux  n'ont  pas  de  mémoire  ,  il  écrivit  une  nou- 
velle brochure  ,  plus  ironique  ,  aussi  vive  que  la  première,  et 
où  la  destinée  de  Cromwell  était  longuement  comparée  à  celle 
du  vainqueur  des  Pyramides.  M.  Michaud  était  prophète  encore; 
il  montrait  dans  l'avenir  je  ne  sais  quel  lugubre  dénoue- 
ment ;  mais  au  lieu  du  cruel  sang-froid  d'Hudson  Lowe  ,  il 
ne  prévoyait  que  la  tuile  de  Pyrrhus  ou  le  pistolet  d'Hol- 
field. 

Mme  de  Champcenets,  qui  voyait  Bonaparte  ,  mais  qui  était 
dévouée  aux  Bourbons,  fit  rédiger  par  M.  Michaud  un  mémoire 
pour  prouver  qu'il  était  de  l'intérêt  et  de  la  gloire  du  premier 
consul  de  rendre  le  trône  de  France  aux  princes  légitimes.  Ce 
singulier  document  fut  remis  à  Bonaparte  ,  qui  eut  la  patience 
de  le  lire  d'un  bout  à  l'autre,  et  qui  s'écria,  après  l'avoir  achevé, 
et  avec  cette  forte  trivialité  qui  disait  tant  :  «  Bah!...  la  poire 
n'est  pas  mûre.  »  Mmc  de  Champcenets  fut  exilée,  et  Bonaparte, 
frappé  du  talent  de  M.  Michaud.  lui  fil  bientôt  pressentir,  à  sa 
manière  ,  qu'il  désirait  le  voir  écrire  pour  son  gouvernement. 
M.  Michaud  refusa,  et  fut  enfermé  au  Temple.  On  l'y  laissa  quel- 
que temps ,  et  quand  les  aigreurs  furent  calmées  ,  on  le  rendit 
aux  loisirs  de  la  vie  littéraire,  à  laquelle  il  se  dévoua  avec 
amour  durant  les  gloires  sanglantes  de  l'empire.  Plus  tard, 


REVUE  DE  PARIS.  125 

M.  de  Fonlanes  ,  qui  recrutait  volontiers  des  adeptes  à  Napo- 
léon dans  la  jeunesse  opposante  ,  fit  des  offres  formelles  à 
M.  Michaud,  et,  comme  exemple,  parmi  les  royalistes  apaisés  , 
il  lui  citait  l'abbé  Delille  :  k  Voyez  ,  disait-il ,  il  a  la  chaire  de 
poésie  latine  du  collège  de  France  ;  il  a  pris  cinq  mille  francs.  » 
—  «  Mon  Dieu,  c'est  un  peureux,  répondait  M.  Michaud  ,  il  en 
aurait  même  pris  cent.  «  Dans  les  dernières  années ,  pourtant . 
M.  Michaud  se  rapprocha  de  l'empereur.  M.  Lemercier  lui-même 
avait  écrit  une  pièce  sur  la  naissance  du  roi  de  Rome  ;  M.  Mi- 
chaud en  écrivit  deux. 

M.  Michaud  ,  pourtant ,  n'était  point  flatteur  ;  il  Ta  prouvé 
plus  d'une  fois,  même  sous  la  restauration,  et  près  des  rois 
qu'il  aimait.  Les  avances  ne  le  séduisaient  pas.  «Je  suis  comme 
ces  oiseaux,  disait-il,  qui  sont  assez  apprivoisés  pour  se  laisser 
approcher,  pas  assez  pour  se  laisser  prendre.  »  Un  des  ministres 
de  Charles  X,  voulant  se  rendre  la  Quotidienne  favorable,  fit 
venir  un  jour  M.  Michaud,  et  lui  offrit...  tout  ce  qu'un  ministre 
peut  offrir,  comme  l'a  dit  spirituellement  M.  Flourens.  «  Il  n'y 
a  qu'une  chose  ,  lui  dit  M.  Michaud  ,  pour  laquelle  je  pourrais 
vous  faire  quelque  sacrifice.  »  —  «Et  laquelle?  reprit  vive- 
ment le  ministre.  »  —  «  Ce  serait  si  vous  pouviez  me  donner 
la  santé.*» 

Quand  l'Académie  française  protesta  auprès  du  roi  en  faveur 
de  la  liberté  de  la  presse  menacée  ,  M.  Michaud  n'hésita  pas  à 
signer.  Il  ajouta  seulement  «  qu'une  prière  n'était  pas  une  sé- 
dition. »  La  place  de  lecteur  du  roi,  et  les  appointements  de 
mille  écus  qui  y  étaient  attachés,  seule  récompense  de  ses  longs 
services,  lui  furent  le  lendemain  retirés.  Charles  X  cependant 
le  fit  venir,  et  comme  il  lui  adressait  avec  douceur  quelques 
reproches  :  «Sire,  lui  répondit  M.  Michaud,  je  n'ai  prononcé 
que  trois  paroles  et  chacune  m'a  coulé  mille  francs.  Je  ne  suis 
pas  assez  riche  pour  parler,  »  et  il  se  tut. 

M.  Michaud,  on  le  sait ,  s'était  réfugié  dans  les  lettres  ,  dans 
l'histoire  ,  pendant  les  années  de  l'empire.  Un  travail  ,  une 
compilation  que  le  hasard  lui  avait  fait  entreprendre  sur  la 
chute  de  l'empire  de  Mysore  ,  l'avait  mis  sur  la  route  de  ces 
études  sérieuses.  II  s'y  engagea  avec  ardeur,  avec  amour,  et 
pendant  trente  ans  ,  la  veille  même  de  sa  mort ,  il  s'occupait 
encore  des  croisades.  Le  premier  volume  des  Croisades  parut 
12  11 


126  REVUE  DE  PARlv 

en  1811.  C'est  une  date  remarquable.  Il  est  à  craindre  que  ce 
livre,  un  peu  trop  loué,  n'ait  avant  tout  une  valeur  chronolo- 
gique. M.  Mignet,  dans  la  brillante  réponse  qu'il  a  faite  à 
M.  Flourens,  a  jugé  ce  travail  de  haut,  mais  avec  l'indulgence 
qui  est  permise  à  un  maître.  Un  des  premiers,  après  M.  de  Cha- 
teaubriand, M.  Michaud  est  revenu  vers  le  moyen  âge  ,  vers 
l'étude  de  cette  époque  laborieuse  qui  a  enfanté  notre  civilisa- 
tion. C'est  là  sa  gloire.  Je  n'ose  pas  croire  que  Y  Histoire  des 
Croisades  soit  un  livre  définitif.  Le  sujet  est  si  beau,  si  grand, 
si  varié ,  si  solennel  !  Il  faudrait  la  plume  d'Augustin  Thierry 
pour  suffire  à  une  pareille  tâche. 

La  restauration  rendit  M.  Michaud  à  la  politique.  Il  y  re- 
parut en  1815  par  une  brochure  écrite  durant  les  cent  jours, 
et  qui  avait  pour  litre  les  Quinze  semaines.  Ce  pamphlet,  qui 
n'eut  pas  moins  de  vingt-sept  éditions  authentiques,  est  fort  mé- 
diocre ,  et  on  est  là  bien  loin  des  Adieux  à  Bonaparte .  Je 
regrette  surtout  d'y  rencontrer  quelques-unes  de  ces  déclama- 
tions brutales  contre  Vogre  de  Corse,  qui  ont  déshonoré  celle 
époque.  Un  homme  d'un  goût  aussi  fin  que  l'auteur  des  Croi- 
sades ne  pouvait  pas  se  prendre  au  sérieux  lui-même  quand  il 
comparaît  le  faible  sénat  de  Napoléon  au  conseil  de  Satan  dans 
le  Paradis  perdu.  M.  Michaud  se  tira  bientôt  de  ces  tristes 
excès  dans  lesquels  donnèrent  tant  d'écrivains  moins  royalistes 
que  lui.  Pendant  quinze  ans  il  dirigea  presque  exclusivement 
la  Quotidienne  avec  toute  l'indépendance  de  son  caractère , 
avec  une  fidélité  qui  lui  valut  les  injures  de  son  incorrigible 
parti.  La  Gazette  de  France ,  avec  sa  polémique  perfide  et 
rancunière,  ne  pardonna  point  à  M.  Michaud  son  opposition 
contre  le  ministère  Villèle.  Elle  exhuma  même  quelques-uns 
des  vers  républicains  que  j'ai  rappelés  tout  à  l'heure.  Char- 
les X,  étonné ,  en  parla  à  M.  Michaud  ,  qui  lui  répondit  avec 
une  fierté  prophétique  :  «  Les  choses  iraient  bien  mieux  si  le 
roi  était  aussi  au  courant  de  ses  affaires  que  Sa  Majesté  pa- 
raît l'être  des  miennes.  »  Ce  n'est  pas  là  une  réplique  de  cour- 
tisan. 

Je  n'ai  rien  à  dire  de  la  Correspondance  d'Orient  et  du 
voyagequeM.  Michaud  entreprit  à  soixante-deux  ans  dans  toute 
la  verdeur  courageuse  de  sa  frêle  vieillesse,  afin  de  rassurer 
sa  conscience  d'historien,  Ce  livre  est  assurément  le  meilleur  de 


REVUE  HE  PARIS.  127 

tous  ceux  qu'il  a  écrits.  On  n'eut  jamais  plus  de  grâce,  plus  de 
laisser-aller,  plus  d'élévation.  Après  M.  de  Chateaubriand  et 
avant  M.  de  Lamartine,  M.  Michaud  a  écrit  sur  l'Orient  un 
ouvrage  qui  restera  .  parce  qu'il  est  d'une  lecture  charmante  . 
parce  qu'il  est  écrit  de  ce  ton  naturel ,  facile ,  sans  trop  d'arl , 
qui  allait  si  bien  à  M.  Michaud  ,  parcequ'enfin  il  mêle  avec  esprit 
eldétachementles  aventures  d'un  touriste  spirituel,  d'un  pèlerin 
plein  de  foi,  un  vif  sentiment  des  ruines  et  du  passé,  au  pres- 
sentiment rêveur  de  l'avenir.  M.  Mignet ,  qui  a  obtenu  à  l'Aca- 
démie un  succès  éclatant  et  mérité,  a  trop  bien  parlé  de  ce  livre, 
et  en  a  trop  fait  sentir  les  qualités  durables  et  vraies,  pour  que 
j'insiste. 

M.  Michaud  était  avant  tout  un  conteur  aimable,  malin,  plein 
d'une  verve  un  peu  lente  et  cachée,  mais  fine  et  railleuse. 
Homme  de  parti ,  et  de  parti  absolu  ,  lié  par  ses  engagements , 
par  l'honneur,  et  aussi  par  ses  convictions,  je  n'en  doute  pas, 
il  savait  pourtant  le  fond  des  choses.  Quelqu'un  se  moquait  un 
jour  devant  lui  de  sa  polémique  arriérée  de  la  Quotidienne. 
«  Allez,  allez  ,  répondit-il .  qu'importe  qu'on  tire  les  coups  de 
fusil  de  la  sacristie  ou  d'ailleurs,  pourvu  qu'ils  frappent.  ■  On 
a  cité  de  lui  l'autre  jour  beaucoup  de  mots  qui  ont  égayé  la 
séance  et  dont  l'enjouement  caustique  n'a  pourtant  blessé  per- 
sonne. C'était  un  des  dons  particuliers  à  M.  Michaud  d'avoir 
de  l'esprit,  beaucoup  d'esprit,  d'en  faire  fort  souvent  usage  , 
et  d'en  user  même  contre  les  gens,  mais  sans  les  trop  blesser, 
sans  les  aigrir. 

La  Harpe  disait  à  M.  Michaud  qu'il  était  l'homme  de  France 
qui  causait  le  mieux.  Si  Talleyrand  en  disait  autant  de  M.  Le- 
mercier  ,  c'est  qu'il  oubliait  M.  Michaud.  Beaucoup  de  mots  de 
Talleyrand  ne  sont  en  effet  que  des  emprunts  faits  à  la  con- 
versation étincelanle  de  l'historien  des  Croisades.  Il  y  a  un  trait, 
par  exemple ,  que  j'ai  entendu  attribuer  à  l'évêque  d'Aulun  ,  et 
qui  est  bien  réellement  de  M.  Michaud. 

Le  jour  où  Girodet  eut  achevé  sa  Galatée,  il  admit  quelques 
amis  à  la  visiter.  L'auteur  du  Printemps  d'un  proscrit  était 
du  nombre,  et  il  dit  au  peintre  avec  cette  bonhomie  gracieuse 
qu'il  avait  gardée  d'un  autre  temps  :  «  On  n'a  rien  vu  de  plus 
beau  depuis  le  Déluge.  » 

Il  me  revient  encore,  entre  mille,  un  mol  ingénieux  du  mor- 


123  BEVUE  DE  PARIS. 

dant  publiciste.  Lors  du  blocus  continental,  le  commerce  était 
interdit  avec  la  Grande-Bretagne,  et  pour  mieux  faire  la  con- 
trebande des  marchandises,  on  emplissait  les  bateaux  de  bou- 
quins et  de  livres  sans  prix,  qu'on  jetait  ensuite  en  mer  et  qu'on 
remplaçait  par  quelque  cargaison  anglaise  :  plusieurs  éditions 
d'ouvrages  qui  n'avaient  pas  eu  de  succès  se  trouvèrent  parla 
épuisés.  II  en  était  arrivé  ainsi  à  un  poème  de  M.  de  Saint- 
Vicior,  les  Tableaux  de  Pans.  M.  de  Saint-Victor  en 
profita  pour  se  faire  réimprimer,  et  M.  Micliaud  appelait 
méchamment  la  première  édition  «  l'édition  ad  usum  del- 
phini.  » 

En  résumé,  M.  Michaud  a  été  un  de  ces  hommes  distinguée 
comme  Boufflers  ,  comme  Delille  et  bien  d'autres  ,  qui  ont 
mieux  valu  queleurs  livres.  Il  avait  de  l'imagination  en  parlant  : 
l'aiguillon  alors  s'en  mêlait,  le  trait  venait  .  la  verve  l'empor- 
tait; il  était  charmant.  Ce  talent  ne  se  retrouve  pas  au  même 
degré  dans  ses  livres ,  et  l'écrivain  n'a  pas  su  fixer  sous  sa 
plume  cette  verve  séduisante  .  et,  si  j'osais  dire  ,  cette  mousse 
fugitive  et  pétillante  qui  jaillissait  dans  ses  causeries. — En 
politique.  M.  Michaud  a  eu  un  rôle  honorable,  un  rôle  dévoué, 
en  un  mot  la  fidélité  sans  la  consistance.  M.  Mignet  l'a  dit,  la 
révolution  l'avait  fait  journaliste  ;  les  tristesses  de  l'exil  l'avaient 
rendu  poète;  une  préface  de  roman  (l'introduction  qu'il  écrivit 
à  la  Mathilde  de  Mme  Coltin  )  le  fit  historien  ;  j'ajouterai  que 
la  nature  l'avait  fait  causeur,  et  que  c'est  par  là  sifrtout,  malgré 
tant  d'autres  qualités  sérieuses  et  non  oubliées,  qu'il  vit  dans 
l'esprit  de  ceux  qui  l'ont  pratiqué. 

C'est  la  destinée,  désormais  fatale,  du  parti  légitimiste,  de 
représenter  le  passé.  Cinq  fauteuils,  depuis  quelques  mois,  sont 
devenus  vacants  à  l'Académie  française,  et  quatre  appartenaient 
aux  premiers  et  aux  plus  considérables  représentants  du  roya- 
lisme. Dans  M.  Michaud  les  légitimistes  ont  perdu  leur  plus 
spirituel  écrivain  .  dans  M.  de  Pastorel  leur  érudit  le  plus  pro- 
fond, dans  M.  de  Bonald  leur  plus  éminent  penseur,  dans  M.  de 
Quélen  leur  défenseur  ,  non  pas  le  plus  habile  ,  mais  le  plus 
tenace.  Il  appartenait  à  l'historien  de  la  révolution  déjuger, 
de  louer,  avec  une  élévation  tout  impartiale  .  avec  le  vrai  sen- 
timent de  sa  dignité  et  des  convenances ,  l'historien  de  la  mo- 
narchie. M.  Mignet  s'est  acquitté  de  sa  tâche  avec  éloquence. 


REVUE  DE  PARJS.  129 

avec  éclat,  et  les  applaudissements  unanimes  ont  dû  lui  prouver 
que  par  la  haute  équité  de  ses  appréciations  il  avait  été  l'inter- 
prète des  sentiments  de  tous  ,  et  de  la  sympathie  de  la  foule 
pour  un  noble  caractère. 


Ch.  La  bitte. 


11. 


L'ALLEMAGNE 


DU  NORD  ET  DU  MIDI. 


LA  SOCIÉTÉ  ALLEMANDE. 


Étonné  d'entendre  tous  les  voyageurs  répéter  à  satiété  cette 
phrase  :  «  Je  me  suis  beaucoup  amusé  à  Vienne  et  passablement 
ennuyé  à  Eerlin,  »  j'ai  voulu  chercher  la  cause  de  celte  unani- 
mité de  suffrages  en  faveur  de  l'Autriche  contre  la  Prusse,  et 
ma  première  observation  a  été  qu'à  Berlin  on  fait  beaucoup  de 
philosophie,  ce  qui  n'amuse  que  les  Allemands,  tandis  qu'à 
Vienne  on  fait  beaucoup  de  musique  ,  ce  qui  amuse  tout  le 
monde. 

Que  si  de  Berlin  vous  vous  dirigez  vers  le  nord,  vous  arriverez 
à  Kœnigsberg  ,  la  patrie  de  Kant ,  et  alors  vous  vous  trouvez 
comme  noyé  dans  une  atmosphère  philosophique;  tandis  que, 
si  de  Vienne  vous  gagnez  le  midi ,  vous  arrivez  sur  les  confins 
de  l'Italie,  et  la  musique  se  mêle  plus  que  jamais  à  l'air  que 
vous  respirez.  Ma  découverte  une  fois  faite  ,  j'ai  tracé  par  l'ima- 
gination une  ligne  au  milieu  de  l'Allemagne,  séparant  le  nord 
où  L'on  pense  du  midi  où  l'on  chante ,  et  je  me  suis  aperçu  que 
là  haut  régnait  une  religion  austère  qui  convertit  tous  les  chré- 


REVUE  DE  PARIS.  131 

tiens  en  sages  et  en  philosophes,  et  que  là-bas  le  catholicisme 
dominait  sur  les  peuples  avec  ses  pompes ,  ses  chants  et  ses  har- 
monies. 

Si  j'entendais  parler  d'un  philosophe  ,  il  était  certainement  de 
l'Allemagne  du  nord,  comme  Kanl  et  Hegel;  si  j'invoquais  une 
grande  gloire  musicale,  c'était  à  Vienne  ou  à  Salzbourg  qu'il 
fallait  demander  les  souvenirs  de  Mozart.  Il  y  avait  bien  toute- 
fois à  Berlin  un  grand  musicien,  et  à  Vienne  un  grand  philo- 
sophe ;  mais ,  influencés  par  la  température ,  ils  ne  ressemblaient 
pas  aux  autres.  Le  musicien  de  Berlin  ,  Meyerbeer ,  était  savant 
et  penseur  comme  un  philosophe  véritable  ,  et  le  philosophe  de 
Vienne,  Schelling  ,  incline  tellement  vers  les  impressions  méri- 
dionales ,  que  tout  son  système  tend  à  s'absorber  dans  la  grande 
pensée  catholique  qui  le  domine  déjà  comme  un  véritable 
croyant. 

Il  y  a  donc  deux  Allemagnes ,  et  c'est  la  nature  qui  l'a  voulu 
ainsi.  A  celle  du  nord  ont  été  données  des  plaines  sablonneuses , 
des  marais  ,  une  terre  ingrate  et  rebelle  qui  appelle  l'homme  au 
travail.  A  l'Allemagne  du  midi  les  ondes  rapides ,  les  lacs  azurés, 
les  riantes  forêts,  les  riches  moissons  et  la  gaieté  qui  naît  de 
l'abondance  et  des  loisirs.  De  là  les  différences  caractéristiques 
qui  se  rencontreront  dans  les  institutions  des  deux  pays  ;  et  de 
là  aussi  celte  richesse  intellectuelle  des  États  du  centre  de  l'Al- 
lemagne ,  qui ,  se  recrutant  alternativement  au  nord  et  au  midi , 
vous  offrent  un  perpétuel  mélange  de  savants  et  d'artistes  dont 
l'agréable  variété  étonne  et  charme  l'imagination. 

Examinons  un  peu  séparément  lAulriche  et  la  Prusse  sous  le 
rapport  politique.  Ce  qui  frappe  d'abord  chez  la  première  de  ces 
deux  puissances,  c'est  un  bariolage  de  pays  et  des  nuances  de 
mœurs  si  extraordinaires  que  l'esprit  se  résigne  difficilement  à 
croire  qu'il  puisse  jamais  s'y  établir  la  moindre  unité.  Il  a  certes 
fallu  toute  l'adresse  de  M.  de  Melternieh  et  la  longue  routine 
d'une  paix  de  vingt-cinq  ans,  pour  accoutumer  au  même  joug 
des  populations  d'une  allure  si  différente.  Hâtons-nous  de  le 
dire  à  la  louange  du  gouvernement  autrichien,  c'est  par  les  soins 
les  plus  actifs  donnés  au  bien-être  matériel  du  peuple  qu'il  a  dé- 
joué ou  du  moins  conjuré  pour  quelque  temps  les  théories  qui 
ailleurs  agitent  et  exaltent  les  esprits. 

L'Autriche  est  la  rivale  commerciale  de  la  Russie.   Elle  peut 


132  REVUE  DE  PARIS. 

fournir  en  abondance  aux  marchés  étrangers ,  et  à  des  prix 
aussi  bas ,  tous  les  produits  bruts  maintenant  monopolisés  par 
la  Russie  ;  et  le  Danube,  ce  grand  chemin  de  l'Allemagne  à  la 
mer  Noire  ,  est  sur  la  voie  de  toutes  les  entreprises  russes  en 
Orient. 

La  Bohême  est  un  pays  riche ,  industriel  et  fertile  ;  les  grains , 
les  arbres  fruitiers  .  le  houblon  ,  le  lin ,  le  tabac ,  le  safran  ,  y 
croissent  avec  une  abondance  merveilleuse.  Des  mines  d'étain  , 
de  cobalt ,  d'argent ,  d'alun ,  augmentent  encore  ses  ressources  ; 
on  y  fabrique  des  toiles  ,  des  étoffes  de  laine  et  de  soie  ,  et  au- 
près de  nombreuses  papeteries  et  verreries  s'élèvent  des  manu- 
factures de  cuirs  ,  de  peaux  et  de  marchandises  métalliques.  La 
Moravie  offre  les  mêmes  produits.  L'archiduché  d'Autriche, 
quelle  que  soit  sa  fertilité  et  son  industrie  ,  a  contre  lui  la  ba- 
lance du  commerce  ,  car  il  lire  des  marchés  de  la  Turquie  pour 
neuf  millions  de  florins  de  marchandises ,  et  n'en  fournit  que 
six.  La  Slyrie  contient  en  grande  quantité  du  fer ,  du  cuivre  ,  du 
plomb,  du  marbre  et  du  charbon  de  terre,  et  fournit  en  abon- 
dance du  vin,  qui  manque  complètement  en  Carinthie.  La  Car- 
niole  est  moins  riche  ,  mais  le  Tyrol  possède  des  fabriques  d'é- 
toffes de  soie  et  de  toiles  de  colon  qui  donnent  de  l'activité  à  son 
commerce.  La  Hongrie ,  que  ses  mœurs  féodales  et  sa  popula- 
tion plus  rare  maintenaient  dans  un  état  de  torpeur  ,  s'est  ré- 
veillée depuis  quelques  années  d'une  manière  éclatante,  et  va 
s'enrichir  par  la  navigation  du  Danube,  que  sillonnent  les  ba- 
teaux à  vapeur  j  le  blé  ,  le  riz ,  le  lin  ,  le  chanvre  ,  le  tabac  ,  le 
pastel,  la  soie  y  abondent.  Les  vins  y  sont  excellents,  et  les 
mines  y  produisent  du  fer,  du  cuivre,  de  l'argent  et  de  l'or. 
LTllyrie ,  la  Gallicie  ajoutent  aux  productions  de  la  terre  de 
nombreux  troupeaux  de  bœufs ,  de  moulons,  de  chevaux,  de 
chèvres,  d'élans,  auxquels  il  faut  joindre  un  gibier  abondanL 
et  une  grande  quantité  d'abeilles.  Enfin,  les  Étals  possédés  par 
l'Autriche  en  Italie  portent  à  cet  imposantensemble  le  tribut  de 
leurs  richesses  variées;  et  si  Venise  dépérit,  Triesle  s'élève  et 
s'accroît  tous  les  jours,  de  manière  à  compter  bientôt  au  rang 
des  premières  places  maritimes  du  continent. 

Rien  ne  manque  donc  à  la  prospérité  matérielle  de  l'Autriche , 
et ,  en  temps  de  paix,  sa  force  est  immense.  La  guerre  seule 
pourrait  apporter  quelque  perturbation  dans  ce  magnifique  en- 


REVUE  DE  PAHIS.  133 

semble,  car  ce  qu'on  chercherait  en  vain  dans  les  diverses  par- 
ties de  ce  grand  édifice  politique  ,  c'est  l'unité. 

Les  différents  pays  possédés  par  l'Autriche  ont  si  peu  de  res- 
semhlauce  entre  eux,  que  le  cabinet  de  Vienne  lui-même  est 
obligé  de  recourir,  pour  les  gouverner,  à  des  principes  essen- 
tiellement opposés.  Ainsi ,  l'industrie  et  les  arts  auraient  bientôt 
émancipé  la  Bohème  ,  si  l'on  n'y  entretenait  avec  soin  jusqu'aux 
moindres  privilèges  de  la  domination  féodale;  et  l'esprit  féodal 
est  si  puissant  en  Hongrie  que  le  gouvernement  est  obligé, 
pour  lutter  d'influence  avec  la  noblesse  ,  de  caresser  ia  classe 
moyenne,  et  de  revêtir  des  formes  quasi-démocratiques  ,  aspi- 
rant à  créer  là  un  tiers-état  dont  il  combat  l'influence  partout 
ailleurs.  Que  Venise  adresse  à  Vienne  les  plus  légitimes  de- 
mandes en  matière  de  travaux  publics ,  elle  n'en  obtiendra  rien, 
même  de  ce  qui  est  destiné  uniquement  à  l'empêcher  de  périr. 
Mais  Trieste,  la  ville  monarchique  ,  Trieste,  où  l'on  ne  craint 
pas  qu'un  ancien  esprit  républicain  se  réveille,  a  hérité  de  l'in- 
térêt puissant  qu'on  refuse  à  sa  rivale ,  et  aspire  à  la  domina- 
tion de  l'Adriatique  que  Venise  ne  sut  pas  conserver ,  même  aux 
beaux  jours  de  sa  prospérité. 

Venise  est  pour  l'Autriche  ce  que  la  Pologne  est  pour  la 
Russie  ;  c'est  l'État  particulier  sacrifié  -à  la  grandeur  de  l'en- 
semble. Cette  ville  fut  si  puissante  et  si  riche,  son  aspect  parle 
encore  si  éloquemment  au  cœur  de  nos  artistes,  qu'il  n'est  pas 
un  poète  ou  un  voyageur  qui  ne  voulût  la  voir  renaître  à  la  vie 
et  au  bonheur.  Pour  être  juste,  il  faut  avouer  que  le  gouver- 
nement autrichien ,  qui  a  profilé  de  sa  chute ,  n'a  point  été  l'au- 
teur de  sa  décadence  et  de  sa  ruine.  Les  causes  qui  ont  précipité 
Venise  furent  ses  conquêtes  imprudentes  dans  la  terre-ferme, 
qui  lui  firent  négliger  ses  possessions  maritimes;  lesprogrès  des 
Turcs,  qui  s'emparèrent  du  détroit  des  Dardanelles  ;  enfin  la  dé- 
couverte du  cap  de  Bonne-Espérance.  Le  détroit  de  Gibraltar, 
que  l'orgueilleuse  Italie  fermait  aux  autres  peuples,  se  ferma 
pour  elle  à  son  tour,  quand  la  navigation  prit  la  route  d'un 
monde  nouveau.  «L'Italie,  dit  Montesquieu,  ne  fut  plus  dès- 
lors  au  centre  du  monde  commerçant;  elle  fut  dans  un  coin  de 
l'univers.  »  Ainsi  dut  périr  la  plus  brillante  des  anciennes  puis- 
sances maritimes;  les  Étals  qui  l'ont  depuis  possédée  n'ont  f;iit 
que  conquérir  des  dépouilles  inanimées. 


134  KEVLK  DE  PARIS. 

L'idée  sombre  et  lugubre  que  nous  nous  faisons  de  tout  gou- 
vernement despotique  et  absolu  nous  rend  très-difficile  l'intelli- 
gence parfaite  de  la  monarchie  autrichienne.  Le  pouvoir,  à 
Vienne,  est,  en  effet,  dégagé  de  tout  contrôle  ;  mais  il  tourne 
éternellement  dans  le  cercle  que  lui  ont  tracé  les  traditions  et 
les  mœurs,  et  il  n'oserait  en  sortir.  Le  code  autrichien,  c'est 
l'usage.  Agir  comme  on  a  toujours  agi ,  c'est  la  première  et  la 
suprême  loi.  On  fait  du  despotisme,  mais  on  le  fait  en  famille, 
d'une  manière  palernelîe,  avec  le  consentement  de  ce  bon 
peuple,  qui  n'y  voit  pas  le  moindre  inconvénient.  Tout  Autri- 
chien aime  la  famille  impériale,  et  ne  souffre  pas  qu'on  médise 
du  gouvernement.  Vous  en  serez  bien  accueilli,  choyé,  fêté  . 
mais  gardez  le  silence.  Voire  moindre  mot  sera  répété  ,  votre 
critique  mal  interprétée,  et  le  plus  honnêle  bourgeois  se  chan- 
gera sans  scrupule  en  délateur,  si  vous  vous  oubliez  jusqu'à 
dire  que  les  archiducs  et  les  ministres  ne  sont  pas  les  premiers 
génies  du  monde. 

C'est  donc  l'inquisition  de  Venise  ?  direz-vous.  Pas  du  tout. 
Vous  êtes  dénoncé  ,  il  est  vrai  ;  mais ,  de  tous  les  pays  de  lEu- 
rope,  l'Autriche  est  celui  où  Ion  est  le  moins  disposé  à  vous 
arrêter.  On  vous  fait  venir,  on  vous  interroge,  on  élève  des 
difficultés  puériles  relatives  à  votre  passe-port;  on  vous  fait  en- 
tendre de  mille  manières  que  vous  seriez  mieux  dans  votre  pays. 
On  épuise  tous  les  moyens  possibles,  même  s'il  le  faut  les  bons 
procédés  et  les  secours  pour  faciliter  votre  retraite.  Quiconque 
est  arrêté  en  Autriche  y  met  réellement  une  forte  dose  de  bonne 
volonté,  car  tout  ce  qu'on  exige,  c'est  que  vous  vous  en  alliez. 
Mais  celle  arrestation  si  retardée  a-t-ellelieu  enfin?  malheur  à 
vous ,  alors  !  Personne  au  sein  de  votre  pays  ou  de  votre  famille 
n'entendra  plus  parler  de  vous,  ne  saura  dans  quelle  prison 
d'État  vous  êtes  ,  ni  même  si  vous  y  êtes  mort  ou  vivant.  La  main 
de  fer  ne  voulait  pas  vous  prendre  ;  vous  êtes  pris  ,  elle  ne  vous 
lâchera  plus. 

Telle  est  l'Autriche  sous  le  rapport  de  la  statistique  ,  de  la 
politique  et  de  la  police.  Ne  faites  rien  qui  puisse  donner  om- 
brage au  pouvoir ,  et  vous  serez  étonné  de  la  bonté  ,  de  la  gaieté  , 
de  l'entraînement  de  ce  peuple,  bon,  hospitalier,  aimant  le 
plaisir  et  toujours  disposé  à  le  partager  avec  vous.  Pas  une 
ville  qui  n'ait  son  casino .  pas  un  casino  de  pHilP  ville  qui  n'ait 


REVUE  DE  PARIS.  Jôo 

sa  société  musicale,  aussi  distinguée  parle  talent  des  artistes 
et  des  amateurs  que  le  meilleur  orchestre  des  grands  théâtres 
de  Paris.  Depuis  l'Allemagne  centrale  jusqu'aux  dernières  fron- 
tières de  la  Styrie  ,  ces  mœurs  frappent  l'observateur.  A  Paris, 
où  notre  chant  est  une  élude  difficile  et  notre  danse  une  marche 
paresseuse,  où  la  loi  sévère  des  convenances  dirige  et  refroidit 
tout,  comment  pourrions-nous  nous  plaire  à  ces  bruyants  plai- 
sirs du  peuple  de  l'Europe  qui  boit ,  qui  chante  et  qui  danse  le 
plus  ? 

Mais  voici  la  Prusse;  il  faut  en  rabattre.  La  science  remplace 
le  plaisir  .  la  tenue  puritaine  succède  au  joyeux  abandon.  L'Al- 
lemagne offre  l'apparence  d'une  école.  En  Prusse,  les  moments 
du  travail  j  en  Autriche,  l'heure  de  la  récréation. 

Les  diverses  provinces  de  la  Prusse  sont  d'un  revenu  très-iné- 
gal, et  cela  seul  suffirait  pour  justifier  la  division  de  ce  royau- 
me en  administrations  provinciales  ;  car  comment  appliquer 
les  mêmes  mesures  gouvernementales  aux  plaines  arides  qui  s'é- 
tendent de  Kœnigsberg  à  Berlin  et  aux  bords  fertiles  du  Rhin, 
séjour  de  l'abondance  et  de  la  richesse  ?  Quoique  la  Prusse  soit 
située  sur  la  mer  Baltique,  qui  baigne  ses  côtes  occidentales  et 
septentrionales  ,  sa  marine  est  peu  de  chose.  Le  centre  de  sou 
commerce  est  la  ville  de  Dantzik,  autrefois  ville  auséali- 
que ,  dans  laquelle  s'expédient  aujourd'hui  les  productions 
des  provinces  prussiennes  du  nord  et  les  blés  de  la  Po- 
logne. La  ville  de  Kœnigsberg  est  la  capitale  de  cette  Prusse 
orientale  composée  de  pays  allemands  et  lithuaniens.  Là  , 
contre  une  nature  ingrate  lutte  une  admirable  activité.  On  y 
recueille  des  grains  .  du  houblon  .  du  lin  ,  de  la  cochenille  sau- 
vage et  de  l'ambre  jaune  ,  dont  les  côtes  fournissent  près  d-.; 
deux  cents  tonnes  par  an;  les  fabriques  produisent  en  assez 
bonne  qualité  des  étoffes  de  soie  et  de  laine,  du  papier,  de  la 
fayence  ,  du  savon ,  de  la  bière  et  de  l'eau-de-vie.  On  tire  du  du- 
ché de  Posen  le  meilleur  grain  et  des  chevaux  passables;  mais 
le  duché  de  Poméranie  est  le  plus  riche  et  le  plus  favorisé  sous 
le  rapport  du  commerce ,  et  la  ville  de  Stettin  surtout  développe 
une  grande  industrie.  La  Marche  de  Brandebourg,  autrefois 
électorale ,  dont  Berlin  était  le  chef-lieu , et  la  nouvelle  Marche, 
située  autour  de  Kuslrin  ,  donnent  au  commerce  les  mêmes  pro- 
duits, quoiqu'en  moindre  quantité;  mais  toutes  ces  richesses 


136  REVUE  DE  TARIS. 

réunies  sur  une  surface  considérable  sont  loin  d'être  équivalentes 
à  celles  que  la  Prusse  recueille  aujourd'hui  dans  ses  provinces 
du  Rhin.  Quel  admirable  pays,  en  effet,  que  celui  qui  s'étend 
depuis  Trêves  jusqu'à  Munster,  et  depuis  Mayence  jusqu'à 
Clèves!  De  ce  côté  du  Rhin  ,  Trêves,  Aix-la-Chapelle,  Coblenlz, 
Bonn,  Cologne  et.Tuliers;  sur  l'autre  rive,  Dusseldorff,  la  ville 
des  beaux-arts  ,  Wesel,  Emmerich  .  Munster,  Lippstadt,  Pa- 
derborn  et  Eberfeld  ,  ce  centre  d'une  industrie  dont  l'essor  pro- 
digieux ,  grâce  à  la  nouvelle  loi  des  douanes ,  balance  déjà  dans 
le  commerce  la  vogue  des  étoffes  de  soie  de  Lyon  ! 

Ce  qu'on  ne  saurait  contester  à  la  Prusse,  c'est  une  adminis- 
tration parfaite  sous  le  rapport  économique.  Une  chose  avérée . 
c'est  que  de  tous  les  États  de  l'Europe  ,  c'est  celui  où  l'on  fait 
le  plus  de  choses  avec  le  moins  d'argent.  Il  y  en  a  pour  long- 
temps avant  que  la  France  ait  acquis  une  réputation  pareille. 

Comme  puissance  politique  et  commerciale,  la  Prusse  s'est 
placée  au  premier  rang  ,  et  il  faut  avouer  que  le  plan  qu'elle  a 
suivi  avec  persévérance  est  empreint  à  la  fois  de  grandeur  et 
d'habileté.  Faible  par  sa  configuration  géographique,  et  pré- 
voyant qu'elle  ne  pourrait  défendre  à  la  fois  ses  frontières  vers 
le  Rhin  et  vers  le  Niémen  ,  elle  a  résolu  de  se  placer ,  malgré 
l'influence  de  l'Autriche,  à  la  tête  des  États  allemands  ,  par  un 
système  qui  leur  donnerait  à  tous  le  même  intérêt ,  et  qui  par 
conséquent  rendrait  communes  chez  eux  l'attaque  et  la  défense. 
Ce  système  est  l'adoption  d'une  loi  de  douanes  unique  ,  par  la- 
quelle une  vaste  ligne  tracée  autour  des  États  allemands,  et  qui 
comprend  dans  son  enceinte  tous  les  pays  situés  depuis  Stras- 
bourg jusqu'à  Tilsitt ,  assure  la  consommation  de  celte  vaste 
partie  du  continent  européen  aux  manufactures  et  fabriques 
qui  s'y  trouvent  comprises.  L'Angleterre  et  la  France  sont  ainsi 
frappées  par  une  espèce  de  système  continental ,  réduit  à  la  moitié 
de  celui  qu'avait  rêvé  Napoléon. 

Obligée  de  s'appuyer  sur  la  Russie  en  cas  d'attaque  de  la 
France ,  ou  sur  la  France  si  elle  était  au  contraire  menacée 
vers  le  Nord  ,  c'est  l'alliance  intime  de  la  Russie  que  la  Prusse  a 
préférée.  La  France  l'inquiétait  par  deux  motifs  :  d'abord  parce 
que  les  provinces  rhénanes ,  ou  du  moins  celles  de  la  rive  gauche , 
seront  toujours  convoitées  par  les  Français ,  qui  les  appellent 
leurs  frontières  naturelles;  ensuite  parce  que  la  fraternité  des 


REVUE  DE  PARIS.  137 

des  deux  peu  pies  réveillerait  trop  aisément  à  Berlin  ces  espérances 
de  constitution  si  encouragées  en  1815  ,  si  déjouées  depuis-,  et 
si  embarrassantes  lorsqu'on  affecte  de  rappeler  sur  quelles  pro- 
messes positives  et  sacrées  elles  étaient  fondées.  La  Russie,  au 
lieu  d'envier  des  provinces  prussiennes,  est  au  contraire  fort 
satisfaite  de  voir  une  partie  de  la  Pologne  possédée  par  la  Prusse, 
qui  lui  prête  son  secours  pour  contenir  l'autre  partie;  et  ce  n'est 
pas  de  Saint-Pétersbourg  que  viendront  jamais  des  influences 
favorables  à  une  constitution.  Indépendamment  de  ces  raisons 
politiques,  la  Prusse,  en  sa  qualité  de  première  puissance  com- 
merciale de  l'Allemagne,  sait  que  la  Russie  possède  la  mer  Noire, 
qu'elle  règne  également  sur  la  mer  Caspienne,  que  son  influence 
s'étend  depuis  les  bouches  du  Danube  jusqu'aux  provinces  cen- 
trales de  l'Asie.  Quel  débouché  pour  les  produits  allemands  ! 
quelle  vaste  route  offerte  aux  peuples  associés  dans  le  nouveau 
système,  si  une  étroite  alliance  de  la  Russie  avec  l'Allemagne 
peut  ouvrir  et  assurer  à  celle-ci  un  passage  perpétuel  en  Orient! 

Il  suffit  de  mentionner  les  universités  prussiennes  pour  rap- 
peler les  titres  qui  placent  la  Prusse  au  premier  rang  dans  l'Eu- 
rope savante.  Heureuse  si  les  préoccupations  ombrageuses  de  la 
diplomatie  réunie  à  Carlsbad  n'avaient  attenté  aux  privilèges  des 
universités,  comme  elles  ont  enchaîné  tous  les  organes  de  la 
presse  politique  ! 

La  profondeur  des  études  philosophiques  ,  la  gravité  des  tra- 
ditions universitaires  ,  l'application  constante  au  travail,  et  le 
rigorisme  inséparable  des  habitudes  religieuses  des  luthériens  , 
donnent  à  ces  populations  du  nord  de  l'Allemagne  quelque  chose 
de  raide  et  de  gourmé  qui  contraste  avec  la  nonchalante  bon- 
homie de  l'Allemand  des  autres  Etats.  Cependant  le  Prussien 
des  bords  du  Rhin  est  loin  de  présenter  cette  tenue  rigoureuse 
et  sévère.  La  nationalité  teutonique  s'efface  en  présence  des  sou- 
venirs que  les  guerres ,  l'occupation  militaire  et  la  domination 
de  la  France  ont  laissés  partout  sur  les  bords  du  fleuve.  De  com- 
patriotes qu'il  fut  jadis  ,  devenu  voyageur  dans  ces  contrées ,  le 
Français  n'y  est  pas  accueilli  tout  à  fait  en  étranger.  On  rend 
justice  à  la  Prusse  ,  dont  l'administration  a  réellement  amélioré 
l'état  du  pays;  mais  c'est  encore  avec  une  espèce  d'orgueil  que 
l'habitant  raconte  les  services  qu'il  rendit  autrefois  à  la  France 
et  à  Napoléon. 

12  12 


138  REVCE  M  PARIS. 

Rien  n'est  prussien  à  Coblentz  et  à  Cologne,  si  ce  n'est  la 
garnison  ;  et  ce  qui  l'est  moins  que  tout  le  reste,  c'est  la  popu- 
lation catholique  ,  dévouée  à  son  culte  et  à  ses  prêtres,  que  le 
cabinet  prussien ,  chef  de  la  Rome  protestante ,  ne  se  ralliera 
jamais. 

Autour  de  l'Autriche  et  de  la  Prusse ,  ces  deux  colosses  de  la 
grande  république  allemande,  gravitent  trente-quatre  États,  les 
uns  royaumes ,  les  autres  électorats  ou  grands-duchés ,  d'autres 
enfin  simples  duchés,  principautés  ou  landgraviats ,  soumis 
chacun  à  des  lois  particulières  ,  puis  reliés  ensemble ,  et  dominés 
par  un  pouvoir  suprême  dont  les  fonctions  sont  loin  d'être  bien 
éclaircies.  Ce  pouvoir  se  nomme  diète  germanique.  C'est  une 
assemblée  de  ministres  nommés  par  chaque  prince  membre  de 
la  confédération ,  et  chargés  de  statuer  en  conseil  secret  sur 
tout  ce  qui  a  rapport  à  la  sûreté  intérieure  et  extérieure  de  l'Al- 
lemagne. Et  comme  il  faut  de  beaux  noms  aux  belles  institu- 
tions, la  diète  se  nomme  dans  ses  actes  officiels  la  haute 
diète  germanique ,  et  la  réunion  des  princes  de  tous  les 
petits  États  forme  ce  qu'on  appelle  la  sérénissime  confédéra- 
tion. 

Francfort  est  le  siège  de  la  diète  et  le  véritable  centre  de 
l'Allemagne.  Son  aspect  riant ,  la  richesse  de  son  commerce ,  le 
luxe  et  la  commodité  de  ses  grands  hôtels  élégants  et  conforta- 
bles ,  et  sa  qualité  de  ville  libre  ,  qui  lui  est  aujourd'hui  com- 
mune avec  Hambourg,  Lubeck  et  Brème,  l'agrément  de  ses 
promenades  et  son  voisinage  des  eaux  minérales  du  duché  de 
Nassau ,  lui  donnent  une  importance  remarquable.  Le  Russe  qui 
se  rend  à  Paris  ,  l'Anglais  qui  va  visiter  l'Italie,  passent  à  Franc- 
fort ,  et  s'y  arrêtent  quelques  jours.  Le  mouvement  continuel 
des  voyageurs  égaie  et  enrichit  la  ville,  et,  au  mois  de  juin  de 
chaque  année,  lorsque  les  bords  du  Rhin,  Bade,  "Wiesbade , 
Ems  et  Schwalbach  attirent  par  nuées  les  illustres  voyageurs 
des  extrémités  de  l'Europe,  la  population  de  Francfort  semble 
à  la  fois  doubler  et  se  renouveler  tous  les  jours. 

Arrivé  à  Francfort-sur-Mein ,  le  Français  n'oubliera  pas  de 
faire  un  pèlerinage  intéressant.  Avant  de  quitter  l'Allemagne, 
qui,  à  l'époque  des  persécutions  religieuses ,  offrit  une  généreuse 
hospitalité  à  ceux  de  nos  ancêtres  que  persécutait  un  fanatisme 
despotique ,  il  ne  négligera  pas  d'aller  contempler,  à  quelques 


REVUE  DE  PAKIS.  139 

lieues  de  Francfort ,  un  type  empreint  pour  lui  d'un  charme 
tout  particulier  et  d'un  véritable  intérêt  historique ,  type  ex- 
clusivement français  et  parfaitement  inconnu  à  la  France,  qu'il 
faut  aller  chercher  et  découvrir  dans  un  pays  lointain  ,  au  sein 
d'une  colonie  isolée.  Je  veux  parler  ou  protestant  réfugié  par 
suite  de  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes  ,  et  qui  s'est  conservé 
et  perpétué  dans  une  solitude  d'Allemagne,  sans  aucun  mé- 
lange d'éléments  étrangers. 

Si  de  Francfort  vous  vous  dirigez  vers  la  chaîne  des  monts  du 
Taunus,  laissant  à  gauche  les  grandes  routes  qui  vous  conduisent 
soit  vers  les  bords  du  Rhin,  soit  dans  la  direction  de  Cassel, 
vous  voyez  s'élever  devant  vous  les  deux  plus  imposantes  mon- 
tagnes du  pays  ,  le  Feldberg ,  d'où  votre  vue  peut  dominer  un 
magnifique  horizon  de  vingt-cinq  lieues,  et  V  Alkoznig ,  qui 
servit  autrefois  de  refuge  et  d'exil  à  la  rivale  de  Frédégonde;  un 
sentier  étroit  et  solitaire  y  porte  encore  le  nom  de  vallée  de 
Brunehault.  Au  pied  du  Feldberg  se  trouve  démolie  la  forte- 
resse de  Kœnigstein ,  que  les  Français  occupèrent  lors  du 
passage  de  Pichegru;  les  Prussiens  l'assiégeaient  avec  tant  de 
maladresse  que  nos  compatriotes  jugèrent  à  propos  de  sus- 
pendre ,  pendant  la  nuit ,  des  lanternes  à  toutes  les  tours  du  fort 
afin  d'apprendre  à  ces  mauvais  artilleurs  à  viser  juste  s'il  était 
possible. 

A  la  droite  de  Kœnigstein,  la  route  descend  jusqu'à  Ursel, 
et  la  pente  s'éteint  ensuite  dans  un  vallon  magnifique.  Là  est 
situé  le  landgraviat  dont  Hombourg-ès-Monts  est  la  capitale. 
Une  haute  tour  gothique  annonce  de  loin  le  château  du  land- 
grave ,  prince  souverain  du  pays. 

C'est  là ,  dans  ce  château  ,  que  résident  avec  une  famille  féo- 
dale la  bonté  et  la  vertu  héréditaires.  Ces  princes,  branche  ca- 
dette des  souverains  de  la  Hesse-Darmstadt,  descendent  de  Phi- 
lippe-le-Magnanime ,  et  sont  les  dignes  rejetons  de  ce  sang 
généreux.  C'est  devant  un  de  leurs  aïeux  que  se  présentèrent  les 
Français  proscrits  par  l'intolérance  de  LouisXIV.  Il  les  accueillit 
dans  ses  États,  et  leur  donna  des  terres  à  cultiver.  Le  gouver- 
nement français  se  plaignit;  le  landgrave  mit  les  droits  du  mal- 
heur au-dessus  des  intérêts  de  la  politique.  Influencé  par  la 
France  ,  l'empereur  d'Allemagne  écrivit  à  ce  prince  :  «  Ces  ré- 
fugiés sont  pauvres  .  vous  n'êtes  pas  très-riche  ;  il  faudra  bien  , 


140  REVUE  DE  PARIS. 

par  force,  les  renvoyer.  »  Et  le  landgrave  répondit  :  a  II  me 
reste  une  magnifique  vaisselle  d'argent,  je  suis  prêt  à  la  vendre 
plutôt  que  d'abandonner  ces  malheureux.  «  Il  tint  sa  parole ,  et 
Dieu ,  par  ce  bon  prince  ,  sauva  nos  compatriotes  de  la  misère 
et  du  désespoir. 

La  colonie  française,  qui  depuis  ce  temps  a  prospéré,  se 
compose  de  deux  communes ,  Domolzhausen  et  Friedrichs- 
torff.  Dans  la  première ,  le  français  et  l'allemand  sont  en  usage, 
mais  le  français  domine  ;  dans  la  seconde,  il  règne  seul ,  mais 
si  exclusivement  qu'il  n'est  pas  rare  d'y  trouver  des  habitants 
des  deux  sexes  qui  ne  savent  pas  parler  l'allemand.  Les  enseignes 
des  boutiques  indiquent  en  français  la  profession  des  artisans; 
dans  les  fabriques  où  se  confectionnent  des  bas ,  des  gilets  et 
d'autres  articles  de  commerce,  c'est  en  français  que  s'expri- 
ment le  maître  et  les  ouvriers.  Au  cabaret ,  le  français  seul  se 
fait  entendre;  au  bal  champêtre,  c'est  en  français  que  se  font 
les  invitations  et  que  se  dictent  les  figures.  A  l'école , on  apprend 
à  lire  et  à  écrire  en  français;  à  l'église,  le  prêche  est  en  fran- 
çais. Qui  se  douterait  qu'on  est  dans  un  vallon  isolé  au  centre 
de  l'Allemagne? 

Si  de  l'industrie  et  du  langage  qui  vous  font  croire  à  la  patrie 
par  une  illusion  bien  naturelle,  vous  passez  à  l'examen  des 
mœurs  et  des  caractères ,  vous  reconnaissez  le  protestant  fran- 
çais à  sa  tenue  austère,  à  son  allure  un  peu  guindée  ,  à  ses 
maximes  puritaines.  Les  citations  de  la  Bible  et  l'invocation  fré- 
quente à  l'Éternel  se  mêlent  aux  choses  les  plus  familières. 
L'ancien  esprit  d'indépendance  a  fait  conserver  comme  une 
charte  la  liste  des  privilèges  accordés  à  la  commune  depuis  son 
origine.  Chaque  bourgeois  du  lieu  sait  quels  sont  ses  devoirs  et 
ses  droits.  C'est  une  espèce  de  république  qui  se  gouverne  par 
le  pasteur  et  le  maire ,  à  la  seule  condition  de  l'impôt  payé  à  un 
souverain  extérieur.  Un  jour ,  je  m'oubliai  jusqu'à  dire  à  un  no- 
table :  «  Envoyez-moi  votre  réponse  par  un  paysan.  »  Il  me 
répondit  d'un  ton  piqué  :  «  Monsieur,  il  n'y  a  pas  de  paysans 
dans  cette  commune;  nous  sommes  tous  Français  réfugiés, 
bourgeois  et  citoyens.  » 

Il  vous  souvient  peut-être  d'avoir  vu  sur  nos  quais  et  dans  nos 
magasins  de  gravures  une  lithographie  représentant  INapoléon 
surpris  par  l'orage ,  et  qui  se  réfugie  avec  Duroc  dans  un  ehâ- 


REVUE  DE  PARIS.  141 

teau  allemand.  Une  femme  française  se  rencontre  là ,  dame.de 
compagnie  ,  et  l'empereur  reconnaît  en  elle  la  veuve  d'un  brave 
mort  en  Egypte.  Il  fait  une  pension  à  la  mère,  place  son  jeune 
enfant  dans  une  école  militaire  ;  puis  ,  remontant  à  cheval ,  il 
dit  à  Duroc  :  •  Voilà  la  première  fois  qu'il  m'arrive  de  chercher 
un  abri  contre  l'orage;  il  semble  que  le  Ciel  ait  voulu  m'indiquer 
qu'il  y  avait  une  bonne  action  à  faire  dans  cetle  maison.  »  La 
bonne  action,  en  effet,  fut  accomplie.  La  veuve  Cérésole  (c'était 
son  nom)  retourna  en  France ,  et  son  fils  fut  élevé  dans  une 
école  de  l'État.  Ce  jeune  homme,  qu'une  solide  instruction 
portait  vers  les  études  bibliques  ,  au  lieu  de  se  faire  militaire . 
devint  pasteur.  Et  voilà  l'histoire  du  pasteur  Cérésole,  aujour- 
d'hui confiné  dans  les  montagnes  du  landgraviat  de  Hesse-Hom- 
bourg ,  et  chef  spirituel  de  cette  colonie  française  dont  il  dirige 
et  surveille  l'enseignement  religieux. 

Ce  n'est  pas  seulement  la  Fiance  que  représente  cet  établis- 
sement de  réfugiés ,  mais  la  France  de  Louis  XIV.  Les  vieilles  lo- 
cutions y  abondent,  et  vous  entendez  là  des  expressions  que 
depuis  nos  ancêtres  aucun  n'a  connues.  ■  Vous  rappelez-vous 
telle  chose?  —  J'en  ai  soutenance.  —  Trouvez- vous  votre 
pays  agréable?  —  Oui,  je  le  trouve  ainsi.  —  Reviendrez-vous 
me  voir?  —  J'irai  de  rechef.  —  Me  le  promettez -vous?  — 
Toutes  fois  et  quantes  il  vous  plaira  »  Ils  n'écrivent  pas  seu- 
lement oi  pour  ai ,  mais  ils  le  prononcent  ;  et  si  vous  demandez 
à  quelqu'un  s'il  est  malade  ,  il  vous  répondra  :  Je  suis  encore 
un  peu  faible;  mais  fidèle  à  l'orthographe  foible  dont  il  adopte 
la  consonnance,  il  dit  :  je  suis  fouable ,  et  trouve  fort  indiffé- 
rent qu'on  dise  un  homme  noyé  ou  nayé. 

Ces  hommes  ont  ignoré  la  révolution  française  ou  n'en  ont 
que  vaguement  entendu  parler.  Chez  eux,  l'esprit  et  le  bon  sens, 
peu  cultivés  d'ailleurs,  ont  suivi  leur  pente  naturelle;  et,  chose 
singulière!  procédant  par  une  réaction  inévitable,  mais  lente 
dans  leur  pays,  quoiqu'elle  ait  été  rapide  pour  la  France,  ils 
arrivent  dans  ce  moment  même  aux  doutes ,  au  scepticisme,  à 
la  philosophie  «lu  xvme  siècle.  A  l'époque  où  Voltaire  dominait 
tous  les  esprits  en  France ,  le  réfugié  avait  encore  tout  le  fana- 
tisme des  Cévennes  ;  depuis  le  commencement  du  xixe  siècle ,  il 
entre  dans  cetle  voie  que  déjà  nous  avons  abandonnée ,  et  quel- 
ques volumps  des  encycloptMlistes  •  répandus  tout  dernièrement 

12. 


142  REVUE  DE  PARIS. 

dans  la  commune ,  y  ont  produit  une  telle  impression ,  que  le 
pasteur  en  a  été  sérieusement  effrayé. 

Les  petits  États  d'Allemagne ,  dont  l'ensemble  forme  le  corps 
germanique  ,  jouissent  tous  du  système  constitutionnel.  Leurs 
chartes  ne  sont  pas  pourtant  pareilles,  car  les  uns  ont  une 
seule  assemblée  législative ,  comme  à  Cassel ,  les  autres  deux 
chambres,  comme  dans  la  Bavière  et  le  Wurtemberg.  La  diète, 
qui  les  domine  et  les  surveille ,  a  plus  d'une  fois  donné  des 
preuves  de  sa  souveraineté  absolue,  en  s'opposant,  au  nom  de 
la  sûreté  générale  de  l'Allemagne  qu'elle  est  chargée  de  dé- 
tendre ,  à  des  lois  qui  émanaient,  dans  l'un  ou  l'autre  État,  de 
l'accord  des  trois  pouvoirs  constitutionnels. 

A  l'époque  de  la  guerre  de  l'indépendance,  en  1815,  une 
idée  souvent  exprimée  par  les  poëtes  et  les  défenseurs  du  pays 
était  celle  qui  tendait  à  faire  des  États  allemands  une  seule  et 
même  patrie.  Ce  système,  repoussé  comme  une  utopie,  aussi 
longtemps  qu'il  s'est  allié  avec  les  idées  libérales  et  quasi-répu- 
blicaines ,  est  aujourd'hui  adopté  sous  le  point  de  vue  com- 
mercial par  la  Prusse ,  qui,  encourageant  toutes  les  manufac- 
tures et  fermant  les  frontières  à  l'importation  étrangère,  rallie 
avec  un  grand  succès  autour  d'elle  toutes  les  parties  de  l'Alle- 
magne centrale.  Ce  que  la  différence  des  institutions  politiques 
semblerait  éloigner,  le  commerce  le  rapproche;  c'était  le  seul 
moyen  de  donner  à  tous  les  pays  de  l'Allemagne  une  apparence 
d'harmonie  et  d'unité. 

L'habitant  des  États  du  centre  de  l'Allemagne  aime  à  la  fois 
à  méditer  avec  les  philosophes  du  nord  et  à  se  délasser  avec  cette 
foule  de  compositions  musicales  que  les  grands  artistes  des  pays 
méridionaux  produisent  avec  tant  de  génie  et  de  fécondité. 
Moins  porté  que  l'Italien  vers  le  goût  des  douces  mélodies ,  il 
invente  avec  bonheur  les  harmonies  les  plus  savantes  et  les 
exécute  avec  une  perfection  dont  s'étonne  l'étranger.  A  la  phi- 
losophie, à  la  littérature ,  à  la  musique,  il  joint  le  goût  de  la 
peinture,  car  tous  les  arts  se  tiennent  par  la  main;  et,  indé- 
pendamment des  trésors  que  les  musées  allemands  ont  empruntés 
aux  écoles  anciennes,  deux  écoles  nouvelles,  celles  de  Munich 
et  de  DusseldorfF,  divisent  les  esprits  et  se  disputent  aujourd'hui 
la  prééminence.  L'école  prussienne  est  la  plus  jeune,  et  les  noms 
de  Chadow,  de  Lessing,  de  Bendemann  ?ont  déjà  de  la  célébrité; 


REVUE  DE  PARIS.  145 

mais  c'est  à  Munich  que  s'est  constituée  celle  d'Overbeek  et  de 
Cornélius  ,  dont  la  supériorité  est  incontestable ,  et  qui  n'ont 
que  le  défaut  d'avoir  introduit  dans  la  peinture  un  mysticisme 
qui  fait  souvent  prendre  à  l'initié  ses  croyances  pour  du  talent. 
Cette  école  ,  aux  traditions  religieuses,  fait  remonter,  pour  le 
style  ,  ses  études  au  chefs-d'œuvre  d'Alber  Durer,  du  Pérugin  ; 
adoptant  exclusivement  leur  manière ,  elle  approuve  les  pre- 
miers ouvrages  de  Raphaël ,  mais  le  considère  comme  ayant 
dénaturé  par  une  grâce  un  peu  mondaine  l'art  si  suave  et  si  pur 
à  son  origine.  L'œil  de  l'étudiant  chaste  et  pieux  ne  reconnaît 
pas  dans  les  madones  du  peintre  d'Urbin  cette  apparence  de 
spiritualisme  et  de  virginité  qui  doit  éloigner  toute  pensée  d'un 
amour  humain  de  la  figure  de  Marie.  Cette  idée ,  juste  peut- 
être,  étant  poussée  par  les  élèves  jusqu'à  l'exagération,  ils  ont 
fini  par  n'aimer  ,  parmi  les  vierges  et  les  christs  ,  que  les  types 
les  plus  dépourvus  de  toute  espèce  de  formes  qui  accuserait  un 
peu  d'embonpoint  ;  d'autre  part .  le  démon  leur  paraissant  fa- 
buleux avec  les  cornes  et  les  griffes  que  lui  accorde  une  tradi- 
tion vulgaire  ,  ils  se  bornent  à  le  faire  excessivement  gras,  afin 
de  le  peindre  comme  l'asile  et  l'expression  de  toutes  les  sensua- 
lités grossières  ;de  sorte  que  toutes  leurs  vierges  ont  un  air  de 
phthisie  et  de  souffrance  qui  fait  peine  à  voir,  tandis  que  leurs 
diables  ,  pareils  à  des  Silènes  ,  semblent ,  en  vérité  ,  considérer 
leur  damnation  avec  une  trop  joyeuse  humeur. 

C'est  que  l'Allemand,  éminemment  penseur,  féconde  tou- 
jours son  sujet  par  la  méditation; sa  pensée  ,  alors  même  qu'elle 
s'égare ,  dépose  de  sa  puissance  par  son  originalité;  et  rien  ne 
manquerait  à  ses  œuvres,  si  le  goût  français  en  dirigeait  l'exé- 
cution. 


0. 


POÉSIE. 


i. 

BUR   MER, 

Quand  un  lambeau  d'azur  apparaît  dans  la  brume, 
Sur  la  hune  souvent ,  pensif,  je  vais  m'asseoir, 
Et ,  tout  seul ,  de  là  haut ,  sur  la  vague  d'écume, 
J'aime  à  voir  le  vaisseau  dans  la  clarté  du  soir. 

Le  vent  autour  de  moi  fait  flotter  le  nuage, 
Le  vent  ouvre  à  mes  pieds  l'abîme  de  la  mer. 
L'onde  bondit,  s'élance  ,  et  le  pétrel  sauvage 
S'y  repose  en  poussant  un  cri  rauque  dans  l'air. 

Mes  yeux  avec  ardeur  s'égarent  dans  l'espace  : 
Lorsqu'au  sud  l'horizon  vient  à  se  découvrir , 
Chaque  point  qui  s'éclaire  ,  et  chaque  flot  qui  passe, 
Au  fond  de  ma  pensée  éveille  un  souvenir. 

Là-bas ,  dans  le  lointain  ,  est  la  terre  de  France  , 
Là  sont  les  lieux  chéris  et  quittés  à  regret, 
Où ,  dans  les  jours  d'ennui ,  les  heures  de  souffrance , 
Mon  âme  s'en  retourne  et  s'arrête  en  secret. 


Dans  notre  humble  hameau,  souvent  ma  bonne  mère 
S'effraye  en  découvrant  un  nuage  au  ciel  bleu , 


REVUE  DE  PARIS.  145 

Et ,  pour  chasser  au  loin  l'inquiétude  araère, 
Avec  plus  de  ferveur  me  recommande  à  Dieu. 

Dans  l'asile  joyeux ,  qui  parfois  les  rassemble , 
Mes  amis ,  mesurant  mon  volontaire  exil , 
Songent  peut-être  à  l'heure  où  nous  étions  ensemble, 
Et  se  disent  peut-être  :  A  présent,  que  fait-il? 

Mon  cœur  ,  naguère  encore  avide  de  voyage, 
Dans  ces  rêves  soudain  devient  tout  soucieux , 
Et,  tandis  que  je  cherche  à  reprendre  courage  , 
Quelques  pleurs  malgré  moi  s'échappent  de  mes  yeux. 


II. 


A  LA  POINTE  DU  SPZTZBERG. 

Voici  le  dernier  roc  de  la  terre  du  is'ord  , 

Le  dernier  sol  auquel  l'homme  ait  livré  son  sort , 

La  pointe  du  Spitzberg ,  la  limite  du  monde. 

Du  haut  des  pics  aigus  je  ne  vois  plus  que  l'onde, 

L'onde  dont  nul  regard  n'a  jamais  vu  la  fin, 

Et  les  glaces  qui  vont  jusqu'au  pôle  lointain. 

Ici  toute  existence  ou  dépérit,  ou  cesse; 

Le  lichen  comprimé  sur  la  roche  s'affaisse  ; 

Nulle  herbe  sur  le  sol ,  nul  insecte  dans  l'air. 

Quelquefois  seulement  apparaît  un  éder 

Qui  s'enfuit  en  poussant  un  cri  plaintif  et  rauque  ; 

Sur  la  vague  s'élève  une  tête  de  phoque  , 

Sur  la  neige  on  distingue  une  trace  d'ours  blanc  j 

Et  jamais  rien  de  plus  dans  ce  lieu  désolant, 

Jamais  un  autre  bruit  que  celui  de  l'orage, 

Ou  celui  de  la  mer  tombant  sur  le  rivage. 

Au  loin  de  tous  côtés  s'étend  un  ciel  obscur. 

Où  le  regard  en  vain  cherche  un  bandeau  d'azur, 

El  dans  le  jour  brumeux  ,  dans  le  vent  qui  soupire . 


146  REVUE  DE  PARIS. 

Au  bord  de  ce  désert  une  voix  semble  dire 
A  l'homme  aventureux  comme  au  flot  agile  : 
Tu  n'iras  pas  plus  loin. 

Sur  le  roc  écarté , 
Pensif,  je  vais  m'asseoir  jje  contemple  en  silence 
Ce  rivage  sans  fleurs ,  cet  Océan  immense  , 
El  les  pics  décharnés,  et  dans  chaque  vallon 
Les  glaciers  éternels  qui  ferment  l'horizon. 
Là  ,  tout  seul,  oubliant  le  monde  et  ses  rumeurs, 
Ses  plaisirs  mensongers  et  ses  fausses  douleurs  , 
Dans  l'espace  laissant  s'égarer  ma  pensée  , 
L'œil  humide  de  pleurs  et  la  tète  baissée  , 
Oh  !  je  ne  garde  plus  nul  vain  rêve  en  ce  lieu  ; 
Je  reprends  mon  essor  et  remonte  vers  Dieu. 


III. 

LÉGENDE  D'ALLEMAGNE. 

Louis  doit  quitter  sa  jeune  Claire  , 
Qui  pleure  en  le  voyant  partir  : 
Adieu  ,  dit-il ,  adieu  ,  ma  chère  , 
Bientôt  j'espère  revenir. 

Tiens ,  garde  cette  violette  , 
Garde-la  jusqu'à  mon  retour; 
C'est  la  fleur  timide  et  discrète  , 
Le  symbole  de  notre  amour. 

Et  puis  il  part ,  et  son  voyage 
Dure  longtemps,  oh  !  bien  longtemps. 
La  pauvre  fille ,  avec  courage, 
Attend  l'hiver  et  le  printemps. 

Il  revient,  il  cherche  sa  Claire; 
Alors  la  violette  ,  hélas  ! 
Fleurit  au  bord  du  cimetière  , 
Et  Claire  doit  un  peu  plus  bas. 


REVUE  DE  PARIS.  147 


IV. 


EN  HOLLANDE. 

Dans  les  prés  de  Hollande,  au  haut  de  la  charmille, 
J'ai  souvent  remarqué ,  le  long  de  mon  sentier , 
Le  chêne  où  la  cigogne  ,  hôte  de  la  famille , 
Construit  son  nid  de  chaume  à  côté  du  fermier. 

Quand  les  brouillards  d'automne  enveloppent  la  plaine  , 
La  cigogne  s'en  va  chercher  pour  quelques  jours 
Un  refuge  étranger  sur  la  terre  lointaine; 
Mais  à  son  premier  nid  elle  revient  toujours. 

A  travers  les  forêts ,  les  mers  et  les  montagnes , 
Son  instinct  la  conduit  sous  un  climat  nouveau  ; 
Et  l'amour  la  ramène  à  ses  vertes  campagnes, 
A  l'arbuste  où  sa  mère  a  posé  son  berceau. 

Le  voyageur  ressemble  à  cet  oiseau  fidèle. 
S'il  prend  aussi  l'essor  pour  voir  un  autre  lieu  , 
A  l'heure  du  départ ,  à  cette  heure  cruelle  , 
Oh  !  ne  lui  dites  pas  à  tout  jamais  adieu  ! 

Des  charmes  du  foyer  ,  du  sol  de  la  patrie, 
Il  emporte  en  son  cœur  un  souvenir  constant, 
Et  joyeux  il  revient  sur  la  terre  chérie 
Où  l'amour  le  rappelle ,  où  l'amitié  l'attend. 

X.  Marmier. 


REVUE  POÉTIQUE. 


BEATRICE.  —  PROVENCE.  —  ONTX.  —  LA   COLÈRE 
DE  JÉSUS. 


La  critique,  qui  s'étonne  à  bon  droit  de  la  tiédeur  contem- 
poraine en  matière  de  poésie  ,  s'ingénie  sans  cesse  à  en  décou- 
vrir les  causes,  qu'ellejserait  heureuse  de  combattre.  Les  poètes, 
pour  résoudre  la  question  ,  ne  s'embarrassent  point,  eux,  en 
de  longs  détours,  et  font  justice  de  celte  indifférence  par  leurs 
dédains.  Ils  se  récrient  sur  les  préoccupations  industrielles  de 
l'époque,  et  quand  ils  ont  prononcé  le  servum  pecus ,  ils  se 
drapent  superbement  dans  la  pourpre  méconnue  de  leur  génie. 
La  critique  ne  s'en  peut  tenir  là  ,  et  se  demande  comment , 
peuple  d'Athéniens  que  nous  sommes,  nous  qui  prétons  l'oreille 
et  l'esprit  à  lant  de  voix  et  d'intérêts  divers,  nous  dont  l'infa- 
tigable activité  se  prodigue  à  tant  d'objets,  appelle  et  dévore 
tant  de  nouveaux  aliments ,  nous  que  la  politique ,  la  tribune  , 
la  presse,  et  aussi  la  cour  d'assises,  peuvent  à  peine  satisfaire 
en  nos  besoins ,  toujours  avides  d'événements  et  d'émotions  ; 
comment ,  dis-je  ,  nous  n'aurions  pas  de  plus  longues  heures  à 
donner  aux  jouissances  du  cœur,  de  l'imagination  et  de  l'es- 
prit, à  la  noble  et  profitable  étude  de  nos  poëtes  contempo- 
rains. Je  dis  profitable  ,  et  j'entends  surtout  appliquer  ce  mot 


RgVtJE  DE  PARIS.  1 49 

à  renseignement  moral  qu'on  peut  retirer  de  celle  lecture,  car, 
on  le  doit  dire  ù  sa  gloire,  la  poésie  ira  le  plus  souvent  ex- 
primé ,  de  nos  jours,  que  de  purs  et  généreux  sentiments.  L'a- 
mour même,  cette  muse  universellement,  mais  bien  diverse- 
ment inspiratrice  ,  l'amour  s'est  spiritualisé  sur  les  lyres 
modernes.  Pour  un ,  en  effet,  qui,  comme  Horace  au  bord  de 
la  fontaine  de  Blandusie,  a  chanté,  sous  des  guirlandes  de  roses 
et  de  lierre,  le  vin  et  la  volupté,  combien  d'autres  n'ont-ils  pas 
dégagé  l'amour  des  liens  charnels  qui ,  même  au  point  de  vue 
de  l'art,  en  avaient  compromis  et  borné  la  peinture?  Ainsi  en 
a-t-il  été  de  bien  d'autres  sentiments  que  la  poésie  s'est  récem- 
ment efforcée  de  populariser,  et  bien  qu'il  soit  toujours  délicat 
et  difficile  de  le  faire  ,  si  l'on  a  pu  accuser  quelques  écrivains 
d'avoir  allumé  dans  le  monde  moral  des  bra  ndons  funestes,  ce 
ne  sont  certes  pas  les  poêles  qui  seraient  passibles  de  tels  re- 
proches, eux  qui  se  sont  bien  plutôt  montrés  les  appuis,  les 
défenseurs  passionnés,  et,  je  dis  en  souriant,  les  conservateurs 
de  ce  monde-là.  Aussi,  jointe  à  la  valeur  littéraire  irrécusable 
de  plusieurs  œuvres  du  temps ,  cette  excellence  morale  de  la 
poësie  autorise  le  blâme  d'une  indifférence ,  inqualifiable  et 
presque  inouïe  en  littérature ,  contre  laquelle  la  critique  et  les 
poêles  doivent,  de  concert,  protester. 

Il  est  encore  cependant,  même  de  nos  jours  d'outrecuidance 
intolérante  ,  des  natures  poétiques  que  cette  inattention  de  la 
foule  ne  semble  pas  préoccuper  beaucoup.  Vouées  entières  à 
l'adoration  de  la  muse  ,  elles  vivent  dans  l'œuvre  qu'elles  s'im- 
posent, comme  en  une  cellule  chère,  et  s'y  cloîtrent,  fort  insen- 
sibles à  l'indifférence  publique. 

Nous  croyons  pouvoir  classer  dans  ce  nombre  M.  Taillandier, 
l'auteur  de  Béatrice.  On  juge,  aux  candides  aveux  du  jeune 
poète,  qu'il  a  de  ces  ferveurs  vivaces  qui  consolent  de  bien  des 
mécomptes.  Le  prix  de  son  œuvre  ,  il  ne  l'attend  pas  que  des 
suffrages  de  la  critique  ;  il  le  trouve  en  partie  déjà  dans  la 
pratique  même  de  l'art,  et  c'est  un  hommage  qu'il  m'est  doux 
de  rendre  à  la  bonne  foi ,  au  désinléressement  de  ses  inspira- 
tions. 

L'auteur  de  Béatrice  est  de  la  filiation  de  M.  Quinet.  Celle 
paternité,  d'ailleurs  ,  M.  Taillandier  ne  laisse  pas  à  d'autres  le 
soi»  de  la  constater  ;  il  la  déclare  lui-même  el  s'en  glorifie  d'un 
12  13 


160  REVUE  DE  PARIS. 

ton  reconnaissant  qui  fait  honneur  à  sa  franchise,  sans  nuire,  ce 
me  semble  ,  à  son  talent.  ?se  doit-on  pas ,  en  effet,  applaudir  à 
la  sincérité  de  l'écrivain  qui  confesse  ses  sympathies  et  avoue 
ses  modèles ,  en  un  temps  où  chacun  ,  même  alors  qu'il  imite . 
se  pose  comme  le  premier  de  sa  race  ,  et  se  déclare  suzerain 
indépendant  en  son  petit  royaume?  M.  Taillandier  n'affiche 
pas  ces  ambitieuses  convoitises  du  sceptre  ,  et  ne  donne  point 
cet  exemple  trop  commun  d'ingratitude  littéraire.  C'est  là.  il 
importe  de  le  dire  ,  un  des  orgueilleux  ridicules  de  notre  siècle 
que  cette  manie  de  se  considérer  comme  chef  d'une  lignée.  et 
de  méconnaître  toute  parenté  ascendante.  L'imitation  ,  nul  ne 
le  conteste,  est  sans  doute  impuissante  et  vicieuse  ;  ses  produits 
ne  sont  pas  viables,  et  toute  œuvre  calquée  est  froide  et  inco- 
lore; mais  que  d'esprits  cette  fureur  de  passer  pour  original 
et  inventeur  n'a-t-elle  pas  jetés  en  d'étranges  écarts  !  J'en  sais 
qui  ont  mieux  aimé  faire  grimacer  leur  muse  que  de  lui  laisser 
son  naturel  et  gracieux  sourire,  parce  que  ce  sourire  ressem- 
blait quelque  peu  (le  beau  malheur!)  à  celui  d'une  muse  voi- 
sine. Mais  quand  même  votre  talent  aurait  dans  sa  physionomie 
quelques  traits  rappelant  de  loin  la  manière  d'un  poète  illustre, 
je  ne  vois  pas  que  ce  soit  là  une  si  fâcheuse  ressemblance  qu'on 
doive  détruire  en  soi  cette  qualité  comme  un  défaut.  Toutefois, 
que  ce  blâme  d'une  originalité  grotesque  ne  soit  pas  non  plus 
considéré  comme  un  plaidoyer  en  faveur  de  l'imitation,  et  que 
M.  Taillandier  surtout  apporte  quelque  prudence  à  suivre  les 
pas  de  M.  Quinet.  La  voie  où  s'avance  l'auteur  à? Ahasvérus 
n'est  pas  encore  suffisamment  connue  et  éclairée  pour  que  tout 
survenant  s'y  aventure  sans  circonspection  ,  d'autant  que  les 
écarts  des  disciples  pourraient  compromettre  la  marche  et  le 
triomphe  du  maître. 

M.  Taillandier  ne  croit  pas,  il  le  déclare,  à  l'immobilité  du 
Verbe  qui,  incarné,  selon  lui,  dans  l'humanité,  s'y  développe 
sans  cesse.  C'est ,  on  le  voit ,  le  thème  sur  lequel  se  brodent  ces 
épopées  humanitaires ,  qui  menacent  de  devenir  bien  nom- 
breuses ,  et  qui  ne  marchent  qu'enveloppées  de  mythes  et  de 
symboles ,  c'est-à-dire  de  nuages. 

Depuis  la  diffusion  parmi  nous  des  idées  allemandes,  on  parle 
beaucoup  de  ces  théories  nébuleuses  qui  avaient  jusqu'alors 
paru  antipathiques  au  caractère  de  notre  littérature.  Ceux  qui 


REVUE  DE  PARIS.  151 

font  des  mythes  aujourd'hui  s'imaginent  frayer  des  routes  où 
jamais  la  poésie  n'avait  porté  ses  pas  ;  c'est  encore  une  erreur. 
Ces  théories-là  ,  pour  nous  venir  d'Allemagne  ,  n'en  ont  pas 
moins  couru  le  monde.  Au  xvie  siècle  ,  par  exemple,  la  poésie 
italienne  n'avait  pas  une  hien  haute  portée  psychologique;  elle 
se  bornait,  le  plus  souvent,  à  l'expression  de  langoureuses  fa- 
deurs et  au  récit  de  grands  coups  d'épée  ;  l'amour  n'était  guère 
que  de  la  galanterie,  et  la  pensée,  tournée  en  pointes,  compro- 
mettait sa  gravité  et  son  prix  à  ce  jeu  futile  d'antithèses.  Il  est 
cependant  un  traité  du  Tasse  où  se  lit  une  bien  étrange  inter- 
prétation de  la  Jérusalem  délivrée.  Le  camp  des  croisés  ,  s'il 
en  faut  croire  le  poète  commentateur,  composés  de  princes  et 
de  soldats,  représente  l'homme  qui  est  composé  d'âme  et  de 
corps;  Jérusalem  ,  ville  forte  et  placée  dans  un  terrain  âpre  et 
montueux,  but  où  convergent  toutes  les  entreprises  de  l'armée 
fidèle,  figure  la  félicité  civile  convenable  au  bon  chrétien, 
félicité  difficile  à  acquérir  ,  placée  sur  la  cime  escarpée  qu'ha- 
bite la  vertu,  mais  où  doivent  tendre  toutes  les  actions  de 
l'homme  politique.  Toutes  singulières  qu'elles  peuvent  sembler, 
ces  prétentions  sont  de  bien  près  celles  de  nos  nouveaux  poèmes 
symboliques  ;  ce  qu'on  nommait  jadis  allégorie  s'appelle  mythe 
à  cette  heure  :  le  mot  est  changé,  mais  non  la  chose. 

Je  ne  m'aventurerai  pas  ,  et  pour  cause  ,  à  donner  l'analyse 
de  Béatrice.  La  pensée-mère  de  semblables  livres  s'égare  en 
de  tels  dédales,  et  subit  tant  de  métamorphoses ,  qu'elle  ne 
rayonne  pas  toujours  d'une  lucidité  parfaite,  et  que  les  yeux 
n'en  sont  pas  également  frappés.  Un  poète  dramatique  qui  joint 
à  sa  puissance  créatrice  le  talent  ingénieux ,  et  toujours  utile  , 
de  commenter  son  œuvre  ,  ce  poète  explique  les  divers  aspects 
qu'il  se  plaît  à  voir  dans  l'une  de  ses  œuvres  par  la  comparai- 
son suivante  :  a  Le  mont  Blanc  ,  dit-il ,  vu  de  la  Croix  de  Fié- 
chères,  ne  ressemble  par  au  mont  Blanc  vudeSallenches.  »  C'est 
une  similitude  que  je  recommande  aux  auteurs  de  poèmes 
symboliques,  et  qu'ils  pourraient  utiliser  dans  leurs  préfaces. 
Leurs  œuvres,  en  effet,  sont  loin  d'avoir  la  même  physionomie 
pour  tous  les  regards,  le  même  sens  pour  toutes  les  intelli- 
gences. Faites  l'expérience  de  lire  devant  un  cercle  d'hommes, 
je  parle  d'hommes  compétents  en  poésie,  un  poème  de  celle 
famille,  interrogez-les  à  tour  «le  rôle  sur  la  pensée  qu'ils  ait  ri- 


152  REVUE  DE  PARIS. 

buent  au  livre,  et  sur  les  enseignements  qui,  selon  eux ,  s'en 
dégagent.  Pour  plusieurs ,  je  vous  l'assure ,  le  sens  d'une  pa- 
reille œuvre  sera  une  arche  close  ,  et  ceux  qui  auront  cru  en 
saisir  la  pensée  parabolique  vous  répondront,  dans  le  demi- 
sommeil  où  cette  lecture  les  aura  plongés,  qui  d'une  façon,  qui 
d'une  autre.  J'ajoute  en  hâte  que  ,  s'il  s'agit  du  poerae  de 
M.  Taillandier,  tout  en  faisant  leurs  réserves  sur  le  sens  un  peu 
obscur  et  confus  de  l'ensemble  ,  ils  seront  unanimes  à  louer  le 
ton  naturel  du  récit,  la  grâce  des  descriptions,  le  charme  enfin 
de  tous  les  détails. 

Rien  n'est  touchant,  en  effet ,  comme  les  familiers  entretiens 
de  ces  trois  amis  qui  s'isolent ,  dans  le  passé  ,  de  toutes  les 
questions  présentes  ,  pour  y  vivre  tout  au  souvenir  des  maîtres 
anciens,  poëtes,  peintres  ou  théosophes,  et  rêvant  pour  l'avenir 
des  temps  meilleurs,  des  cités  de  Dieu  où  leur  belle  âme  s'é- 
lance et  se  complaît  en  espoir. 

Et  puis  ,  sous  leurs  longs  voiles  déroulés  et  sous  leur  nimbe 
lumineux,  passent  à  vos  yeux  dans  ce  livre  maintes  gracieuses 
évocations,  Éloa,  Rachel ,  Marguerite,  maints  poétiques  fan- 
tômes consacrés  qui  rappellent  ces  vierges  de  l'école  byzantine 
que  les  vieux  peintres  peignent  sur  fond  bleu  avec  l'auréole 
d'or  au  front. 

On  trouve  aussi  dans  Béatrice  de  petites  légendes  qu'on 
croirait  surprises  par  un  follet  des  vieux  temps  au  fond  et  dans 
le  secret  de  quelque  atelier  d'Allemagne,  et  fidèlement  trans- 
mises au  poëte,  qui  a  mis  bien  du  charme  à  l'expression  de  ces 
doux  mystères.  Une  de  ces  légendes  nous  a  surtout  ravi.  Par  une 
nuit  brumeuse  de  novembre ,  une  jeune  fille  est  assise  à  son 
rouet,  et  pleure.  Elle  pleure ,  et  c'est  de  jalousie.  Son  bien-airaé 
l'adore  ,  il  est  vrai,  mais  il  a  un  autre  amour  bien  inquiétant 
pour  elle  ,  l'amour  de  l'art.  Et  cédant  à  cette  violente  passion  , 
son  jeune  amant  s'en  est  allé  bien  loin  pour  se  former  à  l'école 
des  maîtres.  Tandis  que  la  jeune  fille  se  lamente,  une  belle 
dame  lui  apparaît,  et  s'informe  du  motif  de  ses  larmes.  La 
pauvre  enfant  lui  conte  sa  peine;  et  alors  la  dame  :  —  Ne 
pleurez  pas,  lui  répond-elle,  votre  ami  ne  vous  oublie  point. 
Il  travaille  sous  les  yeux  d'un  maître  qui  peint  des  toiles  pour 
le  Christ.  Hier,  en  face  d'une  sainte  Marie  qu'il  avait  peinte 
au  mur  d'une  église,  il  se  désolait,  étant  loin  de  vous  :  et  dans 


REVUE  DE  PARIS.  153 

la  tristesse  de  son  cœur  il  priait  la  sainte  de  venir  vous  appren- 
dre ce  qu'il  a  fait  pour  sa  gloire.  Et  voici  que,  touchée  de  son 
amour,  je  viens  vous  annoncer  celte  bonne  nouvelle. 

Heureuses  les  franches  natures,  les  pures  imaginations, 
heureux  les  doux  esprits  que  le  prosaïsme  des  questions,  à 
cette  heure  pendantes,  a  si  peu  altérés  de  son  conlact  qu'ils 
puissent  encore  se  bercer  avec  bonheur  de  tels  accents,  s'ou- 
blier à  la  contemplation  de  telles  peintures,  s'intéresser  à  de  tels 
récits,  non  moins  simples,  non  moins  naïfs  que  ceux  de  la  nour- 
rice à  l'enfant! 

Le  style  de  M.  Taillandier  se  ressent  bien  parfois  des  nébu- 
leuses conceptions  qu'il  exprime.  Les  contours  de  sa  phrase  ne 
sont  pas  toujours  nets  et  fixés  ;  on  voit  que  le  jeune  écrivain 
n'est  pas  encore  complètement  maître,  surtout  dans  la  strophe, 
de  son  riche  et  perfectible  instrument.  Mais  toujours  est-il,  au 
moins,  qu'il  n'a  dans  sa  manière  aucun  de  ces  défauts  innés  ou 
systématiques,  également  difficiles  à  vaincre;  et  quand  il  a 
bien  présent  à  l'esprit,  bien  figuré  à  l'imagination  l'objet  qu'il 
veut  rendre ,  alors  le  tracé  de  sa  période  est  pur  et  précis;  son 
style,  d'un  coloris  suffisant,  marche  avec  retenue,  mais  sans 
contrainte.  Voici  un  fragment  à  l'appui  de  cet  éloge  : 


....  Par  la  prairie 
Nous  vîmes  s'avancer  de  loin  sainte  Marie  ; 
Sa  main  tenait  le  Christ  ;  douce  mère  de  Dieu, 
Elle  ne  portait  pas  encor  son  manteau  bleu, 
IS'i  les  riches  tissus  ,  ni  les  belles  parures  ; 
Mais  .  telle  qu'on  la  voit  sur  les  vieilles  peintures  , 
Elle  était  calme  et  grave  ,  et  n'avait  pour  beauté 
Que  sa  pure  tendresse  et  sa  simplicité. 
Timide  ,  elle  venait  dans  sa  naïve  grâce  , 
Pauvre  ,  sans  ornements  ,  et  parlant  à  voix  basse 
A  son  fils  ,  qui  tenait  sa  robe  par  la  main , 
Et  souriait  au  monde  au  milieu  du  chemin. 


C'est  pur,  sobre  et  naïf  de  ton.  comme  une  de  ces  toiles  que  sa- 
vaient peindreFiesoleou  Orcagna,  ces  vieux  artistes  si  fervents 
f?t  si  convaincus. 

13. 


154  REVUE  DE  PARIS. 

Je  parlais  de  mythe  à  l'instant;  un  mythe  profond,  un  nœud 
gordien  inextricable ,  c'est  la  préface  de  Provence.  Il  n'est 
guère ,  en  effet,  possible  d'imaginer  quelque  chose  de  plus  ob- 
scur, et  aussi  de  plus  curieux,  que  cet  étrange  manifeste,  où 
l'auteur  entre  de  plain-pied  en  conversation  avec  M.  de  Cha- 
teaubriand, et  profite  de  la  circonstance  pour  lui  donner  une 
leçon  d'histoire  littéraire.  «  Monsieur,  est-il  dit  tout  d'abord, 
vous  lirez  à  deux  fois  cette  préface.  »  Et  que  M.  de  Chateau- 
briand, écoiier  indocile,  n'aille  pas  se  récrier  sur  la  longueur  et 
l'inutilité  de  la  leçon  :  «  Vous  la  lirez  à  deux  fois,  monsieur.  » 
11  n'est  pas,  on  le  voit ,  de  réplique  permise.  Mais  ce  n'est  rien 
encore  j  quelques  lignes  plus  bas  ,  i  auteur  assure  qu'il  donne- 
rait tout  ce  qu'il  écrira  jamais  pour  la  seconde  décade  perdue 
de  Tite-Live.  Le  lecteur  et  le  critique  ,  gens  railleurs  de  leur 
espèce,  sont  bien  vile  tentés  de  lui  répondre  que  ce  ne  serait 
point,  de  sa  part,  une  bien  grande  générosité,  et  qu'il  aurait 
peu  ,  sans  doute,  à  perdre  au  change.  Voilà  pourtant  ce  que 
l'auteur ,  quelques  mots  après,  appelle  ses  humilités.  Les  pré- 
faces, il  faut  l'avouer,  sont  parfois  de  bien  grandes  maladres- 
ses. Elle  serait  curieuse  et  instructive,  la  liste  des  livres  con- 
temporains que  leurs  préfaces  ont  compromis.  Tel  proteste  de 
sa  modestie  tout  le  long  du  volume,  qui  fait  crouler  tout  ce  bel 
échafaudage  d'humilité  littéraire  dans  quelques  pages  d'avant- 
propos  où  se  trahissent  ses  prétentions  jusque-là  dissimulées. 
En  des  jours  comme  les  nôtres,  où  chacun  ne  croit  guère  qu'en 
soi-même,  on  compte  les  écrivains  qui  s'acquittent  habilement 
d'une  préface,  et  je  dois  reconnaître  que,  parmi  ceux-là,  les 
poètes  ne  sont  pas  les  plus  nombreux. 

Le  livre  de  M.  Adolphe  Dumas  vaut  mieux  que  sa  préface, 
et  nous  avons  de  son  talent,  considéré  en  somme,  une  opinion 
plus  favorable  que  celle  qui  pourrait  résulter  de  la  seule  lecture 
de  Provence.  La  critique  ,  que  d'autre  part  M.  Dumas  ne  se 
fait  pas  faute  de  rudoyer,  a  été  vraiment  bien  sévère  pour  son 
début  au  théâtre.  11. est  d'ailleurs  une  critique  de  feuilleton  qui 
se  montre  d'ordinaire  peu  avenante  et  peu  courtoise  à  l'égard 
des  poêles.  Elle  qui  aura  de  l'indulgence  ,  de  la  bonne  humeur 
et  des  bravos  pour  un  vaudeville,  chose  assez  peu  littéraire  de 
sa  nature  ,  elle  sera  morose  ,  querelleuse  ,  hostile  même  pour 
toute  oeuvre  qui  osera  tenter  sur  les  planches  acte  de  poésie. 


REVUE  DE  PARIS.  155 

Cette  différence  de  dispositions  a  lieu  de  surprendre,  et,  si  l'on 
en  cherchait  bien  le  motif ,  je  ne  puis  croire  qu'on  le  trouvât 
uniquement  dans  l'amour  de  Part.  N'en  déplaise  donc  à  cette 
critique  ,  l'auteur  du  Camp  des  Croisés  a  fait  preuve  .  en  son 
drame ,  de  qualités  poétiques  réelles;  et ,  sans  souscrire  au  ju- 
gement de  M.  Hugo,  qui,  dans  une  lettre  dont  M.  Dumas  fit  un 
bouclier  à  son  œuvre ,  assurait  qu'il  y  a  dans  ce  drame  assez 
de  talent  et  de  poésie  pour  défrayer  douze  tragédies  ;  sans  ad- 
mettre, dis-je,  cette  opinion  (je  soupçonne  même  qu'elle  n'était 
pas  complètement  celle  de  M.  Hugo),  il  importe  de  constater 
dans  ce  drame,  mal  construit,  confus  ,  embarrassé  dans  sa 
marche,  des  mouvements  d'un  lyrisme  brillant  et  plein  d'âme. 
Ainsi,  la  ballade  d'Agar  est  un  morceau  d'une  gracieuse  exécu- 
tion; ainsi  le  rôle  de  Léa  est  en  plusieurs  passages  empreint 
d'une  grâce  charmante,  quoiqu'il  y  perce  un  peu  de  recherche, 
et  les  couplets  élégiaques  que  le  poète  met  en  sa  bouche  et 
dans  celle  de  son  amant  jettent  par  intervalles  les  douces  splen- 
deurs de  ce  soleil  du  Midi ,  dont  l'action  semble  moins  vive  sur 
Provence.  Serait-ce  à  dire  que  c'est  la  nuit  et  non  la  lumière 
qui  se  fait  en  M.  Adolphe  Dumas?  Je  suis,  certes,  loin  de  porter 
ces  menaçants  augures  ;  mais  enfin ,  si  le  jour  doit  se  faire  pur 
en  ce  talent-là,  il  est  bien  l'heure  qu'il  se  fasse.  Quoique  M.  Du- 
mas insiste  avec  une  complaisance  particulière  sur  son  ex- 
trême jeunesse,  il  ne  faudrait  pas  prendre  ses  vers  pour  des 
vagissements  de  sa  muse,  et  bien  qu'il  soit  loin  sans  doute 
d'avoir  dit  son  dernier  mot ,  il  n'eu  est  pas  non  plus  à  son 
premier  (il  laisse  déjà  par  derrière  lui  un  bien  gros  poërae), 
et  on  a  le  droit  de  juger  sa  valeur  au  poids  de  ses  productions 
actuelles. 

J'ai  le  regret  de  ne  pas  connaître  la  Provence  ;  mais  je  ne 
puis  croire  que  l'image  de  ce  beau  pays  se  retrouve  entière 
dans  le  livre  de  M.  Dumas  ;  je  ne  puis  croire  que  ses  nuits 
tièdes  et  semées  d'étoiles ,  ses  brises  chaudes  d'émanations 
embaumées,  ses  mœurs,  ses  paysages,  soient  complètement 
reproduits  dans  celle  œuvre.  Je  me  demande  aussi  quel  rap- 
port, même  éloigné,  des  vers  comme  ceux  datés  de  Vincennes, 
ou  ceux  intitulés  Jean  Fréron,  peuvent  avoir  avec  la  Pro- 
vence. Ces  récriminations  amères  et  violentes  sont  ici  déplacées 
plus  que  partout  ailleurs,  car  elles  surprennent  et  indisposent 


156  REVUE  DE  PARIS. 

le  lecteur,  qui ,  sur  la  foi  du  titre ,  comptait  sur  les  molles  et 
sereines  inspirations  d'une  terre  où  l'âme  doit,  il  semble, 
trouver  jusque  dans  l'air  l'assoupissement  de  ses  blessures. 
Mais,  je  le  répète,  tout  ceci  ne  doit  pas  empêcher  de  recon- 
naître une  organisation  poétique  en  M.  Dumas.  Il  y  a  ,  certes , 
en  cette  nature,  de  belles  qualités  qu'un  talent  plus  rassis  saura 
mettre  à  bien  ,  des  germes  précieux  qui  sont  dans  l'attente 
d'heures  plus  sereines  pour  s'épanouir  ;  jusqu'ici  sans  doute 
il  y  a  eu  plus  de  brouillards  que  de  rayons  ,  plus  de  fumée 
que  d'éclairs  ,  dans  la  manifestation  de  cette  pensée-là  :  c'est 
un  chaos  peut-être,  mais  enfin  un  chaos  d'où  l'harmonie  peut 
sortir. 

M.  Adolphe  Dumas,  qui  malmène  Pétrarque,  le  poète  de 
Vaucluse,  en  plus  d'un  passage  de  son  livre,  devrait  bien , 
plutôt  que  de  lui  contester  l'élan  poétique,  imiter  son  art  trans- 
parent, sa  forme  riche  et  savante,  son  dessin  pur  comme  celui 
de  Raphaël.  Un  autre  poète  contemporain,  né,  ce  nous  semble, 
comme  M.  Dumas,  dans  le  midi  de  la  France ,  et  qui  a  mieux 
que  lui  le  sentiment  des  lignes  harmonieuses  qu'affecte  la  forme 
méridionale,  c'est  l'auteur  des  Sytuboles  et  des  Poésies  romai- 
nes, M.  Jules  de  Saint-Félix.  Par  malheur,  le  roman,  ce  grand 
envahisseur,  est  venu  imposer  son  joug  à  ce  poëte,  et  lui  ar- 
racher des  mains  une  lyre  à  jamais  regrettable.  Mais  que  vais- 
je  parler  de  modèles  à  M.  Dumas  ?  Des  modèles  ,  nul  n'en  veut 
plus  suivre.  Pour  réussir  toujours,  il  suffirait  d'ailleurs  à  l'au- 
teur de  Provence  de  rencontrer  plus  souvent  le  ton  et  la  veine 
qu'il  a  plus  d'une  fois  trouvés  déjà.  Qu'il  s'efforce  donc  de  ré- 
former les  scories  de  sa  versification  trop  souvent  abrupte,  et 
qu'il  emplisse,  par  exemple,  son  aire  poétique  de  pièces  comme 
celle  des  Blés.  Alors, etjeledissansjouer  surles  mols,samission 
sera  riche.  Là  même,  en  cette  pièce  remarquable  des  Blés,  on 
doit  un  éloge  spécial  à  la  Glaneuse ,  délicieuse  petite  peinture 
dans  le  goût  biblique  ,  qui  rappelle  la  jeune  et  belle  Ruth  gla- 
nant parmi  les  moissonneurs  de  Booz  : 


C'est  dans  le  même  champ ,  c'est  la  même  orpheline 
Baissée  ,  et ,  comme  un  lys  que  la  chaleur  incline  . 
Penchée  à  l'ombre  de  son  corps  ; 


REVUE  DE  PARIS.  157 

Glanant  sa  pauvreté  sous  les  heures  ardentes , 
Et  cherchant ,  à  côté  des  moissons  abondantes  , 
Des  épis  comme  des  trésors. 

Il  y  a  encore  de  bien  jolis  vers  dans  ceux  consacrés  aux  belles 
Avignonnaises.  Le  Cerisier  est  aussi  un  charmant  caprice  re- 
nouvelé de  Rousseau,  jetant  des  cerisesdans  le  giron  de  MlleGal- 
let.  Mais  je  ne  pense  pas  qu'il  y  ait  dans  tout  le  livre  des  vers 
mieux  sentis,  d'un  jet  plus  facile  et  d'une  touche  plus  heureuse 
que  les  suivants  : 

Je  me  disais  :  Mon  Dieu  ,  que  la  Provence  est  belle  ! 

Voilà  le  mois  d'avril  et  voilà  l'hirondelle , 

Les  premières  amours ,  les  premières  chaleurs. 

Et  voilà  l'amandier  dont  le  rameau  s'élève 
Dans  d'humides  baisers  qui  partagent  sa  sève  ; 
Son  bonheur  parfumé  ,  jusqu'à  cent  pas  de  lui , 
Dans  ses  soupirs  en  fleurs  s"exhale  épanoui. 
Et  si  l'on  savait  bien  l'hymen  de  toutes  choses, 
Quelle  nuit  amoureuse  a  fécondé  mes  roses, 
Quel  amant  de  la  terre ,  à  son  sein  nu  qui  dort , 
Près  d'une  marguerite  éveille  un  bouton  d'or  ; 

Je  rne  disais  :  Mon  Dieu  ,  comme  la  terre  est  belle , 
Et  comme  le  printemps  est  revenu  fidèle.' 
Il  semble  qu'au  verger  ,  sur  les  arbres  à  fruit , 
Tous  les  chastes  amours  sont  éclos  celte  nuit; 
Et  nous  allons  mourir  de  parfums  et  d'arômes, 
Car  cet  air  du  matin  est  trop  pur  pour  des  hommes. 

Voilà  bien  un  poète  qui  parle,  et  qui  parle  une  langue  d'har- 
monie et  d'images  ;  voilà  des  inspirations  saines  ,  calmes,  ras- 
sérénées, et  dont  il  est  permis  d'induire  hardiment,  ce  semble, 
que  la  nature  est  une  meilleure  muse  que  le  dépit. 

M.  Charles  Coran  est,  j'imagine,  de  ceux  qui  s'inquiètent 
peu  du  résultat  philosophique  de  la  poésie,  et  qui  ne  moralisent 
point  en  vers.  Son  livre,  comme  ceux  de  M.  Turquety,  ne  se 
lirait  point  dans  un  oratoire,  et  l'amour  qu'il  chante  n'est  point 


15S  KEVliE  DE  PARIS. 

assez  mystique  pour  répandre  ses  soupirs  au  pied  d'un  autel; 
mais,  au  nombre  de  ces  modernes  adeptes  d'Horace  dont  je 
parlais  tout  à  l'heure ,  il  y  a  des  hymnes  pour  toutes  les  jouis- 
sances des  sens  et  de  l'âme.  La  critique  le  blamera-t-elle  de  ces 
tendences  épicuriennes?  Une  telle  pruderie  siérait  mal  à  la  cri- 
tique, qui  doit,  selon  nous,  laisser  toute  latitude  à  l'inspiration, 
et  ne  se  préoccuper  le  plus  souvent,  en  son  examen ,  que  de  la 
mise  en  œuvre.  Ainsi  donc  ,  M.  Coran  a  bien  fait  de  chanter, 
selon  son  cœur  et  sa  fantaisie,  ce  que  la  vie  a  de  douceurs 
consolantes,  ce  que  l'art  a  de  suprêmes  délices,  ce  que  la  femme 
a  d'amour  et  de  beauté.  C'est  là  d'ailleurs ,  à  tout  prendre ,  le 
thème  inépuisable,  éternel,  que  tout  artiste  exploite  diverse- 
ment ,  mais  nécessairement,  et  sur  lequel ,  dans  le  même  sens 
que  l'auteur  d'Onyx ,  et  avant  lui ,  M.  Théophile  Gautier  a 
brodé  de  capricieuses  arabesques.  M.  Coran  n'a  certes  pas  la 
puissance  de  coloris,  l'habileté  rhythmique  qui  distingue,  à  un 
haut  degré,  la  Comédie  de  la  mort,  mais  son  talent  n'annonce 
pas  non  plus  cette  fâcheuse  résolution  de  tailler  décidément  la 
phrase,  comme  un  statuaire  le  marbre,  et  de  figer  en  quelque 
sorte  la  pensée  sous  l'écorce  des  mots. 

Je  pourrais  bien  quereller  M.  Coran  sur  le  titre  de  son  re- 
cueil, qui  ne  justifie  pas  suffisamment,  je  trouve,  les  prétentions 
à  l'exquise  bijouterie,  à  la  coquette  élaboration  du  style ,  que 
ce  mot  d'Onyx  met  en  droit  d'attendre.  Mais  il  faut  se  montrer 
indulgent  pour  ces  sortes  de  baptêmes.  Ces  volumes  de  poésies 
éparses  se  prêtent  peu  ,  d'ordinaire  ,  à  une  dénomination  pré- 
cise ,  et  l'auteur  a  parfois  moins  de  peine  à  les  écrire  qu'à  les 
nommer.  Aussi,  sans  faire  le  procès  au  titre  de  ce  recueil,  j'aime 
mieux  en  signaler  les  morceaux  qui  m'ont,  parmi  tous ,  spé- 
cialement frappés.  Derrière  un  store  est  de  ceux-là.  On  dirait 
un  joli  prélude  qui  donne  le  ton  et  dispose  à  l'accent  un  peu 
cavalier  du  morceau  qui  vient  après  ,  et  qui  fera  sourire  inté- 
rieurement plus  d'une  lectrice,  si  tant  est  qu'il  en  doive  scan- 
daliser d'autres.  Je  préfère  de  beaucoup  les  pièces  de  ce  genre 
à  celles  en  forme  de  dialogue  dont  les  personnages  émettent 
des  idées  un  peu  communes,  et  cela  dans  un  langage  un  peu 
traînant.  L'auteur  d'Onyx  ne  me  semble  jamais  mieux  inspiré 
que  lorsqu'il  traduit  ses  impressions  personnelles.  Alors,  en 
effet,  jusque  dans  les  plus  courts  fragments,  se  trouve  une 


REVUE  DE  PARIS.  159 

grâce  spirituelle  ou  voluptueuse  qui  enchante.  Ainsi  les  vers 
intitulés  Problèmes,  ainsi  le  fragment  :  J'étais  en  face  d'elle, 
petite  scène  muette  d'une  ravissante  délicatesse,  et  dont  le  trait 
final  rappelle  ce  mot  que,  dans  Chatterton  ,  le  quaker  dit  ad- 
mirablement à  la  vue  des  transports  de  Ketty  Bell  :  La  mère 
donne  à  sa  fille  un  baiser  d'amante.  Mais  voici  un  sonnet  qui 
donnera  une  favorable  idée  des  autres ,  et  ici ,  vraiment ,  citer 
sera  louer  : 

L'un  disait  :  «  Je  préfère  ,  avant  tout,  en  madame  , 
Les  humides  regards  de  ses  yeux  de  velours , 
Tantôt  distraits,  tantôt  pensifs  ,  brûlants  toujours.  » 
Un  autre  répondait  :  «  Ce  qui  me  trouble  l'âme , 

C'est  sa  bouche  en  langueur  ,  où  le  désir  se  pâme , 
Sa  bouche  ,  en  dépit  d'elle  ,  invitante  aux  amours.  » 
Un  troisième  voulait ,  au  prix  de  tous  ses  jours  , 
Baiser  ,  rien  qu'une  fois  ,  ses  longs  cheveux  de  femme. 

Un  peintre  pour  ses  mains  se  mettait  à  genoux; 
Un  chanteur  lui  trouvait  une  voix  de  syrène; 
Un  poète  admirait  ses  allures  de  reine. 

Et  moi  ,  qui  ne  suis  pas  cependant  son  époux , 
J'adore  un  signe  blond  caché  sous  sa  mamelle  : 
Je  laisse  à  ces  messieurs  à  deviner  laquelle. 


En  somme  ,  Onyx  est  un  recueil  d'une  philosophie  très-facile, 
et  d'une  lecture  aimable.  Après  les  volumes  d'austère  et  reli- 
gieuse poésie,  qui  ne  font  pas  faute  à  cette  heure,  on  éprouve, 
en  le  lisant,  à  peu  près  la  souriante  impression  que  ressentit  la 
belle  Locrienne  d'André  Chénier  aux  amoureux  propos  du  jeune 
Grec  qui  vint  la  distraire  des  graves  enseignements  du  sage 
pythagoricien. 

Je  ne  terminerai  pas  cette  revue  poétique  sans  dire  quelques 
mots  d'un  talent,  jeune  je  suppose,  mais  déjà  mûr  et  tout  formé, 
et  qui  semble  soutenu  et  inspiré  d'un  bien  belle  âme.  Ce  poele- 
là  n'a  pourtant  point  encore  reçu  la  consécration  de  l'in-octavo, 


ltSO  RLVL'fc  Dt  PAKiS. 

ni  même  les  modestes  honneurs  de  l'in-dix-huit  ;  il  n'a  point 
appris  à  cadencer  ses  vers  selon  les  lois  de  telle  coterie  ,  à  les 
colorer  selon  le  procédé  de  telle  autre;  mais,  dans  le  silence 
recueilli  de  la  province  ,  il  s'est ,  de  lui-même  ,  initié  à  tous  les 
mystères  de  la  muse,  et  n'a  guère  jusqu'ici  confié  ses  conscien- 
cieuses productions  qu'à  des  journaux  lyonnais  ,  échos  peu 
sonores  comme  toutes  publications  provinciales.  Deux  des 
poèmes  de  M.  Victor  de  Laprade  nous  sont  cependant  parvenus, 
et  c'est  pour  nous  un  devoir  et  un  plaisir  de  signaler  aux  rares, 
mais  intelligents  amis  des  poêles  ,  ce  talent  digne  de  toutes 
leurs  sympathies.  L'un  de  ces  poèmes  est  intitulé  les  Parfums 
de  Madeleine,  mais  nous  parlerons  de  préférence  de  la  Colère 
de  Jésus,  qui  nous  semble  supérieur  à  l'autre  par  le  mérite  du 
style. 

Dans  la  Colère  de  Jésus,  l'auteur  assimile  le  rôle  du  poète 
à  celui  du  Christ  qui  vint  sur  la  terre  uniquement  pour  consoler 
et  bénir ,  qui  guérissait  les  lèpres  de  l'âme  comme  celle  du 
corps,  qui  ne  repoussait  ni  la  faiblesse  ni  le  repentir,  et  qui 
sanctifia  l'amour,  dont  il  agrandit  l'horizon  par  la  charité. 
M.  de  Laprade  a  su  trouver  des  accents  émus  ,  des  couleurs 
d'une  évangélique  simplicité  pour  peindre  cette  divine  nature, 
toute  de  paix  et  de  mansuétude  ;  et  quand  il  propose  cette  su- 
blime figure  comme  modèle  au  poète,  quand  il  invite  l'homme 
inspiré  à  suivre  les  voies  pacifiques  du  Christ,  à  chanter  selon 
son  esprit  et  sa  parole  ,  alors  aussi  les  vers  de  M.  de  Laprade, 
harmonieux  toujours  ,  mais  d'une  mélopée  sévère  et  lente,  for- 
mule en  poétiques  symboles  les  préceptes  qu'il  émet. 

0  poète  ,  sois  calme  et  beau  par  la  douceur  ! 


Au  sarcasme  jamais  n'ouvre  ta  bouche  d'or. 
Qu'en  tes  vers ,  blonde  gerbe  où  nul  serpent  ne  dort , 
La  tendre  sympathie  ou  visible,  ou  voilée, 
Comme  une  fleur  du  ciel  soit  toujours  recelée. 
Que  ta  parole  ,  enfin ,  pour  qu'on  y  croie  un  jour  , 
Vive  par  l'harmonie  et  surtout  par  l'amour. 

Oui,  M.  de  Laprade  a  raison  ,  et  c'est  un  noble  rôle  que  celui 
qu'il  assigne  au  poète ,  c'est  même  la  seule  mission  digne  du 


REVUE  DE  PARIS;  161 

génie,  la  seule  que  devrait  couronner  la  gloire.  Oui,  l'exaltation 
de  toutes  les  pensées  généreuses,  jointe  à  une  immense  pitié 
pour  toutes  les  infortunes,  c'est  bien  de  ces  inspirations  su- 
blimes que  la  poésie  doit  faire  retentir  les  cœurs  ,  et  c'est  à  de 
tels  signes  qu'on  reconnaît  sa  haute  origine.  Le  poëte  est 
l'homme  sympathique ,  dit  une  maxime  orientale  ;  qu'à  ce  titre 
donc  son  orgueil  s'ouvre  à  tous  les  sanglots,  que  sa  poitrine 
tressaille  au  cri  de  toutes  les  misères  ,  et  qu'il  tende  à  toutes 
les  bouches  altérées  l'urne  de  ses  chants,  afin  que  tous  y  puis- 
sent étancher,  ou,  tout  au  moins,  rafraîchir  leur  soif. 

Cependant,  si  le  monde  offre  au  poëte  des  spectacles  dignes 
de  toucher  son  âme  et  d'éveiller  sa  compassion ,  il  lui  présente 
aussi  le  tableau  de  turpitudes  bien  faites  pour  allumer  sa  colère 
et  armer  sa  main  indignée  du  fouet  dont  le  Christ  châtiait  les 
vendeurs  du  temple. 

L'iambe  dicté  à  M.  de  Laprade  par  ce  sentiment  de  répul- 
sion instinctive  qu'inspire  à  toute  âme,  éprise  d'idéal ,  l'esprit 
mercantile  du  temps  et  toutes  les  hontes  qui  en  découlent, cet 
iambe,  bien  qu'il  marche  d'un  pas  animé  et  qu'il  étincelle  de 
beautés  nombreuses  parmi  lesquelles  il  faut  citer  ces  quatre 
vers  : 


0  toi ,  parole  .'  ô  voix  qui  féconde  et  qui  crée  , 

Parole  ,  ô  don  terrible  et  grand, 
Part  de  l'âme  divine  à  l'homme  conférée  , 

Parole ,  un  des  noms  que  Dieu  prend  ! 

Malgré  de  pareils  vers ,  aussi  artistement  faits  qu'énergique- 
inent  conçus,  cet  iambe,  dis-je ,  n'est  pas,  à  mon  gré,  la  plus 
remarquable  partie  du  poëme.  Quant  au  fond  d'abord,  je  crains 
que  l'auteur,  qui  avait  cependant  à  parcourir  un  assez  vaste 
champ  d'infamies,  n'ait,  un  peu  inconsidérément,  cédé  à  la 
pente  de  son  indignation  ,  et  ne  se  soit  élevé  contre  des  scan- 
dales imaginaires,  Dieu  merci ,  lorsque ,  par  exemple,  il  parle 
du  poëte  qui  se  loue  à  tant  l'orgie  et  du  pontife  qui  vend  sa  foi. 
Et  puis,  on  le  reconnaît  vite,  ce  ton  d'ardente  diatribe  n'est  pas 
naturel  à  M.  de  Laprade,  et  quand  il  a  rempli  ce  pénible  mi- 
nistère d'invectives  ,  se  repliant  épuisé  sur  lui-même,  il  s'écrie 
12  14 


162  REVUE  DE  PARIS. 

d'une  voix  dont  l'accent  ému  trahit  bien  naïvement  les  instincts 
de  son  âme  : 


Ah  !  même  en  servant  Dieu ,  que  la  colère  est  rude  ! 

Je  regrette  de  ne  pouvoir  multiplier  les  citations ,  car  l'on 
verrait  à  quelle  langue  harmonieuse  ,  limpide  ,  colorée,  M.  de 
Laprade  confie  l'expression  de  sa  pensée  ;  mais  les  courts  ex- 
traits qu'on  vient  de  lire  suffiront  aux  esprits  intelligents  pour 
apprécier  la  délicatesse,  la  pureté,  l'élégance  volontiers  mys- 
tique de  son  style,  où  l'image  se  déploie  riche  et  brillante,  mais 
sans  jamais  faire  cristallisation  sur  l'idée.  La  seule  critique  que 
je  veuille  me  permettre,  c'est  que  la  phrase  n'éclaire  pas  tou- 
jours la  pensée  de  son  véritable  sens,  ou  ne  jette  pas  autour 
d'elle  une  lueur  suffisante  :  on  dirait  d'un  habile  archer  qui 
frappe  bien  à  tout  coup  dans  la  cible,  mais  qui  n'atteint  pas 
constamment  le  point  de  mire. 

Auguste  Desplaces. 


LE 


CHEMIN  DE  LA  CORNICHE. 


A   M.  LE  DIRECTEUR  DE  LA  REVUE  DE  PARIS. 


«agi 


Monsieur  , 

Au  milieu  de  tant  de  graves  préoccupations  politiques ,  peut- 
on  encore  espérer  d'être  lu  quand  on  n'accuse  ni  legouvernement 
ni  les  chambres?  Est-il  permis  de  trouver  encore  une  place  dans 
les  revues  ou  les  journaux,  quand  on  ne  veut  être  l'ennemi  de 
personne  ,  quand  on  ne  se  fait  d'aucun  parti  et  qu'on  va  libre- 
ment son  chemin,  rêvant  de  philosophie  et  d'art?  S'il  en  est 
ainsi  chez  vous,  monsieur,  que  la  Revue  de  Paris  soit  louée 
et  honorée  ]  je  tiens  son  amitié  pour  chose  douce  et  précieuse  , 
et  je  reprends  avec  elle  mes  paisibles  causeries. 

La  roule  de  Nice  à  Gènes,  par  le  bord  de  la  mer ,  est  une  des 
plus  étonnantes  et  des  mieux  nommées.  Eu  effet,  le  chemin  de 
la  Corniche  tantôt  serpente  sur  des  crêtes  de  rochers ,  et  tantôt 
se  précipite  dans  des  vallées  profondes  pour  s'élancer  encore  sur 
des  hauteurs;  on  le~parcoui  l  en  voiture  de  poste  avec  une  har- 
diesse et  un  bonheur  effrayants.  Celte  route  existait  sous  l'ancien 


164  REVUE  DE  PARIS. 

régime,  mais  plus  étroite  qu'elle  ne  Test  aujourd'hui;  la  con- 
quête française  et  plus  lard  le  roi  de  Sardaigne,  Charles-Félix , 
l'élargirent  et  consolidèrent  beaucoup  de  ponts  et  de  chaussées, 
au  grand  déplaisir  de  l'Autriche,  toujours  si  soigneuse  de  barrer 
tous  les  chemins  qui  nous  mènent  à  elle.  Un  événement  sinistre 
est  chose  rare  aujourd'hui  sur  le  chemin  de  la  Corniche;  les  bri- 
gands ont  perdu  l'habitude  d'y  détrousser  les  voyageurs,  et  de- 
puis trois  ans,  on  ne  cite  que  deux  voitures  qui  ont  dégringolé 
dans  la  mer  de  plusieurs  centaines  de  pieds  d'élévation.  Là, 
comme  sur  la  voie  de  l'honneur,  les  chutes  sont  absolues  ,  irré- 
parables :  souvent ,  entre  le  roc  taillé  à  pic  et  le  gouffre  hur- 
lant ,  le  chemin  n'a  que  deux  toises  de  largeur  sans  parapets  ni 
garde-fous.  Si  un  de  vos  chevaux  s'effraye  et  recule,  si  une  de 
vos  roues  se  brise,  dites  adieu  à  ce  qui  vous  est  cher  dans  la 
vie;  vous  tombez  dans  les  profondeurs  de  la  mort. 

Ce  fut  pourtant  par  une  riante  matinée  de  septembre  ,  que 
nous  gravîmes  les  pentes  des  collines  qui  servent  comme  de  gra- 
dins pour  atteindre  la  Corniche;  on  y  arrive  en  traversant  des 
bois  d'oliviers  aussi  grands  que  des  chênes,  et  des  ravins  tout 
verdoyants  de  mousse  et  de  verveine.  Le  soleil  était  encore  bien 
loin  sous  les  eaux  ;  la  couleur  bleuâtre  de  la  mer  commençait 
à  peine  à  pâlir  au  levant;  cette  vaste  étendue  marine  ressemblait 
assez  bien  à  un  miroir  sombre  et  constellé,  tel  qu'en  avaient 
les  magiciens  d'autrefois.  Une  petite  brise  sud-estrayait  à  peine 
ce  beau  cristal  indigo  ;  le  ciel  était  beaucoup  plus  clair  et  trans- 
parent que  l'eau;  il  élincelait  comme  un  écrin.  Arrivé  sur  les 
plateaux  supérieurs,  notre  voiture  hâta  le  pas  ,  et  chacun  de 
nous  probablement  fit  des  vœux  secrets  pour  la  santé  du  cocher, 
qui ,  par  parenthèse,  était  un  jeune  drôle  sifflant  et  jurant  comme 
un  excommunié.  Nous  avions  pour  équipage  un  des  voiturins 
du  pays  ,  c'est-à-dire  une  vieille  et  large  berline  suspendue  sur 
des  roues  de  hauteur  démesurée,  et  attelée  de  trois  chevaux 
efflanqués  ;  le  tout  ensemble  maigre  et  long  comme  une  saute- 
relle. Il  y  avait  pourtant  cinq  personnes  dans  cette  boîte  rou- 
lante ,  et  moi ,  assis  à  côté  du  cocher,  mais  ayant  un  coude  et 
une  oreille  dans  la  voiture.  Les  brumes  matinales  couvrirent  la 
mer  de  leurs  gazes  blanches  ;  l'aube  rougit,  les  vapeurs  se  di- 
visèrent et  se  perdirent  au  couchant  comme  une  volée  de  ci- 
gognes; le  radieu  soif  il  lança  sur  l'eau  deux  rayons  incnmmen- 


REVUE  DE  PARIS.  165 

surables  ;  il  fit  jour ,  et  les  oiseaux  chantèrents  Nous  étions  à  la 
hauteur  du  golfe  de  Villa-Franca ,  nous  vîmes  sous  nos  pieds  , 
bien  loin,  un  amas  de  maisons  et  des  môles  coupant  l'eau  de 
leur  arête  circulaire;  c'était  la  ville  et  le  port.  Dans  la  rade  se 
balançaient  deux  frégates  qui  étaient  venues  dormir  pendant  la 
nuit  dans  celte  baie  tranquille  ,  et  qui  tendaient  l'aile  inutile- 
ment à  un  vent  de  terre  trop  faible  encore.  Du  plateau  où  nous 
étions  ,  avec  le  moindre  parapet  sur  la  roule ,  le  coup  d'œil  eût 
été  magnifique  ;  mais  comment  admirer  l'immensité  du  haut 
d'un  balcon  sans  rampe  et  perché  sur  le  gouffre?  Telle  élait  la 
judicieuse  réflexion  d'un  des  voyageurs;  je  partageai  cet  avis. 

Or,  le  personnel  de  la  voiture  élait  ainsi  composé  :  une  An- 
glaise et  son  mari,  un  monsieur  inconnu  ,  remarquable  par  un 
ventre  digne  des  comédies  de  Plaute  ,  une  jeune  fille  française 
et  son  amant,  je  crois  ;  le  cocher  siffleur  et  moi ,  nous  complé- 
tions le  nombre  sept.  L'Anglaise,  fort  blonde  et  assez  belle, 
quoique  maigre,  était  très-effarouchée  ;  son  mari,  tète  grasse 
et  colorée,  dormait;  le  monsieur  inconnu  prenait  du  tabac  et 
balayait  de  la  main  son  vaste  gilet  blanc  ;  les  amoureux  de 
France  chuchottaient.  Je  questionnais  le  cocher  ,  qui  coupait 
toutes  ces  réponses  par  des  coups  de  sifflet  aigus  et  entrant 
dans  mes  oreilles.  —  Que  diable  !  lui  dis-je  à  la  fin  ,  vous  n'êtes 
donc  qu'un  merle,  mon  ami?  —  Le  propos  plut  sans  doute  au 
gros  monsieur ,  car  il  ajouta  du  fond  de  la  voiture:  —  Et  un 
sot  merle  encore  ! 

Ceci  faillit  nous  coûter  cher ,  car  le  drôle  qui  nous  conduisait 
se  mit  à  fouetter  ses  chevaux  de  colère ,  et  nous  nous  vîmes  em- 
portés sur  un  chemin  aussi  périlleux  qu'une  corde  tendue.  L'An- 
glaise jeta  un  cri  et  saisit  son  époux  à  la  gorge;  l'inconnu  bondit 
et  murmura;  quant  aux  amants,  ils  profilèrent  de  l'occasion 
pour  s'embrasser.  C'était  juste.  —  Monsieur,  me  dit  le  gros 
homme  du  fond  de  la  voilure,  faites-moi  l'amitié  de  jeter  du 
haut  en  bas  de  la  Corniche  ce  misérable  conducteur. 

—  Monsieur,  lui  répondis-je,  il  vaut  encore  mieux  qu'il 
guide  ses  chevaux. 

L'Anglaise  se  pâmait  de  crier  comme  une  reine  d'opéra  ;  son 
mari  cherchait  à  se  dégager  de  ses  étreintes  nerveuses.  Les  char- 
mants jeunes  gens  passaient  le  temps  dans  un  long,  un  éter- 
nel baiser.  Un  cheval  s'abaltil ,  la  voiture  s'arrêta.  Nous  arri- 

14. 


166  REVUE  DE  PARIS. 

vions  sur  le  point  du  plateau  qui  domine  la  baie  de  Monaco  et 
ses  rivages  élyséens.  Je  mis  pied  à  terre  .  et  laissai  le  cocher 
aux  prises  avec  le  voyageur  inconnu  ;  l'Anglaise  et  son  époux 
me  suivirent;  les  amoureux  ne  bougèrent  pas  de  leur  nid. 

—  Monsieur  ,  me  dit  l'Anglais  cheminant  à  côté  de  moi ,  c'est 
une  chose  bien  remarquable  que  la  civilisation  anglaise ,  si  par- 
faitement en  harmonie  avec  les  besoins  de  l'humanité,  et  par- 
ticulièrement avec  le  tempérament  du  peuple  britannique.  Les 
lois  ne  font  pas  les  mœurs  ;  mais  on  a  bien  raison  de  dire  que 
les  mœurs  font  les  lois. 

Ce  début  m'affligeait  profondément,  je  l'avoue,  et  je  regrettais 
la  voiture  emportée  au  bord  de  l'abîme.  Il  fallait  couper  en  deux 
Texorde  parlementaire  de  l'Anglais  sous  peine  d'avoir  tout  le 
discours. 

Après  quelques  mots  échangés,  je  fis  à  l'Anglais  un  salut, 
qu'il  me  rendit  en  bonne  forme.  Sa  blonde  moitié  ,  pendant  ce 
temps-là ,  se  suspendait  au  bras  de  l'époux  ,  et  exhalait  dans  le 
vide  des  soupirs  incommensurables.  Des  cris  aigus  retentirent 
derrière  nous.  Nous  écoulâmes  :  c'était  une  véritable  scène  de 
pugilat.  Le  cocher  et  le  gros  voyageur  se  boxaient  à  outrance , 
ce  qui  enflamma  singulièrement  les  esprits  belliqueux  de  l'An- 
glais. Cependant  le  conducteur  furieux  frappait  le  ventre  de 
l'inconnu  comme  une  grosse  caisse  de  régiment.  Nous  crûmes 
devoir  mettre  fin  à  ce  duel  improvisé .  et  nous  parvînmes,  non 
sans  peine ,  à  persuader  au  voyageur  de  reprendre  sa  place  dans 
la  voiture.  Il  y  retrouva  les  deux  amants  dans  la  même  attitude: 
ils  avaient  vraiment  l'air  de  deux  princes  enchantés  ,  tant  ils  se 
doutaient  peu  de  tout  ce  qui  se  passait  autour  d'eux.  Nous  con- 
tinuâmes notre  route  ;  mais  le  cocher  ne  sifflait  plus,  les  che- 
vaux marchaient  mal,  et  les  paysages  marins  étaient  moins 
beaux.  La  rixe  avait  gâté  le  voyage  ;  l'Anglais  devenait  verbeux 
et  disert.  Les  deux  charmants  amoureux  continaient  à  s'em- 
brasser en  silence.  Il  y  avait  longtemps  que  le  spectacle  de  ce 
bonheur  si  frais .  si  épanoui ,  faisait  bondir  le  cœur  de  la  ver- 
tueuse dame;  son  œil  lança  un  éclair  sur  les  blanches  tourte- 
i  elles .  et  puis ,  s'adressant  au  conducteur ,  elle  dit  ; 

—  Il  me  semble,  monsieur  le  cocher,  que  vous  auriez  pu 
placer  au  bel  air.  sur  l'impériale  par  exemple,  les  gens  qui 
aiment  à  soupirer  si  lendiement. 


REVUE  DE  PARIS.  167 

—  Cela  est  vrai!  s'écria  le  mari  britannique,  cela  est  vrai  ! 
et  j'ajouterai  même  que  ces  embrassements  oublies.... 

—  Prouvent  un  amour  tout  particulier,  répliqua  le  gros  voya- 
geur dans  son  coin. 

—  Le  mot  n'est  point  heureux,  monsieur,  lui  dit  l'Anglais. 

—  Alors,  pourquoi  vous  rend-il  si  malheureux,  milord?Vous 
êtes  rouge  comme  une  fleur  de  pavot. 

—  Fleur  de  pavot ,  fleur  d'opium ,  où  diable  voulez-vous  donc 
en  venir,  monsieur  le  voyageur?  répliqua  brusquement  l'insu- 
laire. 

—  Messieurs ,  dit  tout  à  coup  le  cocher  ,  voici  San-Remo  ,  où 
il  y  a  de  bon  vin  ;  vous  avez  passé  à  Yentimiglia  sans  vous  en 
apercevoir. 

La  petite  ville  de  San-Remo  se  montra  en  effet  sur  la  pente 
d'une  colline  toute  verte  de  pampres  grimpant  aux  grands 
arbres.  Sa  rade  étalait  au  pied  de  la  montagne  un  miroir  étin- 
celant  de  rayons.  On  eût  dit  de  l'argent  vif  bordant  un  rivage  de 
velours.  Quelques  petits  bâtiments  à  voiles  repliées  pointaient 
dans  l'air  le  bout  de  leur  vergue  ;  et,  sur  l'escarpement  d  un  ro- 
cher dominant  l'étendue,  un  chevrier  chantait  son  mélancolique 
refrain.  Des  cactus  énormes  bordaient  la  route  et  formaient  des 
dentelures  bizarres  sur  le  fond  vert  tendre  des  jardins  inférieurs, 
des  odeurs  de  myrtes  et  de  chèvre-feuilles  nous  arrivaient  par 
bouffées.  Il  y  avait  là  de  quoi  apaiser  toutes  les  haines  et  toutes 
les  colères  de  la  terre.  Il  y  avait  aussi  de  quoi  donner  à  l'amour 
de  voluptueux  élans,  et  je  vis  bien  que  le  beau  paysage  re- 
doublait la  douce  électricité  des  deux  âmes  amoureuses.  Les  deux 
amants  se  regardaient  et  regardaient  le  golfe  et  les  montagnes, 
puis  ils  souriaient,  puis  ils  se  cherchaient  de  la  main  et  ne  rom- 
paient jamais  leur  adorable  silence  ;  mystérieuse  musique  de  la 
pensée.  Vu  à  travers  le  prisme  de  ces  idées-là,  San-Remo  est 
loi t  joli;  il  ressemble  assez  bien  à  un  balcon  penché  sur  le  dé- 
sert. Quelques  petites  tilles  de  douze  à  treize  ans,  montrant  leur 
jambes  fines  et  brunies  sous  le  jupon  écarlate  ,  entourèrent  la 
voiture  et  jetèrent  dedans  de  gros  bouquets  en  échange  de  quel- 
ques sous.  L'Anglais  en  fit  une  ample  moisson,  qu'il  déposa  dans 
les  bras  de  sa  compagne  .  apparemment  comme  hommage  à  sa 
chasteté  fut  ibonde.  Un  des  bouquets  des  jeunes  filles  alla  tomber 
entre  le  visage  de  la  nouvelle  Angélique  et  celui  du  nouveau  Mé- 


168  REVUE  DE  PARIS. 

dor  ,  en  sorte  que  les  œillets  et  les  jasmins  reçurent  les  baisers 
amoureux.  Angélique  garda  le  bienheureux  bouquet;  il  lui  avait 
volé  un  soupir  de  son  amant.  Quant  au  gros  inconnu,  il  s'était 
profondément  endormi. 

Il  y  avait  une  grande  agitation  dans  cette  petite  ville.  Les 
cloches  sonnaient ,  et  des  groupes  de  femmes  allaient  et  venaient 
dans  les  rues.  Était-ce  une  fêle?  était-ce  une  émeute?  Je  le  de- 
mandai en  descendant  de  voiture.  Rien  n'était  trop  gai,  rien 
n'était  trop  tumultueux!  ce  n'était  ni  une  insurrection  (eh! 
peut-il  y  en  avoir  dans  les  paisibles  États  de  Sardaigne) ,  ni  une 
fête.  C'était  un  enterrement.  Je  m'adressai  à  une  des  matrones 
les  plus  imposantes  d'un  groupe  et  lui  demandai  de  me  conter 
l'histoire  du  mort  en  deux  mots.  Ce  mort  était  une  jeune  et  belle 
morte  ,  qu'on  allait  porter  dans  la  tombe  du  repos;   une  jeune 
fille  du  pays  des  palmes ,  car  il  est  beaucoup  de  palmiers  à  San- 
Remo,  brisée  avant  sa  dix-huitième  année  par  un  chagrin.  Eh! 
de  quoi  meurent  les  jeunes  filles  d'Italie, dites-le-moi?  Qu'est-ce 
donc  qui  pâlit  leur  front  et  les  roses  de  leurs  lèvres?  qu'est-ce 
donc  qui  les  fait  pencher  comme  des  lis  eu  plein  vent?  Le  cha- 
grin d'amour ,  soyez-en  sûr  ;  le  plus  grand  ,  le  seul  chagrin.  Un 
étranger,  un  jeune  homme  de  France  était  venu  s'établir  depuis 
peu  aux  environs  de  la  ville  ;  il  y  avait  fait  bàlir  une  maison  dé- 
licieuse, adossée  à  un  bois  de  pins  et  regardant  le  golfe  par 
dessus  deux  terrasses  de  fleurs.  L'étranger  était  mélancolique  et 
ardent  comme  George  Byron;  il  avait  toutes  les  adorations  du 
beau  et  du  vrai.  Il  vit  une  jeune  fille  de  San-Remo  nommée 
Margarida  B...;  il  l'aima;  il  la  demanda  en  mariage  et  devint 
son  amour  aussi.  Quelques  jours  avant  les  noces  ,  le  fiancé ,  qui 
avait  à  lui  une  barque  sur  la  rade,  voulut  aller  rêver  seul  au 
large  par  un  beau  clair  de  lune.  Le  lendemain,  il  n'était  pas 
revenu  ,  et  depuis  lors  il  ne  revint  plus.  Histoire  bien  simple  et 
bien  triste  !  Trois  mois  se  passèrent  à  attendre.  Des  pêcheurs 
racontèrent  qu'un  jour  ils  avaient  trouvé  une  chaloupe  brisée  à 
six  lieues  de  là,  au  milieu  des  rochers  à  fleur  d'eau.  Marga- 
rida voulut  se  jeter  au  cloître,  mais  la  mort  eut  pitié  d'elle  , 
et  elle  vint  l'enlever  un  soir  toute  blanche  et  toute  parfumée 
d'innocence. 

Or ,  comme  nous  étions  là  sur  la  place  de  San-Remo  ,  le  por- 
tail de  l'église  s'ouvrit.  Une  longue  file  de  femmes  et  déjeunes 


REVUE  DE  PARIS.  169 

filles  en  sortit  lentement;  vinrent  ensuite  des  prêtres  précédés 
d'une  croix  d'argent  et  vêtus  de  chapes  noires  ;  puis  un  cer-* 
cueil  parut,  porté  par  six  paysannes,  jeunes  et  fortes;  ce  cer- 
cueil était  blanc  et  chargé  de  fleurs;  on  eût  dit  une  longue 
corbeille  de  nénuphars,  uneoffrande  votive  à  quelque  belle  sainte 
du  pays.  Il  était  découvert...  On  ange  endormi  reposait  là-de- 
dans. C'était  Margarida,  que  la  mort  avait  pâlie,  mais  dont  elle 
n'avait  changé  ni  le  sourire  ni  la  douce  physionomie.  Marga- 
rida avait  le  voile  des  vierges ,  sous  la  transparence  duquel  on 
voyait  ses  beaux  cheveux  noirs  enroulés  à  la  grecque  ,  comme 
elle  avait  coutume  de  les  porter;  une  seule  rose  blanche  était 
posée  dans  cette  chevelure.  Les  franges  brunes  de  ses  paupières 
voilaient  un  regard  abaissé  et  rêveur  encore.  Sa  bouche  entr'ou- 
verte  se  relevait  de  chaque  côté  en  creusant  une  fossette  char- 
mante. On  croyait  voir  son  sein  virginal  palpiter  sous  la  mousse- 
line blanche  qu'il  gonflait.  Ses  mains  étaient  jointes  sur  sa 
poitrine  ;  elle  tenait  un  crucifix  et  une  belle  branche  de  lis.  Que 
ces  mains  pâles  et  amaigries  étaient  touchantes  à  voir!  Elles 
tremblaient  par  le  mouvement  imprimé  au  cercueil ,  et  cette  vie 
apparente  était  d'un  effet  si  saisissant  qu'on  se  sentait  des  larmes 
aux  yeux.  Pauvre  Margarida  !  Tout  le  monde  pleurait  autour 
d'elle.  Le  cortège  passa  près  de  nous.  Nous  nous  étions  mêlés  a 
la  foule  ,  comme  des  amis  de  Margarida  arrivés  de  France  pour 
la  voir  encore  une  dernière  fois.  Quand  la  bière  fut  à  quatre  pas 
de  nous,  j'entendis  un  cri  derrière  moi.  C'était  la  jeune  fille  , 
notre  compagne  de  voyage ,  qui  tombait  en  défaillance  après 
avoir  voulu  jeter  son  bouquet  de  fleurs  à  la  jeune  et  belle  morte. 
Nous  la  portâmes  dans  une  maison  voisine,  et  il  fallait  voir  les 
tendresses  et  les  inquiétudes  de  son  amant.  Le  cortège  funèbre 
traversa  la  place  et  suivit  une  longue  rue.  Bientôt  nous  le  vîmes 
reparaître  sur  le  versant  de  la  colline  ,  sous  les  arcades  de  ver- 
dure des  citronniers  et  des  oliviers.  Le  chant  allait  s'affaiblissant 
dans  le  lointain.  Un  quart  d'heure  après  ,  la  plus  pure  et  la  plus 
belle  des  filles  de  San-Remo  était  ensevelie.  Les  cloches  de  l'é- 
glise, saisies  d'une  tristesse  amère,  firent  entendre  un  dernier 
sanglot  et  cessèrent  de  sonner. 

Nous  montions  en  silence  les  délicieuses  collines  qui  bordent 
la  mer  du  côté  oriental  de  San-Remo.  La  blanche  et  frêle  Mar- 
garida ,  romme  une  vapeur  diaphane,  flotlait  toujours  devant 


170  REVUE  DE  PARIS. 

moi  dans  les  lointains  lumineux  des  bois  et  de  Tonde  azurée. 
Nous  cheminions  au  petit  pas;  la  berline  nous  suivait  lentement. 
La  route  était  bordée  de  pommiers  magnifiques,  et  de  temps  en 
temps  s'élevaient  dans  les  clairières  voisines  des  groupes  de  pins 
d'Italie  dont  les  vastes  parasols  de  verdure  servaient  d'abri  aux 
(hèvres  sauvages  qu'on  rencontre  dans  ces  montagnes.  Cette 
chaîne  de  hautes  collines  est  comme  un  intermédiaire  d'anneaux 
entre  les  Alpes  maritimes  et  les  grandes  arêtes  de  l'Apennin. 
Elle  court  tout  le  long  de  la  mer,  mais  par  ondulations  bien 
autrement  gracieuses  et  douces  à  l'œil  que  les  entassements 
abruptes  ,  les  escarpements  anguleux  que  vous  rencontrez  sur 
la  corniche  de  Monaco ,  de  Mentone  et  de  Ventimiglia.  Les  pre- 
mières croupes  montagneuses  de  l'Italie  prennent  de  la  mollesse 
avant  d'arriver  à  Oneille,  comme  les  formes  du  langage.  Déjà  on 
pressent  la  douceur  des  contours  de  la  moelleuse  Toscane.  La 
route  qui  mène  à  Turin  par  le  col  de  Tende  serpente  à  gauche 
et  va  se  perdre  dans  le  dédale  des  montagnes.  On  entre  dans  la 
rivière  de  Gênes ,  riche  et  prodigieuse  rivière  en  effet,  dont  les 
flots  sont  des  chaînes  de  collines  verdoyantes ,  dont  les  courants 
sont  des  vallées  emplies  de  moissons  et  de  vergers .  et  dont  les 
navires  sont  des  villas  étincelantes.  Je  marchais  a  l'ombre  de 
larges  pommiers ,  lorsque  je  m'aperçus  que  les  deux  jeunes  gens 
si  amoureux  cheminaient  presque  à  côté  de  moi.  Je  les  regardais 
obliquement,  et  je  croyais  voir  un  groupe  grec ,  tant  il  y  avait 
d'union  et  de  grâce  dans  leur  pose.  La  jeune  fille  enlaçait  de  son 
bras  gauche  le  bras  droit  de  son  amant,  et  joignait  les  mains, 
la  tête  inclinée  comme  si  elle  inierrogeait  les  cailloux  du  che- 
min ;  le  jeune  homme  souriant ,  livrant  à  la  brise  les  touffes  de 
ses  cheveux  bruns  et  les  bouts  dénoués  de  sa  cravate. 

—  Monsieur,  me  dit-il  tout  à  coup,  êtes-vous  de  ceux  qui  nous 
trouvent  si  ridicules? 

La  question  ex  abrupto  me  fit  retourner  subitement,  et, 
mettant  mon  pas  à  la  mesure  de  celui  du  groupe  amoureux  : 

—  Croyez  ,  monsieur  ,  lui  dis-je ,  que  je  nvavais  pas  besoin  de 
rencontrer  la  blanche  Margarida  pour  comprendre  parfaitement 
ce  qu'il  y  a  de  divin  dans  vos  âmes. 

La  jeune  fille  me  remercia  du  regard. 

—  Nous  sommes  heureux  de  vous  entendre  parler  ainsi,  re- 
prit son  amant.  Un  voyage  n'esl  souvent  qu'une  longue  ironie, 


REYTE  DE  PARIS.  171 

et  surtout  dans  certaines  conditions  de  la  vie.  On  rencontre  tant 
de  visages  enchantés  de  vous  faire  la  grimace  quand  on  ne  porte 
pas  sur  la  figure  cette  expression  de  banalité  commune  à  la  plu- 
part des  voyageurs.  J'ai  ri,  vous  avez  pu  le  voir,  de  la  colère 
sanguine  de  l'Anglais  et  delà  chaste  fureur  de  sa  femme  ;  libre  à 
eux  de  trouver  mauvais  ce  que  je  trouve  délicieux.  Il  n'y  a  que 
ce  gros  voyageur  qui  m'embarrasse  un  peu.  Quelle  espèce 
d'homme  est  celle-là? 

—  Ma  foi ,  monsieur ,  vous  me  prenez  en  défaut.  Dans  tous  les 
cas ,  c'est  un  homme  de  la  grosse  espèce.  Du  reste  ,  on  dit  : 
Grosses  gens,  bonnes  gens.  Il  est  vrai  que  pour  premier  aver- 
tissement il  me  priait  de  jeter  le  cocher  dans  le  gouffre...  Ceci 
prouverait  de  singulières  habitudes. 

Nous  remontâmes  en  voiture,  où  nous  trouvâmes  nos  trois 
voyageurs  très-naturellement  endormis,  même  l'Anglaise,  qui 
ronflait  d'indignation  en  se  pinçant  les  lèvres. 

Oneille,  qu'avez-vous  fait  des  deux  grands  hommes  nés  dans 
vos  murs?  Où  est  André  Doria  !  Où  est  Christophe  Colomb?  Ils 
sont  morts!..  Pourquoi  donc  n'avez-vous  pas  leurs  ossements 
héroïques,  et  pourquoi  ne  leur  avez-vous  pas  élevé  un  monu- 
ment ?  Est-ce  le  marbre  qui  manque  à  l'Italie,  est-ce  la  recon 
naissance  ?  Colomb  et  Doria  n'ont-ils  plus  un  parent  dans  votre 
cité ,  charmante  ville  maritime  ,  Oneille  aux  collines  de  pampres 
et  de  grenadiers  !  Que  faites-vous  de  tant  de  gerbes  de  palmiers, 
de  tant  de  lauriers  ,  de  tant  de  myrtes  en  fleurs?  Coupez  des  ra- 
meaux, faites  des  guirlandes,  et  allez  les  déposer  sur  le  fronton 
de  la  porte  de  la  maison  de  Colomb  et  de  la  maison  de  Doria. 
Eh  quoi  !  vous  ignorez  où  sont  ces  deux  foyers  sacrés  !  Vous 
n'avez  pas  gardé  le  souvenir  des  deux  enfants  sublimes  dont 
vous  eûtes  l'honneur  d'être  la  mère!  Vous  n'avez  ni  leur  tombe, 
ni  leur  berceau  !  Ah!  certes,  la  terrible  parole  de  l'Évangile 
s'accomplit  dans  vos  murailles  :  «  Nul  n'est  prophète  dans  son 
pays.  «  Vous  dites  :  Doria  a  des  statues  à  Gênes,  et  son  palais 
y  est  l'orgueil  de  la  cité  et  l'admiration  des  voyageurs.  —  Fort 
bien  !  Mais  où  est  le  palais  de  Colomb?  Où  sont  ses  statues?.. 
Oneille  ,  Colomb  fut  plus  grand  que  Doria  :  il  eut  une  mission 
divine  ;  plus  que  toute  autre  intelligence ,  son  génie  avait  deviné 
la  terre  ;  l'œuvre  de  Dieu  lui  était  apparue  dans  une  vision;  sa 
grande  et  pacifique  conquête  fut  la  plus  agréable  au  Seigneur  ; 


172  REVUE  DE  PARIS. 

et  ce  roi  légitime  du  Nouveau-Monde  n'eut  pourtant  qu'un  ca- 
chot pour  domaine,  et  pour  courtisans  il  eut  la  misère  dégra- 
dante et  la  calomnie  féroce.  Oneille  ,  ô  la  douce  ville  maritime  , 
consolez  l'ombre  de  Colomb  ;  élevez  sur  votre  rivage  un  tora- 
beaude  gazon,  ombragez-le  de  laurier-rose  et  de  cyprès;  plantez 
à  l'entour  quelques  belles  fleurs  d'Amérique ,  et  dites  à  ceux 
qui  passeront  sur  celte  rive  :  Voilà  ,  dans  ma  pauvreté,  tout  ce 
que  j'ai  pu  faire  pour  celui  de  mes  enfants  qui  réunit  les  deux 
mondes. 

C'est  ainsi  que  je  me  parlais  à  moi-même  sur  le  balcon  de  l'au- 
berge de  la  Croix  d'or,  en  face  du  golfe  d'Oneille,  tout  inondé 
d'un  magnifique  clair  de  lune.  II  y  avait  nombreuse  compagnie 
dans  la  salle  à  manger,  et  le  souper  des  voyageurs  était  fort 
animé.  Je  pris  place  entre  un  noble  lucquois  et  un  officier  turc 
qui  voyageait  pour  sa  santé  ;  il  buvait  du  vin  et  parlait  français 
comme  un  chrétien.  Chacun  causait  avec  son  voisin ,  lorsque 
tout  à  coup  éclata  au  milieu  de  la  table  cette  question  faite 
d'une  voix  aigre  et  criarde  : 

—  Que  dit-on  du  ministère  ,  messieurs? 

Le  propos  était  inouï:  il  éclatait  au  milieu  d'une  table  d'hô- 
tellerie, dans  les  Étals  de  Sardaigne,  en  plein  gouvernement 
despolique.  Aussi  personne  ne  crut  l'avoir  entendu  ;  seulement 
un  silence  solennel  succéda  à  la  phrase  malencontreuse. 

—  Que  diable  dit-on  du  minislère,  messieurs?  dit  la  voix 
criarde  et  d'une  façon  tellement  provocatrice  qu'un  gendarme 
en  eût  reculé. 

—  De  quel  ministère  parlez-vous,  bon  Dieu,  reprit  uu  homme 
pâle  comme  de  la  farine. 

—  A  coup  sûr  ce  n'est  pas  de  celui  de  Sardaigne  ni  d'Autriche , 
dit  la  voix  insensée.  Il  n'y  a  de  ministère  que  dans  un  État  libre; 
dans  tous  les  autres,  il  y  a  des  ministres. 

Quatre  gendarmes  et  un  brigadier  venaient  de  paraître  sur  le 
seuil  de  la  porte  de  la  salle  à  manger  ;  vous  eussiez  dit  des  cailles 
maigres  accourues  au  coup  de  sifflet.  Nous  allions  être  arrêtés, 
nous  convives  joyeux ,  au  nombre  de  dix-huit  ou  vingt ,  et  par 
cinq  alguazils.  Quel  honte!  Le  brigadier  fit  le  tour  de  la  table 
suivi  de  ses  quatre  hommes  armés  jusqu'aux  dents ,  quatre  Her- 
cule Farnèse  avec  des  visages  de  dogues  et  des  chapeaux  cornus 
comme  des  gondoles  vénitiennes.  Le  brigadier  examinait  eu  si- 


REVUE  DE  PARIS.  173 

lence  le  profil  de  chacun  de  nous.  Cependant  la  douce  lune 
illuminait  les  bois  du  rivage  et  le  golfe  pacifique.  Les  arômes  des 
plantes,  l'odeur  fraîche  des  brises,  nous  arrivaient  par  bouffées 
à  travers  la  grande  fenêtre  ouverte  sur  le  balcon.  C'était  une 
nuit  magnifique. ..oui, mais  unenuittroublée  par  des  gendarmes. 
Qui  cherchait-on?  vous  ne  le  croiriez  jamais.  Au  milieu  de  ces 
visages  gais  et  hargneux,  doux  et  féroces,  spirituels  et  stupides, 
le  brigadier  s'arrêta  devant  le  groupe  charmant  qui  rêvait  à  la 
même  table  où  tout  le  monde  mangeait.  Il  tira  un  papier  d'un 
sale  portefeuille  de  cuir  ,  regarda  ce  triste  papier  et  les  beaux 
visages  des  deux  amoureux,  puis  s'adressant  au  jeune  voya- 
geur : 

—  Vous  êtes  M.  Alfred  de  M...,  dit-il ,  et  vous  mademoiselle 
Henriette  B...;  je  vous  arrête  au  nom  du  roi.  Vous  venez  de 
Marseille;  monsieur  a  enlevé  mademoiselle.  Suivez-moi. 

—  Jamais!  s'écria  Alfred  en  saisissant  la  main  d'Henriette. 

—  Jamais  !  dit  Henriette  jetant  ses  beaux  bras  autour  du  cou 
de  son  amant. 

—  De  quel  droit  m'arrêter,  si  j'ai  un  passe-port  et  si  je  ne  suis 
pas  sujet  du  roi  de  Sardaigne? 

—  Nous  avons  contre  vous  ,  monsieur ,  un  mandat  d'extradi- 
tion. 

—  Monsieur  le  brigadier,  dit  Alfred  avec  une  dignité  cour- 
roucée ,  comment  se  fait-il  que  votre  police  ne  donne  pas  la 
chasse  à  son  gibier  ordinaire?  N'est-il  plus  de  contrebandier? 
n'est-il  plus  de  banqueroutiers  frauduleux?  ou  bien  serait-ce  que 
loules  les  filles  de  mauvaise  vie  se  sont  jetées  au  cloître?  Peut- 
élre  n'est-il  plus  un  voleur  ni  un  assassin  sur  le  continent  ?  Vous 
n'avez  plus  rien  à  faire  ,  n'est-ce  pas ,  messieurs  les  gendarmes? 
et  pour  égayer  vos  loisirs,  on  vous  invite  à  tendre  vos  filets 
pour  saisir  au  passage  deux  pauvres  amants  qui  fuyent  ensem- 
ble à  l'étranger,  n'ayant  pu  trouver  dans  leur  patrie  un  maire 
et  un  curé  qui  les  voulussent  marier.  Allez,  vous  dis-je,  c'est 
une  honte  ,  retirez-vous  ,  car  je  ne  vous  suivrai  pas. 

La  harangue  était  véhémente  :  elle  troubla  les  gendarmes  ; 
mais  elle  élcctrisales  convives,  déjà  émerveillés  de  la  beauté  de 
la  jeune  fille  enlevée,  et  très-animés  parles  parfums  bachiques 
du  vin  de  la  Corniche.  Il  y  eut  une  espèce  de  soulèvement,  un 
toile,  un  haro,  contre  les  gendarmes  et  le  brigadier,  qui  se 
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174  REVUE  DE  PARIS. 

virent  entourés ,  serrés  et  interpellés  d'une  façon  fort  menaçante. 
Pendant  ce  temps-là  ,  les  deux  oiseaux  amoureux  délogèrent  au 
plus  vite,  et,  grâce  à  nos  soins  et  à  l'intelligence  d'une  jolie 
servante  ,  ils  parvinrent  jusqu'à  l'embarcadère  du  port  qui  était 
sous  les  fenêtres  de  l'hôtellerie ,  et  gagnèrent  le  large  dans  une 
barque  à  voile  latine  et  avec  un  fort  bon  pilote  ,  deux  rameurs 
et  un  excellent  vent  de  terre  qui  les  emporta  comme  une  plume 
dans  l'espace.  Le  brigadier  ,  dégagé  des  querelleurs  ,  chercha 
en  vain  ses  prisonniers.  De  longues  fusées  de  rires  lui  répondaient 
de  toutes  parts.  Mais  le  drôle  avait  l'œil  fin  et  le  nez  exercé  ;  il 
flairait  une  autre  proie  ;  il  lui  fallait  au  moins  une  arrestation 
ce  soir-là ,  car  depuis  huit  jours  la  brigade  chômait  à  Oneille. 
Ce  fut  donc  à  l'Anglais  qu'il  s'adressa ,  et ,  après  avoir  examiné 
son  passe-port ,  il  lui  déclara  tout  net  qu'il  n'était  pas  de  Londres, 
mais  bien  de  Paris,  et  que,  s'il  allait  voyager  en  Italie,  ce 
n'était  pas  avec  ses  propres  guinées,  mais  bien  avec  les  fonds 
de  très-honnêtes  clients.  M.  l'Anglais  n'était  en  effet  qu'un  spé- 
culateur qui  avait  disparu  depuis  peu  de  France ,  emportant  un 
demi-million  à  l'étranger  pour  soigner  sa  santé  et  donner  quel- 
ques distractions  à  sa  chaste  et  mélancolique  moitié.  Le  faux 
Anglais  s'emporta,  jura,  blasphéma  ,  mais  en  si  bon  français 
et  en  si  bon  catholique ,  qu'il  n'y  eut  pas  moyen  de  lui  supposer 
une  goutte  de  sang  anglican.  Quant  à  sa  femme ,  elle  était  chan- 
gée en  statue  de  sel,  muette  et  pâle  comme  celle  de  Loth.  Le 
brigadier  fit  son  œuvre  en  toute  liberté;  pas  une  voix  ne  s'éleva, 
pas  un  signe  désapprobateur  ne  fut  donné.  Il  n'y  eut  qu'un  gros 
personnage  au  bout  de  la  table  qui  laissa  échapper  un  rire  sour- 
nois ,  une  sorte  de  sifflement  salanique.  Le  brigadier,  cet  ad- 
mirable limier  de  police,  dressa  la  tête;  voyant  ce  ventre  énorme, 
cette  étrange  figure  grotesquement  empaquetée  dans  une  paire 
de  favoris  noirs  et  épais  comme  un  bois  d'ébéniers  ,  il  alla  droit 
à  notre  voyageur  prodigieux,  et  lui  frappant  rudement  l'abdo- 
men :  —  Ceci  est  faux,  monsieur,  lui  dit-il,  et  je  vous  tiens 
eufin ,  vous  et  votre  contrebande  diabolique  qui  nous  fait  tant 
courir  depuis  six  mois  et  qui  prend  toutes  les  formes  comme  une 
sorcière.  Il  y  a  quinze  jours  qu'elle  passa  déguisée  en  capucin. 
Suivez-moi. 

A  un  signe  convenu  ,  deux  agents  de  la  dogana  regia  en- 
trèrent .  et  se  mirent  en  devoir  d'éventrer  le  gros  voyageur. 


REVUE  DE  PARIS.  175 

L'opération  fut  faite  en  deux  tours  de  mains  ;  le  précieux  ab- 
domen s'ouvrit  largement  sur  la  table,  et  il  en  roula  des  boyau* 
de  dentelles  et  des  viscères  de  cigares  d'un  parfum  exquis.  Le 
voyageur  maigrit  à  vue  d'œil.  Ses  favoris  noirs  tombèrent,  sa 
chevelure  ébouriffante  changea  de  couleur  ;  ses  épaules  ,  ses 
bras ,  sa  poitrine  ,  tout  chez  lui  diminua  des  deux  tiers,  et  de 
cet  éléphant  il  sortit  un  jeune  chevreuil  roux  et  maigre  ,  un 
jeune  et  joli  garçon  de  vingt-quatre  ans,  fluet,  blond-chamois  , 
pâle,  honteux  et  rougissant  comme  une  fille.  Tel  était  le  taureau 
si  méchant  dans  la  voiture  ,  celui  qui  voulait  lancer  d'un  seul 
coup  de  corne  le  conducteur  dans  la  mer  et  qui  mordait  si 
cruellement  l'Anglais  et  l'Anglaise  de  la  Bourse  de  Paris. 
Vraiment  la  peur  me  gagnait  :  toute  la  carrossée  de  la  voiture 
où  j'avais  loué  une  place  n'était  qu'une  nichée  de  suspects  dé- 
noncés à  la  police  et  saisis  du  même  coup  de  filet.  Il  ne  restait 
plus  qu'un  seul  voyageur  de  ce  voiturin  à  arrêter;  c'était  moi. 
Le  brigadier  regarda  mon  visage  ,  puis  il  examina  mon  passe- 
port. Nous  échangeâmes  un  regard  d'amitié ,  et  nous  nous 
tournâmes  le  dos.  Les  autres  convives  furent  jugés  blancs  et 
purs  comme  je  l'avais  été.  On  emmena  les  tristes  victimes,  et  le 
repas  funèbre  continua  ,  mais  avec  des  éclats  de  rire  et  des 
élans  de  belle  humeur  du  meilleur  aloi.  Au  fait,  nos  charmants 
amoureux  étaient  sauvés  ;  ils  allaient  passer  une  nuit  délicieuse, 
au  large ,  bercés  par  les  ondes  molles  et  rafraîchis  parles 
brises.  Quant  à  la  contrebande  maladroite  et  à  la  rapine 
ignoble,  perverse,  elles  allaient  coucher  en  prison. 

Le  lendemain,  avant  le  lever  du  soleil,  le  conducteur  et  moi, 
nous  montâmes  sur  notre  siège  ,  traînant  après  nous  le  coffre 
de  la  berline ,  si  étrangement  vidé  par  la  gendarmerie ,  et  nous 
gravîmes  légèrement  les  pentes  sud-est  que  l'on  trouve  en  quit- 
tant Oneille  pour  aller  à  Albenga.  Je  ne  pus  me  défendre  de 
faire  part  à  mon  unique  compagnon  de  quelques  réflexions  à 
peu  près  sensées  sur  la  singularité  de  l'aventure  de  la  veille,  et 
en  général  sur  l'étrangelé  de  la  vie  nomade  dans  la  magique 
Italie,  où  le  tableau  est  toujours  mouvant  et  coloré  comme  un 
conte  de  Boccace,  comme  les  chants  de  l'Arioste. 

En  quittant  Oneille,  on  s'éloigne  un  peu  de  la  mer  pour  aller 
passer  dans  un  village  nommé  Alassio,  qui  n'a  de  remarquable 
que  son  clocher  en  forme  d<-  minaret  <jt  la  blancheur  de  ses 


1"0  REVUE  DE  PARIS. 

maisons.  Ce  village,  tout  entouré  de  champs  plantés  de  chanvre, 
ressemble  assez  bien,  vu  de  loin,  à  une  grande  tombe  de  marbre 
placée  au  milieu  d'une  vallée  de  verdure.  Mais  on  revient  bien 
vite  vers  la  mer  et  on  découvre  Albenga  ,  qui  est  une  petite 
ville  très-fière  de  son  évèque,  et  qui  devrait  l'être  aussi  beau- 
coup de  son  palais  épiscopal,  posé  sur  les  eaux  comme  un  ma- 
gnifique navire  en  construction ,  qui  n'attend  que  ses  voiles 
pour  voguer.  Le  flot  limpide  vient  se  jeter  mollement  contre  les 
premières  assises  des  murailles  de  l'évèché  ,  et  remplit  l'écho 
de  bruits  mélancoliques,  tandis  que,  sur  les  terrasses  au-dessus 
de  l'onde  ,  quelques  graves  ecclésiastiques  se  promènent  à  pas 
lents ,  comme  des  ombres  sur  un  écueil.  Peut-être  aussi  que 
par  un  gros  temps  la  vue  de  cet  évêché  paisible,  la  croix  dorée 
de  sa  chapelle,  les  palmiers  de  ses  jardins,  apparaissent  au  bâ- 
timent en  détresse  comme  une  arche  de  salut ,  et  raniment  la 
foi  et  les  efforts  de  l'équipage.  Béni  soit  donc  l'évèqued'Albenga, 
qui  de  son  balcon  peut  imposer  les  mains  sur  la  tempête  et 
jeter  un  saint  adieu  ou  un  espoir  à  de  pauvres  naufragés! 
D'Albenga  on  va  tout  droit  à  Finale ,  à  travers  un  immense 
jardin  magnifiquement  étendu  sur  les  croupes  des  collines  ma- 
ritimes. Finale  est  bien  bâti  j  il  se  souvient  encore  d'avoir  été 
un  marquisat  noble  et  libre,  fondé  par  les  Génois.  Du  reste, 
ne  lui  demandez  pas  autre  chose.  Finale  a  un  port  ouvert  à  tous 
les  vents  et  encombré  de  rochers  anguleux  ;  il  ne  lui  manque 
que  des  syrènes.  Cependant ,  au  bord  de  cette  eau  profonde  et 
dangereuse  ,  s'élèvent  de  grands  pommiers  ,  dont  les  rameaux 
chargés  de  fruits  se  balancent  à  la  brise.  Ils  produisent  la 
pomme  carli,  si  exquise  et  si  revendiquée  par  d'autres  char- 
mantes villes  de  la  Rivière  de  Gênes,  la  véritable  pomme  du 
berger  Paris. 

Mais  ,  monsieur,  nous  voici  hors  des  États  de  Sardaigne  ap- 
paremment. Adieu  le  gouvernement  absolu,  le  règne  du  bon 
plaisir  et  les  gendarmes.  Nous  touchons  à  une  république ,  et 
un  certain  parfum  de  liberté  nous  monte  au  cerveau  ;  nous 
entrons  à  Noli ,  colonie  de  pêcheurs,  Étal  démocratique  s'il  en 
fut  jamais.  Vraiment  on  n'est  pas  fâché  de  la  rencontre,  quand 
cela  ne  serait  que  pour  apprendre  à  messieurs  les  rois  qu'il  est 
quelque  chose  en  dehors  de  leur  puissance  et  de  leur  majesté  , 
la  majesté  et  la  puissance  de  l'homme  vivant  en  familiarité 


REVUE  DE  PARIS.  177 

avec  la  mer,  l'homme  aventureux ,  sobre,  hardi ,  aimant  le  flot 
et  recueil ,  l'immensité,  sa  pauvre  barque  et  Dieu.  Noli  était 
autrefois  une  petite  république  donnant  la  main  à. la  grande  et 
noble  ville  libre  de  Gênes  ,  attachée  à  sa  fortune  ,  recevant  les 
débris  de  ses  victoires  comme  les  contre-coups  de  ses  revers. 
Noli  est,  dit-on,  soumise  aujourd'hui  et  incorporée  au  royaume 
de  Piémont;  moi,  je  ne  le  crois  pas.  Son  peuple  ne  possède  pas 
trente  arpents  de  territoire,  mais  il  vit  de  la  pêche  et  il  a  la  mer 
à  lui;  il  porte  le  bonnet  phrygien,  la  casaque  sur  l'épaule,  et 
se  promène  pieds  nus  sur  les  dalles  du  port  en  vous  regardant 
de  côté  et  sérieusement ,  comme  un  citoyen  du  Pirée  ou  un  pê- 
cheur de  la  vieille  Venise.  Noli  a  un  château  élevé  où  dorment 
quelques  canons  que  personne  ne  réveillera  ;  Noli  a  quelques 
palais  déserts  où  personne  ne  rentrera;  mais  Noli  a  un  peuple 
sobre  et  vigoureux  ,  des  femmes  brunies  au  soleil  ,  sveltes  et 
belles,  de  véritables  figures  étrusques,  portant  sur  la  tète  des 
corbeilles  de  poissons  ou  des  amphores  d'eau  douce  avec  un 
aplomb  et  une  légèreté  dignes  des  Phocéennes  leurs  aïeules.  Les 
enfants  de  dix  à  douze  ans  nagent  dans  la  baie  de  Noli  comme 
des  dauphins,  et  se  risquent  dans  un  mauvais  canot  par  un  gros 
temps ,  aimant  à  se  faire  balancer  par  des  vagues  énormes  et 
jetant  des  cris  joyeux  au  milieu  de  1  écume  et  du  fracas  des 
ondes.  Ou  je  me  trompe,  ou  Noli  est  une  ville  libre  qui  se  moque 
de  toute  la  politique  de  l'Europe,  des  congrès,  des  conquêtes  , 
des  délimitations  et  de  tout  ce  qui  agite  le  vieux  continent  ; 
son  peuple  ne  possède  rien  sur  le  rivage  que  ses  barques  et  ses 
filets  ;  il  peut  s'embarquer  demain  et  aller  vivre  au  large  avec 
Dieu  et  la  liberté.  Ceci  soit  dit  sans  arrière-pensée  de  lui  nuire 
auprès  de  la  cour  de  Turin. 

Que  dire  de  Savone  ,  monsieur,  si  ce  n'est  que  celte  ville  est 
trop  près  de  Gènes,  et  qu'on  se  hâte  de  traverser  Savone?  Il 
n'est  rien  de  plus  fâcheux  que  le  voisinage  d'une  belle  réputa- 
tion ,  si  ce  n'est  toutefois  le  voisinage  d'une  mauvaise  réputa- 
tion. La  forteresse  de  Savone  rappelle  un  pénible  souvenir  : 
Pie  VII,  enlevé  de  Rome,  fut  amené  dans  le  château-fort,  sous 
la  conduite  du  général  Radet,  et  y  vécut  prisonnier  pendant 
quelques  mois.  La  captivité  de  Pie  VII  est  encore  vivante  dans 
la  mémoire  des  Savonais,  bons  catholiques  et  fort  doux  de 
mœurs  et  de  caractère.  C'est  à  Savone  que  l'on  commence  h 

1 5. 


17 $  REVUE  DE  PARIS. 

voir,  en  venant  de  France  ,  ces  maisons  italiennes  si  élégantes 
par  leur  toiture  qui  est  une  terrasse  ,  un  véritable  jardin  sus- 
pendu. Ces  toits  plats  sont  pavés  d'une  pierre  noirâtre  et 
plombée  appelée  lavagna,  sorte  de  basalte  que  l'on  trouve 
dans  les  parties  volcanisées  de  la  chaîne  des  Apennins.  Il  n'est 
lien  de  plus  gai  à  l'œil  que  ces  jardins  aériens  où  les  dames  du 
pays  prennent  le  frais  le  soir.au  milieu  des  grenadiers  à  fleurs 
rouges  et  des  cilronniers  aux  longs  rameaux  pliant  sous  les 
fruits.  Mais,  en  y  réfléchissant  un  peu,  ces  promenades  domes- 
îiques  prouvent  une  servitude  et  sentent  la  jalousie  d'une  lieue. 
Que  sert  à  l'oiseau  que  vous  lui  ouvriez  la  porte  de  sa  cage,  si 
vous  lui  attachez  un  fil  au  pied?  Mieux  vaudrait  le  tenir  sous 
les  barreaux  ,  car  vous  ne  savez  pas  de  quelle  amertume  sont 
.suivis  les  avant-goûts  ,  ou  plutôt  les  faux  semblants  de  la 
liberté.  Cependant,  je  dois  le  déclarer,  au  moment  où  nous 
traversions  Savone,  la  tristesse  n'habitait  pas  sur  les  toits  ver- 
doyants d'une  maison  située  près  de  la  mer.  On  y  faisait  un 
i'yrand  bruit  d'assiettes  et  de  verres  j  parfois  les  fanfares  d'une 
musique  militaire  couvraient  d'harmonie  les  cliquetis  bachi- 
ques. C'était  un  corps  d'officiers  qui  fêtait  un  autre  corps  ;  les 
(•paillettes  du  régiment  de  la  Reine  donnaient  à  souper  aux 
épauleltes  du  régiment  de  Savoie  qui  venaient  tenir  garnison 
à  leur  place  dans  la  bonne  ville  de  Savone.  C'était  de  l'ancien 
régime  tout  pur,  et  même  avec  une  petite  teinte  de  régence 
qui  était  d'un  effet  fort  original,  vue  d'en  bas  à  quelques  cen- 
taines de  toises  de  dislance.  Les  bouteilles  vidées  volaient  toutes 
dans  la  mer  en  décrivant  d'immenses  paraboles  au  milieu  des- 
quelles elles  se  choquaient  quelquefois  aux  grands  éclats  de 
rire  des  convives.  Mais ,  les  tètes  s'échauffant,  il  y  eut  bientôt 
d'autres  projectiles  lancés  comme  offrande  à  la  Méditerranée; 
plusieurs  fauteuils  de  damas  et  beaucoup  de  porcelaines  allè- 
rent meubler  les  grottes  des  néréides.  On  eût  dit  une  défense 
de  siège- désespérée.  L'illusion  fut  complète  quand  tout  à  coup 
un  immense  bol  de  punch  enflammé  fut  saisi  par  un  guerrier, 
et  ruissela  en  gerbes  de  feu  sur  la  foule  des  faquins  qui  entou- 
raient la  maison.  La  panique  fut  grande,  mais  la  belle  humeur 
redoubla,  et  pas  une  pierre  ne  fut  lancée  sur  la  maison  j  ce  ne 
l'ut  que  lorsque  messieurs  de  Savoie  et  de  la  Reine  provoquèrent 
la  foule  à  coups  d'oranges,  que  les  faquins  se  décidèrent  à  leur 


REVUE  DE  PARIS.  179 

envoyer  aussi  une  grêle  de  boulets  d'or.  Telle  était  l'occupation 
et  les  plaisirs  de  la  ville  de  Savone  au  moment  où  nous  pas- 
sions dans  ses  murs  ;  il  y  avait  là  de  la  joie  pour  toute  la  nuit, 
et  de  la  causerie  pour  toute  la  semaine.  Il  parait  que  les  crises 
politiques  et  commerciales  ne  donnent  pas  la  fièvre  aux  Savo- 
nais. 

Nous  touchons  à  Voltri ,  c'est-à-dire  ,  monsieur,  au  point  de 
la  Corniche  d'où  la  vue  s'élance  dans  un  des  plus  magiques  pa- 
noramas du  monde  :  d'un  côté  les  montagnes  apennines  et  leurs 
gouffres  de  verdure,  de  l'autre  la  mer  et  ses  prestigieuses 
théories;  en  face  de  nous  Gênes  comme  un  grand  palais  de 
marbre  sortant  des  eaux. 

Au  lever  du  soleil,  un  orage  menaçant  montait  de  l'Apennin, 
et  bientôt  il  couvrit  d'une  coupole  plombée  toute  l'étendue  de 
la  Rivière  de  Gênes.  D'immenses  files  de  nuages  allaient  flot- 
tant bien  loin  au-dessus  de  la  mer  comme  de  lourdes  draperies. 
La  lumière  n'arrivait  dans  ce  grand  tableau  qu'horizontale- 
ment par  la  courbe  du  ciel  au  sud;  mais  cet  arc  lumineux 
s'amoindrissait  par  degrés,  et  l'orage  menaçait  de  fermer  l'orbe 
incommensurable  autour  de  nous.  Les  montagnes ,  tombées 
dans  la  brume,  n'étaient  plus  qu'un  vaste  rideau  noirâtre  sil- 
lonné par  des  lozanges  d'or.  Gênes,  étincelanl  de  blancheur, 
se  découpait  sur  ce  fond  sombre  avec  une  sorte  de  solennité 
féerique.  Ses  masses  de  marbre  allaient  au  loin  se  reflétant 
dans  l'eau  immobile  et  vaste.  Toute  création,  toute  nature  ter- 
restre avait  disparu  ;  il  ne  restait  plus  de  l'univers  qu'une  ma- 
gnifique ville  posant  ses  pieds  dans  une  mer  ténébreuse.  Vrai- 
ment, monsieur,  c'était  à  remercier  le  sort  de  nous  montrer  à 
notre  arrivée  la  superbe  dans  une  scène  aussi  imposante.  Ce 
tableau  grandiose  et  terrible  me  rappela  la  destruction  de 
Ninive  ,  cette  toile  de  l'Anglais  Martin ,  tout  empreinte  du 
génie  antique.  L'orage  éclata  sur  Gênes  en  formidable  artillerie. 
Un  des  deux  môles  qui  ferment  le  port ,  le  môle  Vecchio  } 
fut  foudroyé,  et  un  autre  coup  de  tonnerre,  le  même  peut-être, 
alla  briser  sa  flèche  vivante  sur  la  coupole  de  YAnnunciata. 
La  commotion  électrique  sembla  gagner  les  navires  dans  la 
rade;  ils  se  balancèrent  étrangement,  car  la  mer  se  gonflait 
comme  un  soufflet  de  forge.  Une  frégate  arrivait  du  large  en 
ce  moment,  les  voiles  déployées  et  toutes  blafardes;  elle  res- 


180  REVUE  DE  PARIS. 

semblait  à  l'oiseau  des  tempêtes  accourant  à  la  destruction  de 
Gênes.  Bientôt  elle  décrivit  un  demi-cercle  et  tira  un  coup  de 
canon  pour  saluer  la  ville;  puis  elle  jeta  ses  ancres  :  le  canon 
du  fort  lui  répondit,  et  ces  bruits  de  guerre,  ce  témoignage  de 
la  puissance  de  l'homme,  ne  furent  pas  sans  magnificence  au 
milieu  de  la  majesté  de  l'orage.  Cependant  les  nuées,  à  force 
de  rouler  dans  un  pêle-mêle  gigantesque,  finirent  pas  se  di- 
viser. Une  trouée  se  fit  dans  les  airs,  et  il  en  tomba  une  colonne 
lumineuse  sur  la  ville  inondée.  Alors  Gênes  étincela  ;  alors  l'ar- 
senal ,  la  Darsina ,  montra  ses  navires  rangés  en  bataille  et 
dressés  sur  leur  quille;  le  pont  qui  unit  les  deux  collines  Sar- 
zane  et  Carignan  projeta  sur  le  fond  du  tableau  son  arche 
hardie;  la  tour  gothique  de  Saint-Laurent  s'éleva  comme  une 
lance;  les  toitures  des  grands  palais  sortirent  de  la  brume  avec 
leur  frise  de  vases  et  de  statues  et  leurs  terrasses  babylon- 
niennes.  La  grande  déchirure  des  nuages  s'élargit  ;  le  rideau 
se  replia  derrière  l'Apennin  ,  et  la  lumière  inonda  de  flots  d'or 
la  ville  et  son  amphithéâtre  de  verdure  et  de  palais. 

Heureux,  monsieur,  heureux  le  voyageur  qui  pour  la  pre- 
mière fois  arrive  à  Gênes  dans  un  pareil  moment;  s'il  est 
peintre  ou  poëte,  il  gardera  le  souvenir  de  cette  magique  vision 
comme  un  des  plus  frais  et  des  plus  brillants  de  sa  vie.  A  son 
retour  sur  la  terre  de  France,  il  en  parlera  à  ses  amis  aux 
heures  oisives  du  soir,  quand  les  affaires  positives  de  la  journée 
sont  allées  dormir  dans  l'obscurité,  et  qu'il  est  permis  au  cœur 
et  à  l'imagination  d'élever  leurs  voix  mélodieuses. 


Jules  de  Saist-Félix. 


SONNETS  ET  CHANSONS. 


I. 
ÉCHANGE. 

LE    POÈTE. 

Jeune  fille  ,  ta  main  charmante 

Anime  les  muettes  fleurs  ; 

Je  devine  ton  âme  aimante 

Au  tendre  choix  de  leurs  couleurs. 

LA  JELSE   FILLE. 

Poète ,  de  ton  âme  aimante 
Tes  vers  trahissent  la  douceur  ; 
Je  devine  à  leur  voix  charmante 
Que  l'amour  chante  dans  ton  cœur. 

LE   POÈTE. 

Sur  mon  cœur  de  ta  main  charmante 
Laisse-moi  poser  cette  fleur. 

LA   JECSE   FII.LE. 

Laisse-moi  de  ton  âme  aimante 
Emporter  ce  chant  dans  mon  cœur. 


182  REVUE  DE  PARIS. 

II. 
SEPTEMBRE. 

(imité  de  wilhelm  mtller.) 

Que  le  son  vif  du  cor  résonne  dans  l'espace  ! 
Allons ,  couteaux  de  chasse  ,  habits  verts  et  filets  , 
Et  meutes .  et  coursiers  qu'irritent  les  apprêts  ! 
Allons ,  je  livre  tout  !  —  En  selle ,  et  bonne  chasse  ! 

Dans  la  plaine,  bondis,  plein  d'une  fraîche  audace. 
J'ai  des  taillis  touffus  ,  j'ai  de  vastes  forêts, 
Que  percent  en  tous  sens  raille  sentiers  secrets, 
Où  la  feuille  frémit  quand  cerf  ou  chevreuil  passe. 

Reviens  ,  un  rameau  vert  autour  de  ton  chapeau  ; 
Qu'une  noble  sueur  sur  ton  visage  brille; 
Que  le  char  crie  au  loin  sous  un  riche  fardeau  ! 

En  hâte  alors  au  toit  où  mon  vieux  vin  pétille  ! 
—  Mais  lu  tardes  ;  un  mot  te  reste  à  confier 
A  la  fille  aux  yeux  bleus  du  garde  forestier. 

III. 

CONSOLATIONS  DU  POETE. 

(imité  de  jcsti^  kerxer.) 

Si  d'un  deuil  éternel  nulle  amante  épuisée 
Ne  doit  sur  mon  tombeau  répandre  ses  longs  pleurs  , 
Inclinés  tristement,  les  calices  des  fleurs 
L'arroseront  du  moins  d'une  douce  rosée. 


REVUE  DE  PARIS.  18Ô 

Si  de  nul  pèlerin  la  paupière  abaissée 
Ne  doit  chercher  mon  nom  sous  les  saules  pleureurs  , 
De  la  lune  du  moins  sympathique  aux  rêveurs 
Flottera  sur  ma  pierre  une  lueur  brisée. 

Dans  ce  vallon  du  monde  où  croît  si  tôt  l'oubli, 
Si  mon  souvenir  même ,  aux  cœurs  enseveli , 
Doit  ressembler  au  corps  dans  la  tombe  muette  5 
Vous  du  moins  qu'a  chantés  chacun  de  mes  soupirs, 
Étoiles  ,  doux  printemps,  doux  oiseaux,  doux  zéphyrs, 
Vous  du  moins  vous  serez  fidèles  au  poète. 

IV. 
PRINTEMPS  TROUVÉ. 

En  tombant  sur  la  neige  au  penchant  du  chemin  , 
J'ai  senti  dans  la  neige  une  fleur  sous  ma  main; 

Une  première  fleur  du  printemps  près  d'éclore. 

—  Sans  elle ,  ô  doux  printemps ,  je  te  pleurais  encore  ! 

Froide  neige,  merci!  Merci ,  glaçons  fondants  : 
C'est  vous  qui  m'avez  fait  tomber  sur  le  printemps. 

A  loi ,  deux  fois  merci ,  ma  douce  violette , 
Une  fois  pour  l'amant ,  l'autre  pour  le  poète. 

L'amant  vole  t'offrir  à  celle  qui  t'attend  ; 
Le  poète  avec  toi  vient  d'embaumer  ce  chant. 

V. 
DON  DE  L'AURORE. 

Le  bouton  clos  d'hier  s'est  ouvert  aujourd'hui} 
Dans  sa  verte  prison  une  fleur  rose  a  lui , 
Et  c'est  le  bienfait  de  l'aurore  ! 


184  REVUE  DE  PARIS. 

Mais  aussi  cette  aurore  a  ,  d'un  si  doux  soleil , 
Invité  la  nature  à  sortir  du  sommeil  , 
Que  tout  œil  clos  devait  éclore. 

Cette  aurore  qui  fit  s'entr'ouvrir  le  boulon  , 
Et  le  brouillard  épais  d'où  sort  le  frais  vallon  , 

Sous  un  rayon  de  flamme, 
A  dans  mon  corps  glacé  fait  éclore  l'ardeur, 
Le  rêve  dans  ma  tète  ,  et  l'espoir  dans  mon  cœur  , 

Et  cette  chanson  dans  mon  âme. 


VI. 
ROYAUTÉ  DU  PRINTEMPS. 

Quand  j'ai  passé  sur  le  rivage, 
Les  poissons  se  jouaient  dans  l'eau  ; 
Quand  j'ai  traversé  le  bocage  , 
Aux  feuilles  chantait  un  oiseau. 

Tous  les  laboureurs  dans  la  plaine 
Se  sont  découverts  devant  moi. 
—  Puisque  la  nature  est  leur  reine  , 
Moi ,  son  amant ,  je  suis  leur  roi. 

Oui ,  car  bientôt  dans  la  prairie 
Des  jeunes  filles  s'inclinant 
Ont  d'une  couronne  fleurie 
Entouré  mon  front  rayonnant  ; 

Oui,  car  dans  la  ferme  prochaine 
L'hôtesse ,  d'un  air  solennel , 
M'a  porté  ,  s'exprimant  à  peine, 
Le  tribut  de  son  nouveau  miel. 

N.  Martin. 


THEATRE  DE  L'OPERA. 


La  Favorite,  paroles  de  MM.  Gustave  Waez  et  Alphonse 
Royer,  musique  de  M.  Donizetli.  —  IN'ous  aurions  fort  bien  pu 
vous  raconter  la  semaine  passée  ce  nouvel  opéra,  si  l'on  peut 
appeler  cela  un  opéra  nouveau.  Mais  à  quoi  bon  se  tant  hâter 
(!c  rendre  compte  de  pareilles  œuvres?  Quel  intérêt  y  porte  le 
public?  Et  d'ailleurs,  depuis  tantôt  dix-huit  mois  que  M.  Do- 
nizetli nous  a  fait  l'honneur  de  nous  apporter  les  œuvres  com- 
plètes, présentes  et  à  venir,  de  son  génie,  il  nous  semble  que 
nous  savons  M.  Donizetti  par  cœur. 

Dans  la  décadence  si  rapide  de  l'Opéra  ,  à  l'instant  même  où 
ce  théâtre,  qui  a  bien  son  côté  sérieux,  a  renoncé  à  toute  es- 
pace d'oeuvres  sérieuses,  la  rencontre  d'un  homme  comme 
M.  Donizetti  ressemble  tout  à  fait  à  ces  tristes  bonheurs  sous 
lesquels  les  institutions  les  mieux  établies  succombent  en  peu  de 
temps.  M.  Donizetli  est  en  effet  l'homme  le  mieux  inventé  pour 
détruire  de  fond  en  comble  l'heureuse  restauration  musicale  du 
grand  maître  Meyerbeer,  quand  celui-ci  vint  apporter  ses  deux 
chefs-d'œuvre,  Robert-le-Diable  et  les  Huguenots.  L'influence 
loule-puissante  de  Robert-le-Diable  semblail  devoir  être  pour 
Part  musical  une  ère  toute  nouvelle.  C'était  bien  mieux  qu'une 
révolution,  c'était  une  conquête.  L'art  s'agrandissait  de  toute  la 
patience  et  en  même  temps  de  tout  le  génie  de  cet  homme.  Il 
avait  trouvé  enfin  le  secret  des  ouvrages  qui  durent  dix  ans  de 
suite ,  et  qui ,  partis  de  Paris,  s'en  vont  soumettant  le  monde  à 
leurs  savantes  mélodies.  Il  avait  appris  à  nos  chanteursfrançais 
comment ,  même  en  chantant ,  on  peut  encore  jouer  le  drame. 
12  16 


186  REVUE  DE  PARIS. 

I!  avait  enseigné  à  Nourrit  la  route  qu'il  cherchait  depuis  long- 
temps déjà.  Il  avait  créé  Mlle  Falcon ,  animée  de  son  souffle  in- 
spirateur. Enfin,  il  avait  fait  reculer  l'école  envahissante,  non 
plus  de  Rossini,  qui  était  rentré  dans  son  silence,  mais  des 
froids  et  faibles  élèves  de  Rossini,  maladroits  imitateurs  qui 
n'avaient  du  maître  que  la  facilité  et  l'improvisation,  sans 
avoir  ni  sa  mélodie,  ni  sa  grâce.  De  cette  grande  tâche  accom- 
plie par  Meyerbeer  ,  si  l'Opéra  eût  été  administré  par  des  têtes 
intelligentes,  certainement  quelque  chose  devait  sortir.  La 
route  était  tracée  ,  il  fallait  la  suivre  :  il  fallait  rester  dans  le 
drame  indiqué  par  le  maître  ,  d'autant  plus  que  le  maître  était 
jeune  encore,  qu'il  méditait  déjà  des  partitions  nouvelles,  qu'il 
avait  à  son  service  ,  et  plus  que  jamais ,  la  passion ,  la  mélodie, 
l'enlhousiasme,  la  piété,  la  croyance  ,  la  terreur.  Du  contre- 
coup de  Robert-le-Diable  est  née  la  Juive  ;  mais  voilà  tout  ce 
que  Robert  a  produit.  Le  public,  un  instant  dompté,  s'est  ré- 
volté en  l'absence  de  Meyerbeer;  il  a  redemandé  des  com- 
plaintes ,  des  élégies  ,  des  nocturnes  ,  toutes  les  futilités  qui  se 
roucoulent  au  théâtre  de  la  Scala  ,  à  Milan  ,  et  de  la  Pergola , 
à  Florence.  On  a  obéi  au  public;  on  a  renvoyé  le  grand  artiste 
qui  s'appelait  Nourrit,  et  qui  est  mort  en  invoquant  en  vain  le 
nom  de  Meyerbeer.  En  même  temps  MIle  Falcon  se  réveillait  un 
jour,  triste  jour!  privée  de  cette  belle  et  grande  voix  sur  la- 
quelle reposaient  tant  d'espérances  et  de  gloire  à  venir.  Ceux-ià 
perdus,  le  drame  fut  désormais  impossible  ;  les  cris  du  chanteur 
remplacèrent  toute  chose,  et  Meyerbeer  épouvanté  ,  cherchant, 
mais  en  vain,  un  interprète  dans  cette  troupe  recrutée  au  ha- 
sard, Meyerbeer  se  dit  à  lui-même  :  J'attendrai.  Hélas  !  il  atten- 
dra peut-être  longtemps  encore. 

Comme  nous  le  disions  tout  à  l'heure,  cette  ruine  complète 
du  drame  chanté  a  été  surtout  menée  à  bonne  fin  par  l'intro- 
duction de  M.  Donizetti  au  théâtre  de  l'Opéra.  Certes,  ce  n'est 
pas  celui-là  qui  mettrait  quatre  années,  quatre  laborieuses 
années  d'inspiration  et  de  veilles  ,  à  composer  un  opéra.  Un 
opéra  pour  Meyerbeer,  c'est  l'œuvre  impossible;  c'est  l'invoca- 
tion de  toutes  les  heures,  c'est  le  tourment  de  sa  vie  présente; 
pour  M.  Donizetti,  un  opéra  à  écrire,  c'est  l'affaire  de  huit 
jours.  Le  travail  lui  est  inconnu  tout  comme  la  méditation  et 
la  pensée  ;  il  écrit  comme  un  autre  copie  ;  de  sa  plume  tombent 


RKYŒ  DE  PARIS.  1S7 

à  la  fois  les  duos,  les  grands  airs,  les  chansons,  les  zéphyrs 
et  les  tempêtes.  Il  compose  ses  opéras  tout  comme  cet  impro- 
visateur français  composait  ses  tragédies,  avec  celte  différence 
pourtant  que  l'improvisateur  des  tragédies  n'a  jamais  fait  jouer 
ses  œuvres  au  Théâtre-Français;  que  ses  tragédies  meurent  à 
peine  sont-elles  nées  ;  que  lui-même ,  il  n'en  sait  pas  un  mot 
après  la  séance,  pendant  que  M.  Donizetti,  au  contraire,  écrit 
son  improvisation  avec  le  plus  grand  soin.  A  peine  écrite,  la 
susdite  improvisation  est  gravement  portée  au  théâtre  le  plus 
proche,  au  Théâtre-Italien,  à  l'Opéra-Comique ,  à  l'Opéra 
enfin;  après  quoi  la  chose  s'apprend  comme  elle  a  été  faite  ,  en 
huit  jours.  Les  chanteurs  chantent ,  sur  le  thème  indiqué,  tout 
ce  qui  leur  vient  à  la  tête.  Le  hasard  est  le  grand  metteur  en 
scène  de  ces  sortes  d'ouvrages  .  et  quand  enfin  le  spectateur 
est  admis  à  cette  solennité  du  second  ou  du  troisième  ordre,  il 
n'a  pas  de  plus  grand  plaisir  que  de  reconnaître ,  dans  cette 
musique  courante,  les  notes,  les  traits,  les  passages  entiers 
qu'il  a  déjà  entendu  chanter  autre  part.  Car  c'est  là  un  des 
droits  de  l'improvisateur  de  prendre  son  bien  partout  où  il  le 
trouve.  Corneille.  Voltaire,  Racine,  sont  le  domaine  de  l'im- 
provisateur en  vers  ;  Rossini ,  Mozart ,  Weber.  sont  du  domaine 
de  l'improvisateur  musical.  M.  Donizelti  pousse  à  ce  point  ses 
droits  bien  reconnus ,  que  souvent  il  se  copie  lui-même  sans  le 
savoir,  et  surtout  sans  le  vouloir. 

Aussi,  dans  ces  sortes  de  compositions,  la  critique  perd  tous 
ses  droits.  La  critique  n'a  pas  assez  de  génie  pour  avoir  le 
droit  de  se  répéter  elle-même.  Quand  donc  elle  a  bien  flairé 
tout  à  l'aise  ces  renommées  nouvelles-venues  ,  quand  elle  les 
a  toisées  du  haut  en  bas  et  qu'elle  a  fait  leur  signalement,  ce 
signalement  est  fait  une  fois  pour  toutes;  il  n'y  a  plus  rien  à 
retrancher  ,  rien  à  en  ôter.  C'est  l'histoire  des  passe-ports  que 
vous  prenez  à  la  préfecture  de  police.  Ce  sera  le  même  passe-port 
tous  les  ans;  seulement  le  commis  de  la  police  y  ajoute  un  an 
de  plus. 

Telle  est,  encore  une  fois,  l'histoire  du  dernier  opéra  de 
M.  Donizetti.  Cet  opéra  avait  été  fait  tout  exprès  pour  le  théâ- 
tre de  la  Renaissance,  qui  est  mort  pendant  que  l'on  jouait  la 
Lucia  traduite  en  français.  Pans  les  dépouilles  du  défunt  théâ- 
tre, l'Opéra .   le  grand  Opéra ,  comme  on  dit  encore  en  pro- 


188  REVUE  DE  PARIS. 

vince,  est  venu  chercher  cette  partition;  il  l'a  emportée  en 
triomphe ,  et  maintenant  il  s'en  pare  avec  orgueil.  Qui  eût  dit 
cela  à  l'Opéra  ,  il  y  a  dix  ans  ,  qu'il  s'enrichirait  des  dépouilles 
du  théâtre  de  la  Renaissance,  aurait  bien  surpris  l'Opéra  et  nous 
aussi. 

Ce  drame  de  la  Favorite  est  des  moins  compliqués  ,  et  nous 
le  raconterons,  s'il  vous  plaît,  en  peu  de  mots.  Il  apparlient 
encore  à  ces  histoires  de  moines,  de  moinillons  ,  d'abbés  et 
d'abbesses ,  dont  nous  finirons  bien  par  sortir  quelque  jour. 
N'est-ce  pas  en  effet  une  chose  singulière  que  cet  abus  fréquent 
de  tout  ce  qui  est  l'église  et  la  sacristie  sur  le  théâtre  de 
l'Opéra  ?  Ainsi ,  Robert-le-Diable ,  les  Huguenots ,  la  Juive , 
Guido,  la  Esméralda,  sont  des  choses  plus  ou  moins  mitrées. 
Vous  avez  eu  la  Tentation  avec  tous  les  diables  de  l'enfer 
catholique;  le  Diable  amoureux  qui  finit  par  la  conversion 
d'un  démon,  est  aussi  dans  le  genre  des  ballets  mitres.  Celle 
fois  vous  avez,  pour  changer,  la  Favorite ,  dont  la  péripétie 
est  empruntée  à  un  vénérable  roman  intitulé  :  le  Comte  de 
Comminges.  Il  serait  bien  temps,  encore  une  fois,  de  laisser 
en  repos  toute  cette  sacristie,  dont  on  a  abusé  plus  que  l'on  n'a 
jamais  abusé  du  monde  païen. 

Cette  fois  donc,  un  jeune  moine  nommé  Fernand ,  qui  n'a 
pas  encore  prononcé  ses  vœux,  rencontre,  dans  un  pré,  de 
jeunes  demoiselles ,  fort  agaçantes ,  qui  ne  demandent  pas 
mieux  que  de  lui  faire  les  yeux  les  plus  doux  qui  se  fassent  à 
la  cour.  L'une  d'entre  elles  surtout  regarde  notre  novice  d'une 
façon  si  tendre  qu'il  songe  déjà  à  jeter  le  froc  aux  orties, 
lorsqu'il  reçoit  d'une  main  inconnue  un  brevet  de  capitaine. 
Aussitôt  voilà  notre  moine  qui  passe  du  Dies  irœ  au  Gloria  in 
excelsis.  Il  chantait  un  peu  du  nez  tout  à  l'heure;  le  voilà 
maintenant  qui  crie  à  tue-tête.  La  cresselle  est  remplacée  par 
le  clairon  des  batailles.  Notre  capitaine  va  se  batlre,  et  natu- 
rellement il  est  vainqueur;  il  délivre  la  ville  assiégée,  il  chasse 
l'ennemi  du  territoire,  il  rentre  en  triomphe  à  la  cour  du  roi 
Alphonse;  on  le  fait  comte  et  maréchal  de  France  espagnol. 
Mais,  le  malheureux  !  toutes  ces  gloires  ne  le  touchent  guère  ; 
même  au  plus  fort  de  la  bataille ,  il  ne  songeait  qu'à  sa  belle 
inconnue  ;  il  veut  la  revoir,  il  l'appelle  tout  haut  et  tout  bas. 
Où  est-elle?  qui  est-elle?  que  fait-elle?  Voilà  la  question ,  et 


REVUE  DE  PARIS.  189 

il  nous  semble  qu'en  effet  noire  guerrier  est  bien  curieux. 

Où  elle  est?  Elle  est  à  la  cour.  Qui  elle  est?  Elle  est  la  maî- 
tresse du  roi  Alphonse.  Ce  qu'elle  fait?  Elle  fait,  mais  moins 
en  grand  ,  le  mélier  de  Mlle  de  La  Vallière  dans  le  palais  de 
Versailles.  D'ailleurs  elle  s'appelle  Léonor.  Ce  n'est  pas  que  la 
jeune  personne  aime  autant  le  roi  Alphonse  que  Mlle  de  La  Val- 
lière aimait  Louis  XIV;  tant  s'en  faut  au  contraire.  Depuis 
qu'elle  a  vu  le  jeune  moine  devenu  un  si  grand  capitaine  ,  la 
belle  Léonor  ne  rêve  plus  que  de  frocs  et  d'uniformes  ,  de  san- 
dales et  de  bottes  rouges  ,  de  chapelets  et  de  cordons  bleus. 
Toutes  ces  choses  si  contraires  se  mêlent  et  se  confondent  dan^ 
sa  pauvre  tête;  si  bien  qu'un  jour  Sa  Majesté  Alphonse  finit  par 
s'apercevoir,  aux  distractions  de  sa  maîtresse ,  qu'un  autre, 
un  inconnu ,  a  pris  sa  place  dans  ce  cœur  jusqu'alors  presque 
innocent.  Mais  quel  est  cet  autre?  où  est-il?  où  se  cache-t-il? 
Le  roi  Alphonse  est  aussi  intrigué  que  sou  capitaine  Fernand. 
Lors  donc  que  Fernand  arrive  à  la  cour,  et  pendant  qu'il 
cherche  et  qu'il  retrouve  sa  Léonor,  le  roi  reconnaît  son  rival, 
C'est  lui,  le  voilà  ,  il  n'y  a  pas  à  s'y  tromper;  il  aime  ,  il  est 
aimé;  comment  faire  pour  se  venger?  En  effet,  ce  bon  prince,  en 
qualité  de  roi  de  toutes  les  Espagnes,  est  jaloux  comme  trois 
Espagnols. 

Rassurez-vous,  chrétiens  mes  frères,  la  vengeance  sera  ter- 
rible. Ah  !  tu  aimes  ma  maîtresse  Léonor,  se  dit  le  roi.  Eh  bien  ! 
puisque  tu  l'aimes,  je  vais  te  la  faire  épouser.  En  effet,  ce  brave 
Fernand  demande  au  roi  la  main  de  sa  Léonor  (ce  bon  Fernand 
ne  croit  pas  si  bien  dire).  Après  quelques  hésitations,  le  roi  dit 
à  Fernand  :  Je  le  la  donne  ;  qu'elle  soit  ta  femme;  tu  seras  son 
mari;  et  vous.  Léonor,  aimez-le  bien;  soyez  fidèle  à  cet 
amour,  soyez  fidèle  à  cet  amour,  soyez  fidèle  à  cet  amour, 
soyez  fidèle  à  cet  amour,  soyez  fidèle  à  cet  amour.  —  D'abord 
Léonor  n'y  peut  rien  comprendre;  mais,  comme  elle  est  très- 
heureuse  de  l'accident,  elle  remet  à  un  autre  instant  l'explica- 
tion qu'elle  doit  à  Fernand  en  bonne  conscience.  En  effet , 
Léonor  s'adresse  à  elle-même  ce  petit  raisonnement  :  Un  bon 
averti  en  vaut  deux.  Je  ferai  avertir  le  capitaine  Fernand  par 
ma  suivante,  et  s'il  consent  toujours  à  m'épouser,  tant  pis  pour 
lui  ;  la  chose  le  regarde.  —  La  servante,  fidèle  à  sa  bonne  maî- 
tresse, ne  demande  pas  mieux  que  de  s'acquitter  de  la  commis- 

16. 


190  REVUE  DE  PARIS. 

sion;  mais  le  roi ,  qui  n'est  pas  une  bête,  prévoit  le  coup  ,  et 
il  fait  arrêter  la  servante  avant  qu'elle  ait  le  temps  de  prévenir 
maître  Fernand.  Alors ,  notre  mari  est  dans  toute  la  joie  de  son 
cœur,  il  va  donc  enfin  épouser  celle  qu'il  aime  ,  tout  est  prêt 
pour  la  cérémonie.  Léonor  ,  heureuse  et  fière  de  voir  que  Fer- 
nand,  quoique  averti,  consent  toujours  à  cet  heureux  mariage, 
marche  droit  à  l'autel .  un  énorme  bouquet  au  côté ,  de  la  fleur 
d'oranger  du  pays  des  orangers ,  bouquet  menteur  s'il  en  fut. 
Voilà  donc  qu'on  les  marie  dans  la  chapelle  du  château  ;  et  ce- 
pendant, restés  seuls  sur  le  devant  du  théâtre,  les  courtisans 
s'indignent  de  la  lâcheté  et  de  la  bassesse  de  Fernand.  Quand 
ils  se  sont  bien  indignés  ,  revient  Fernand  ,  l'orgueil  au  front  et 
!a  joie  dans  le  cœur.  Il  offre  à  ces  messieurs  une  poignée  de 
main,  mais  ces  messieurs  retirent  leurs  mains  avec  horreur. — 
Ou'ai-je  donc  fait,  leur  dit  Fernand  ,  pour  être  ainsi  traité?  — 
A  quoi  ces  messieurs  répondent  :  Vous  avez  épousé  la  maîtresse 
du  roi. —  A  cette  affreuse  nouvelle.  Fernand,  qui  n'y  comprend 
rien  ,  se  retourne  et  dit  à  son  épouse  :  Qu'est-ce  que  cela  signi- 
fie ?  —  Hélas  î  ce  n'est  que  trop  vrai ,  lui  répond-elle ,  mais  je 
vous  avais  averti.  —  Pson  pas  ,  dit  Fernand,  ce  n'est  pas  ainsi 
que  je  l'entends.  Point  de  femme,  point  de  dignités,  point  d'é- 
pée.  —  En  même  temps ,  il  brise  son  épée,  et  même  le  vers  est 
assez  beau  : 


Je  la  brise  —  à  vos  pieds  ,  car  vous  êtes  le  roi. 

Et  du  même  pas,  notre  capitaine  s'en  va  pour  se  faire  char- 
treux. 

Au  quatrième  acte  donc  ,  nous  sommes  dans  une  thébaïde  j 
messieurs  les  chartreux  creusent  leur  fosse  en  se  disant  ces 
paroles  consolantes  :  Frères,  il  faut  mourir.  Le  prêtre  Bal- 
thazar  a  conduit  Fernand  dans  cette  solitude,  où  il  l'encourage 
à  persister.  Fernand  est  en  proie  au  chagrin  et  au  remords;  il 
aime  le  bon  Dieu  de  toute  son  âme  ,  mais  il  aime  Léonor  de  tout 
son  cœur.  Alors  revient  Léonor  sous  les  habits  d'un  petit  char- 
treux j  elle  a  voulu  revoir  Fernand  avant  de  mourir  ;  elle  a 
voulu  lui  expliquer  cette  cruelle  méprise;  elle  a  voulu  mourir 
estimée  de  Fernand ,  et  pleurer.  A  son  aspect ,  Fernand  sent 


REVUE  DE  PARIS.  191 

revenir  toute  celte  grande  passion;  il  oublie  les  amours  passés 
de  cette  dame,  pour  ne  voir  que  son  désespoir  présent.  Pour  la' 
seconde  fois  ,  il  veut  jeter  le  froc  aux  orties.  —  Oui ,  je  t'aime, 
lui  dit-il;  oui,  je  t'aime.  Allons-nous-en  quelque  part  pour  vi- 
vre ensemble ,  mon  Andalouse  aux  pieds  légers.  —  Oui,  certes, 
allons-nous-en  ,  lui  répond-elle.  —  Mais ,  hélas  !  la  joie  a  brisé 
ce  cœur  si  fort  contre  la  douleur;  la  force  manque  à  Léonor, 
la  voix  aussi;  elle  meurt  au  chant  du  De  Profundis ,  et 
Fernand  nous 'fait  entendre,  par  ses  gestes,  qu'il  la  suivra 
bientôt. 

Tel  est  ce  poëme,  et  sur  ce  poème  M.  Donizelti,  avec  sa 
grâce,  sa  facilité  et  sa  mélodie  accoutumées,  a  écrit  toute  sorte 
de  jolis  petits  airs  qui  seront  avant  peu  sur  tous  les  pianos  et 
dans  toutes  les  mémoires.  Cela  se  chante  et  se  danse  tout  seul. 
Le  public  bondit  de  joie  rien  qu'à  entendre  la  première  note  de 
ces  sautillantes  mélodies;  il  se  les  fait  répéter  jusqu'à  trois  re- 
prises. Creusez  donc  vos  tombeaux,  charlreux  que  vous  êtes, 
pour  en  faire  sortir  tant  de  contredanses  !  Vous  avez  beau  dire  : 
Frères,  il  faut  mourir ,  Musart  est  !à  ,  qui  répète  :  Frères  , 
il  faut  danser. 

Duprez  n'a  jamais  hurlé  d'une  façon  plus  lamentable.  Baroil- 
het,  le  jeune  débutant,  possède  une  voix  charmante.  Rien  n'é- 
gale l'imperturbable  sang-froid  et  l'incroyable  assurance  de 
Mme  Sloltz.  Certes  ,  on  l'élonnerait  fort  si  on  lui  disait  qu'elle 
ne  chante  pas  dix  fois  mieux  que  Mlle  Sontag  et  qu'elle  ne  joue 
pas  la  tragédie  dix  fois  mieux  que  Talma. 


HISTOIRE  LITTÉRAIRE. 


DESPORTES  ET  MALHERBE. 


Souvent ,  après  avoir  parcouru  les  mémoires  du  règne  de 
Henri  III  et  de  Henri  IV  .  deux  figures  me  sont  apparues  ,  di- 
verses d'époques  ,  singulières  Tune  et  l'autre  ,  plus  singulières 
par  leur  contraste.  In  gentilhomme  fort  sec  était  assis  sur  une 
vieille  malle  ,  dans  son  motieste  réduit .  le  teint  jaunes  ,  l'œil 
creux,  la  figure  sévère  et  caustique,  environné  de  jeunes  poètes 
et  de  visiteurs  auxquels  il  expliquait  les  difficultés  de  la  gram- 
maire ,  les  épines  de  la  versification  et  les  fautes  de  ses  prédé- 
cesseurs. C'était  Malherbe.  L'autre,  étendu  sur  un  coussin  do 
velours  aux  pieds  du  roi  Henri  III.  son  maître,  découpait  pour 
le  plaisir  de  ce  dernier  de  petites  images  coloriées  ,  tantôt 
dévotes ,  tantôt  licencieuses  ,  que  le  roi  mettait  dans  ses 
livres  en  guise  de  sinets.  C'était  Philippe  Desportes  ,  le  poète 
chartrain  des  derniers  jours  du  xvie  siècle  ;  celui  dont  les 
œuvres  ne  sont  qu'un  long  tissu  de  chansons  amoureuses , 
au  bout  desquelles  se  trouva,  un  beau  jour,  une  excellente 
abbaye. 

Desporles  venait  de  faire  les  délices  de  la  cour  galante  de 
Henri  III.  Toutes  les  belles  et  tous  les  mignons  avaient  répété 


REVUE  DE  PARIS.  193 

à  l'envi  les  doux  soupirs  de  sa  muse ,  nourrie  de  l'ambroisie 
italienne,  lorsque  Malherbe  parut  et  le  détrôna. 

Celte  révolution  me  semble  une  des  plus  curieuses  entre 
toutes  celles  dont  l'histoire  littéraire  a  gardé  le  souvenir.  Je 
me  représente  ces  deux  hommes  aux  prises;  le  courtisan  par- 
fumé de  Henri  III  contre  le  gentilhomme  qu'mteux  du  temps  de 
Henri  IV  ;  Malherbe,  armé  de  sa  fureur  grammaticale  et  de  son 
inexorable  balance  à  peser  les  mots,  renversant  Desportes,  es- 
prit sans  vigueur  et  sans  nouveauté,  mais  non  sans  douceur  , 
ayant  de  la  grâce,  une  certaine  recherche  de  bon  goût ,  une 
nonchalance  coquette;  l'un,  à  genoux  devant  une  bonne 
rime  ;  l'autre  amoureux  de  mignardises  et  des  délicatesses 
italiennes,  qu'il  mêlait  aux  galanteries  de  la  cour  de  France. 

Il  y  a  peu  d'usurpations  sans  violences  ,  peu  de  révolutions 
sans  injustices,  et  je  me  doutais  bien  que  Malherbe  avait  dû  se 
montrer  plus  que  sévère  à  l'égard  de  son  prédécesseur.  Comme 
rien  ne  nous  offusque  et  nous  blesse  plus  que  les  renommées 
antérieures,  si  ce  n'est  les  gloires  rivales,  j'imaginais  bien  que 
Malherbe  n'avait  pas  ménagé,  en  1610,  le  poète  de  1580.  C'est 
la  règle  ordinaire.  Il  fallait  cependant  me  contenter  de  mon 
hypothèse  ,  et  ne  pas  la  hasarder  trop  hautement,  de  peur  que 
les  critiques  ne  vinssent  m'accuser  de  chimère;  il  fallait  atten- 
dre quelque  preuve  évidente  et  quelque  témoignage  irrécusable 
de  cette  hostilité  révolutionnaire  de  Malherbe  contre  son  pré- 
décesseur immédiat.  Parmi  les  vieux  trésors  de  la  bibliothèque 
royale,  s'offrit  heureusement  à  moi  un  exemplaire  des  poésies 
de  Desportes  .  tout  couvert  de  notes  manuscrites  et  des  obser- 
vations de  Malherbe.  Sur  les  feuilles  de  garde  de  l'exemplaire 
coté  S ,  3-35  bis  ,  se  trouve  la  signature  trois  fois  répétée  de 
Fr.  de  Malherbe  (1606),  et  la  note  suivante  par  le  président 
Bouhier  : 

—  «  Ce  volume  est  considérable  par  les  notes  critiques  et 
marginales  escrites  de  la  main  de  nostre  célèbre  poète  François 
de  Malherbe.  »  Il  a  appartenu  à  M.  de  Balsac,qui  en  parle  ainsi 
à  M.  Conrart ,  en  ses  lettres  ,  livre  23,  lettre  29  :  —  Je  vous 
dirai  pour  nouvelle  de  mon  cabinet ,  que  j'ai  ici  un  exemplaire 
des  œuvres  de  Desporles,  marqué  de  la  main  de  feu  Malherbe, 
et  corrigé  d'une  terrible  manière.  Toutes  les  marges  sont  bor- 
dées de  ses  observations  critiques ,  et  j'ai  résolu  ,  avec  voire 


194  REVUE  DE  PAK1S.  • 

licence,  d'en  choisir  les  plus  belles,  pour  en  faire  un  chapitre 
de  nos  observations  critiques.  » 

Pouvais-je  désirer  une  justification  plus  complète  de  mes 
soupçons?  Le  volume,  parcouru,  dépassait  mes  espérances.  Les 
observations  de  Malherbe  composent  environ  deux  cents  pages 
in-8°  ,  qui  courent  en  longs  ruisseaux  d'une  écriture  assez  li- 
sible autour  du  volume  infortuné  qui  lui  sert  de  texte.  Si  Des- 
portes eût  été  Marsyas,  Apollon  ne  l'eût  pas  soumis  à  une  dis- 
section plus  cruelle  ;  jamais  le  couteau  de  l'opérateur  critique 
n'enleva  les  chairs  palpitantes  avec  une  dextérité  plus  scienti- 
fique et  plus  habile.  C'est  tout  un  système  que  Malherbe  tue  ; 
c'est  tout  un  système  qu'il  établit.  Nul  souci  de  la  poésie  idëalCj 
telle  que  Bacon  l'a  définie.  Guerre  à  mort  livrée  aux  solécismes, 
implacable  ostracisme  des  liaisons  de  mots  équivoques,  mas- 
sacre des  épithèles  trop  hardies  ;  mais  surtout  rigueur  inexo- 
rable envers  les  chevilles  ,  les  remplissages ,  les  expressions 
déchues  et  décrépites,  les  maladresses  de  césure  et  les  fautes 
contre  la  mélodie.  Malherbe  voit  dans  Philippe  Desportes  la 
queue  subtile  et  traînante  de  Ronsard  et  de  la  Pléiade  ;  il  achève 
d'écraser  cette  école  des  vieux  maîtres  de  1550 ,  il  condamne 
les  inventions  impertinentes,  les  locutions  pédanlesques ,  les 
impôts  trop  grossièrement  prélevés  sur  la  Grèce  et  sur  Rome  ; 
i!  tue  la  muse  de  Ronsard  à  travers  celle  de  Philippe  Despor- 
tes. Mais  il  égorge  surtout  curieusement  la  petite  muse  de  ce 
dernier ,  il  immole  les  jeux  de  mots  ,  concetti ,  traductions  du 
T.embo,  et  toute  la  menue  poésie  italienne  que  Desportes  ,  Ber- 
taut  et  Duperron  avaient  mise  à  la  mode.  Ce  double  massacre 
une  fois  achevé  ,  Malherbe  n'avait  plus  qu'à  monter  sur  le 
trône  ;  ce  qu'il  fit  assez  commodément ,  malgré  l'opposition 
du  spirituel  et  vigoureux  poêle,  Mathurin  Régnier,  son  compé- 
titeur. 

Dans  tout  ce  nouveau  système  malherbien ,  la  portion  la 
plus  essentiellement  inhérente  à  la  poésie  proprement  dite,  c'est 
l'admirable  et  sévère  instinct  de  l'harmonie  qui  ne  le  quitte 
jamais.  Desportes  passe  à  juste  titre  pour  l'un  des  plus  harmo- 
nieux entre  nos  vieux  poètes  5  assez  habile  et  assez  heureux 
quant  à  l'agencement  général  de  ses  strophes  et  de  ses  périodes, 
il  commet  cependant  des  fautes  très-réelles  dont  Malherbe 
n'oublie  pas  une.  Dans  l'espace  de  vingt  pages,  il  annote,  de  la 


REVUE  DE  PARIS.  195 

façon  suivante,  fort  comique  dans  sa  matérielle  platitude ,  les 
cacophonies  que  voici  : 


J'eusse  éteint  toute  flamme.  —  Tein ,  tou  ,  te. 

Mon  cœur  qui  comme  moi.  —  Cœur ,  qui,  corn. 

.  Dévot  à  ton  service.  —  Ta  ,  ton  , 

Et  mesmes  en  mes  douleurs.  —  Mes ,  men  ,  mes. 

Comme  amour  m'affolait.  —  Ma  .  mour ,  ma. 

Le  trac  accoustumé.  —  Tra ,  ca  ,  cou. 

Qui  notre  âme  a  ravie.  —  Tra  ,  ma,  ra. 

Et  qu'elle  est  attentive.  —  Ta  ,  ten  ,  ii. 

Soit  éteint  ou  gelé.  —  Té,  tein,  tou. 
Je  voyais  bien  mon  mal ,  mais 
mon  œil  désireux. 


Mon  ,  mal ,  mais ,  mon. 


Et  de  sang  toute  teinte.  —     Tou  ,  te  ,  tain. 

Notre  gentilhomme  peu  clément  arrête  ensuite  son  attention 
sur  le  sens  des  vers,  et  toutes  les  fois  qu'une  expression  super- 
flue frappe  ses  regards  ,  les  mots  cheville ,  bourre  ,  pasté  de 
bourres  y  bourre  singulière  7  superflu,  bourre  excellente, 
c'est  qu'il  % eut  cheviller,  attestent  son  courroux.  Ce  genre 
d'observations  vulgaires  se  multiplie  à  l'infini  dans  le  volume, 
et  fait  pénétrer  Malherbe  dans  son  domaine  véritable  et  chéri , 
qu'il  ne  va  plus  quitter,  celui  de  la  grammaire.  Après  avoir 
donné  la  chasse  aux  bourres  et  aux  chevilles,  il  procède  à  une 
battue  générale  des  mauvaises  expressions  ,  des  mauvaises  in- 
versions ,  des  latineries ,  des  césures  qui  ne  valent  rien.  Il 
achève  sa  redoutable  enquête  par  une  proscription  de  tous  les 
ornements  italiens  dont  le  poëte  a  cru  s'enrichir,  et  il  laisse  à 
peine  quelques  stances  et  quelques  rayons  à  cette  gloire  si 
douce  et  si  vénérée  encore  pendant  la  régence  de  Marie  de  Mé- 
dicis.  Dans  ce  royaume  de  la  grammaire  Malherbe  s'établit  à 
son  aise  ;  il  y  place  le  centre  de  son  pouvoir;  toute  strophe  lui 
est  bonne,  pourvu  qu'elle  soit  rhylhmée,  scandée,  de  bon  sens, 
et  agréable  à  l'oreille.  Sa  naïveté  à  cet  égard  est  complète;  il 
paraît  intimement  persuadé  que  l'almanach  ,  tourné  en  hexa- 
mètres ,  serait  de  fort  convenable  poésie  ,  pourvu  que  les  vers 
fussent  parfaitement  confectionnés. 

Je  m'étais  bien  douté  auparavant ,  et  j'avais  plusieurs  fois 


1%  REVUE  DL  PARIS. 

exprimé  la  pensée  que  Malherbe .  législateur  des  syllabes  poé- 
tiques, n'avait  eu  de  commun  avec  les  poètes  proprement  dits 
que  l'amour  sévère  du  rhylhme ,  l'exacte  connaissance  de  la 
mélodie,  une  extrême  délicatesse  d'oreille  et  un  heureux  in- 
stinct de  la  forme.  Ce  fait  littéraire  se  trouve  prouvé  jusqu'à 
l'évidence  par  le  volume  en  question.  Le  souffle  de  délicate  et 
douce  poésie  qui  avait  animé  Philippe  Desportes  ne  parvient 
pas  jusqu'à  Malherbe  ,  ou  pénètre ,  sans  le  séduire  ,  dans  le  ia- 
horieux  sanctuaire  du  gentilhomme  grammatical.  Ce  qu'il  aper- 
çoit seulement,  ce  sont  les  innombrables  défauts  de  forme  que 
Ton  peut  reprocher  au  valet  de  chambre  de  Henri  III,  les  inex- 
périences ou  les  fausses  recherches  d'une  élaboration  mala- 
droite, l'emploi  hasardeux  et  maniéré  des  termes,  la  construc- 
tion inhabile  ou  torturée  des  périodes,  l'insuffisance  des  rimes, 
les  césures  équivoques ,  le  heurt  des  syllabes  mal  agencées  , 
toutes  les  imperfections  du  mécanisme.  Il  faut  voir  Malherbe, 
plein  de  mépris  pour  son  adversaire,  triompher  dans  cet  inex- 
pugnable et  quelquefois  stupide  bon  sens.  Il  ne  se  fait  pas  faute 
d'épigrammes.  »  —  «  L'amour  est  roy  de  ma  poitrine,  »  dit  le 
poète.  —  «  Beau  royaume  !  »  interrompt  le  critique.  —  «  Et 
mille  dards  en  cent  lieux  répandus!  »  —  «Ce  sont  dix  dards 
par  lieu  !  »  reprend  Malherbe.  —  «  Cent  mille  tourbillons  et 
cent  pensers  divers  !»  —  «  C'est  un  cent  de  pensées  pour  un 
mille  de  tourbillons  !  »  Vous  diriez  les  annotations  d'un  teneur 
de  livres.  Desporles  nous  annonce-t-il  qu'il  va  se  tuer  d'un 
grand  coup  d'épèe  parce  que  sa  dame  lui  est  infidèle,  son 
critique  met  en  marge  :  «  Tout  beau!  »  Quelquefois  Malherbe 
place  auprès  du  sonnet  de  son  prédécesseur  le  mol  bourre  , 
quelquefois  le  mol  vent,  d'autres  fois  le  mot  droslerie  ou 
moellon,  souvent  encore,  imagination  bourrue,  ouexcellente 
sottise,  ou  ridicule  imagination,  et  en  général  il  n'a  pas  tort. 
Mais  il  a  trop  raison,  ce  bon  sens  digne  de  Barème  fait  peine 
et  peur  chez  un  écrivain  lyrique. 

Desportes,  poète  secondaire,  est  cependant  poète;  lorsque 
la  muse  s'inspire  ,  lorsqu'une  de  ses  moelleuses  strophes  vient 
caresser  l'oreille  et  la  pensée,  que  dit  Malherbe?  rien.  Il  ne  se 
doute  même  pas  que  ces  petites  fleurs  délicates,  placées  dans 
un  vase  d'or  et  s'épanouissant  dans  un  palais,  exhalent  un 
parfum  si  léger;  il  les  écrase  de  sa  main  brutale,  ou  il  passe 


REVUE  DE  PARIS.  197 

à  côlé  en  grondant.  La  perception  de  cette  volupté  ne  lui  est 
pas  donnée  ,  le  sens  nécessaire  à  ce  plaisir  lui  manque  ;  et  (  ce 
qui  est  étrange  pour  un  poète)  c'est  là  précisément  le  sens  poé- 
tique. Pas  un  mot  qui  révèle  une  sympathie  en  faveur  des  bons 
moments  de  Desportes  ;  pas  un  éloge  pour  cette  chansonnette 
heureuse  qui  a  traversé  deux  siècles,  encore  fraîche  dans  tous 
les  esprits  : 

Rozette,  pour  un  peu  d'absence 
Votre  cœur  vous  avez  changé  ; 
Et  moi ,  voyant  votre  inconstance  , 
Le  mien  autre  part  j'ai  rangé,  etc. 

Pas  un  sourire  accordé  à  cette  spirituelle  finesse  du  refrain  : 

Nous  verrons  ,  volage  bergère, 
Qui  premier  s'en  repentira,  etc. 

Malherbe  reconnaît  le  méchant  effet  de  ce  qui  premier ,  et  il 
le  souligne  ;  mais  il  ignore  les  plus  beaux  fleurons  de  cette  gra- 
cieuse couronne  poétique  5  mouvements  heureux,  efforts  pour 
exprimer  la  passion  ,  ses  retours  ,  ses  contrariétés  ,  ses  ennuis, 
ses  regrets,  son  cours  variable  5  tout  ce  qui  fait  surnager  les 
œuvres  imparfaites ,  mais  très-intéressantes  de  Philippe  Des- 
porles;  celle  sensibilité  voluptueuse  qui  le  dislingue,  Mal- 
herbe n'y  entend  rien.  Sans  doute  Desportes  laisse  beaucoup 
à  désirer  ;  il  n'a  pas  l'haleine  longue  et  la  voix  puissante,  mais 
son  premier  accent ,  le  débit  de  ses  pièces,  est  presque  tou- 
jours d'une  facilité  qui  ravit  et  ressemble  au  vol  de  la  colombe. 
Il  ne  s'élance  pas  ,  il  plane  en  arrondissant  le  vol  de  ses  blan- 
ches ailes. 

Je  sens  fleurir  les  plaisirs  en  mon  àme 

Et  mon  esprit  tout  joyeux  devenir  , 

Pensant  au  bien  qui  me  doit  advenir 

Cest  heureux  jour  que  je  verray  ma  dame ,  etc. 

Jamais  l'exacte  et  vive  expression  d'un  sentiment  ingénu  n'é- 
12  17 


198  REVUE  DE  PARIS. 

meut  le  critique  Malherbe ,  si  profondément  sensible  à  l'exac- 
titude de  la  syntaxe;  jamais  une  image  heureuse  n'obtient  son 
approbation  : 

Comme  on  voit  parmy  l'air  un  esclat  radieux 
Glisser  subitement  et  se  perdre  en  la  nue  , 
Ceste  ame  heureuse  et  sainte  aux  mortels  inconnue 
Coula  d"un  jeune  corps  pour  s'envoler  aux  cieux. 
Mon  esprit  l'y  suivit 

Ces  vers  sont  charmants.  Malherbe  n'en  sait  et  n'en  dit  rien  ; 
mais  il  remarque  un  peu  plus  bas  que  les  mots  avoir  deuil 
sont  une  phrase  normande.  Attentif  à  la  forme  matérielle  de 
la  poésie  ,  il  en  ignore  l'essence  :  il  est  assez  étonné  lorsque 
Desportes,  essayant  de  reproduire  les  fluctuations  d'un  cœur 
ému,  plein  d'amour  et  de  haine,  d'orage  et  de  frémissement . 
laisse  flotter  ses  vers  au  souffle  incertain  et  brûlant  de  la  pas- 
sion. Rencontre-t-il  de  tels  passages,  les  plus  curieux  du  livre, 
faibles  et  doux  préludes  des  accents  du  grand  Racine,  il  est 
tout  embarrassé.  Il  se  contente  de  sarcler  çà  et  là  quelques 
mauvaises  expressions ,  comme  le  ferait  un  bon  professeur 
de  quatrième.  Il  est  profondément  insensible  à  ces  genres  de 
mérites. 

Après  tout,  le  sentiment  mélodique  excepté,  son  génie  ne 
diffère  pas,  quant  à  l'essence,  du  génie  même  de  la  prose;  il 
conçoit  et  il  aime  les  vers  ,  abstraction  faite  de  tout  ce  qui 
constitue  le  fonds  de  la  poésie  ;  il  n'imagine  pas  ,  ne  sent  pas. 
ne  rêve  pas,  n'idéalise  pas  ;  il  construit  une  slance  avec  solidité, 
sans  cheville ,  comme  il  le  dit,  en  pierres  de  taille  et  «  sans 
moellon  ,  »  comme  il  le  dit  encore  ,  avec  une  grande  justesse 
de  proportions ,  et  d'une  façon  équilalérale  qui  satisfait  le  bon 
sens,  l'oreille  et  l'œil.  Il  est  donc  prosateur,  cette  forme  ex- 
ceptée ;  il  n'a  pas  d'ailes  pour  quitter  la  terre  ;  il  ne  peut  vo- 
ler jusqu'au  monde  de  féerie  ouvert  aux  désirs  de  l'homme. 
C'est  un  prosateur,  plus  le  rhylhme.  Situation  singulière,  qui 
lui  est  commune  avec  d'autres  poètes  français.  Ronsard  lui- 
même,  avec  plus  de  verve  dans  l'expression,  plus  de  feu  dans 
la  création,  moins  de  goût,  de  solidité,  de  mélodie  et  d'habi- 
leté que  Malherbe,  n'a  presque  rien  inventé  qui  ne  soit  essen- 


REVUE  DE  PARIS.  199 

tiellement  prose.  Ses  plus  belles  déclamations,  adressées  au 
soleil ,  à  l'élernité ,  au  monde,  à  l'année,  ne  vont  pas  plus  loin 
que  la  rhétorique  versifiée,  et  je  ne  connais  guère  que  la  jolie 
pièce  : 


Mignonne ,  allons  voir  si  la  rose ,  etc. 


qui  se  balance  et  s'élève  vers  une  région  plus  poétique.  Suffit- 
il  ,  pour  se  classer  parmi  les  poètes,  d'être  un  habile  fabricant 
de  mètres  et  de  rhythmes?  Quant  à  la  forme,  oui;  quant  à  la 
pensée  ,  non.  Villon  était  né  prosateur,  ainsi  queRutebœuf , 
Guillaume  de  Lorris,  Jehan  de  Meung,  Ronsard,  Malherbe  et 
bien  d'autres.  Chez  les  uns,  le  sentiment  vif  de  la  rhythme , 
chez  d'autres,  l'art  de  raconter,  chez  Malberbe  une  qualité 
précieuse,  la  finesse  du  sens  grammatical,  ont  signalé  les  écri- 
vains que  je  nomme,  et  qui  se  sont  fait  une  gloire  poétique  en 
dehors  des  qualités  intimes  et  intrinsèques  qui  constituent  la 
poésie.  Ces  dernières,  on  peut  les  admirer  chez  Virgile  ,  Pin- 
dare,  Euripide,  Arioste,  Eschyle,  Dante  et  Goethe.  Bien  au-des- 
sous des  Malherbes,  prosateurs  devenus  poêles,  se  placent  les 
hommes  doués  d'un  certain  génie  poétique,  qui  luttent  contre 
les  difficultés  que  la  langue  française  lui  oppose;  plus  incom- 
plets que  ceux  dont  je  viens  de  parler,  ils  essayent  une  lutte 
beaucoup  plus  pénible  ,  et  ne  se  restreignent  point  dans  les 
limites  exactes  qui  suffisent  aux  prosateurs.  Ils  comprennent 
qu'il  existe  une  région  plus  haute  ,  mais  didactique,  plus  pas- 
sionnée, et  ils  veulent  y  pénétrer  malgré  les  difficultés  maté- 
rielles. Tel  est  Desporles,  qui  a  peu  de  puissance  pour  cette 
grande  œuvre  ,  et  qui  n'y  réussit  pas  très-souvent.  Dieu  lui 
avait  donné  une  inspiration  assez  douce  ,  assez  légère  ,  assez 
fluide ,  la  poésie  en  un  mot  dans  des  proportions  secondaires. 
Le  bon  sens  prosaïque  de  Malherbe  ,  à  la  fois  brutal  et  fin, 
vigoureux  et  délié,  écrasa  ce  talent  gracieux ,  qui  opposait  une 
résistance  insuffisante.  En  face  de  ce  colosse  de  critique  sub- 
tile ,  il  eût  fallu  placer  une  force  équivalente  et  contraire,  et 
lutter  contre  lui  par  l'énergie  égale  d'une  imagination  ardente, 
puissante  et  élevée.  Mais  en  France  ,  ce  combat  du  génie  pro- 
saïque', qui  est  la  raison  ,  l'analyse  de  l'ordre  ,  contre  le  génie 


200  REVUE  DE  PARIS. 

poétique  ,  qui  est  l'imagination,  l'harmonie  et  la  sensibilité, 
n'a  jamais  été  soutenu  également.  Les  forces  se  sont  déplacées  ; 
les  prosateurs  réels  ont  marché  sous  une  bannière  qui  portait 
inscrit  le  mot  poésie  ;  les  hommes  nés  pour  la  poésie  ont  fait 
de  la  prose  admirable.  Si  Ton  place  d'un  côté  ,  sous  le  nom  de 
prose  ou  de  génie  prosaïque  ,  la  raison ,  le  bon  sens  ,  l'obser- 
vation, l'exactitude  grammaticale  ,  la  suite  logique  des  idées  et 
l'enchaînement  rigoureux  des  mots,  et  que  d'un  autre  côté, 
sous  le  nom  de  poésie ,  on  réserve  une  part  distincte  à  la  sensi- 
bilité, à  l'imagination,  à  l'émotion,  à  la  grâce  et  à  l'enthousiasme, 
il  faudra  bien  reconnaître  que  le  domaine  spécial  de  ces  deux 
facultés  a  été  singulièrement  interverti  dans  la  littérature  fran- 
çaise. La  nécessité  de  l'harmonie  est  commune  à  l'une  et  à 
l'autre,  et  la  prose  possède  aussi  son  rhythme  plus  libre  et 
plus  vaste.  On  ne  peut  donc  pas  prétendre ,  avec  certains  cri- 
tiques ,  que  la  versification  constitue  la  poésie  ;  elle  en  est  tout 
au  plus  la  forme  extérieure.  Mais  les  obstacles  matériels  de 
celte  versification  française,  si  étonnamment  difficile,  ont  re- 
légué dans  la  prose  Montaigne  et  Bossuet;  là  ,  leurs  ailes  s'ou- 
vraient, leur  essor  était  libre.  D'autres  poëtes-nés,  tels 
qu'Agrippa  d'Aubigné ,  se  moquant  des  entraves  ,  demeurèrent 
obscurs  et  négligés  ,  à  cause  de  l'extrême  incorrection  de  leurs 
œuvres.  Entre  quels  hommes  restait  donc  la  lutte.  Entre  les 
Desportes,  représentants  inférieurs  de  la  poésie,  et  les  Mal- 
herbes, représentants  supérieurs  du  bon  sens.  Combat  trop 
inégal. 

Entrons  dans  l'atelier  de  travail  de  Malherbe.  Voyons  un  peu 
comment  il  blute  les  mots  ,  comment  il  i  trie  les  pensées  sur  le 
volet.  »  ce  qu'il  entend  par  poésie  ,  et  à  quelle  pénible  et  puis- 
sante élaboration  il  soumet  le  langage.  C'est  pour  les  hommes 
qui  veulent  approfondir  l'histoire  de  notre  idiome  un  précieux 
volume  que  celui-ci.  Commençons  parexaminer  ses  admirations, 
puis  nous  ferons  mieux  connaître  la  trempe  de  son  esprit.  Il 
s'arrête  en  extase  toutes  les  fois  qu'il  rencontre  un  vers  bien 
fait  et  une  pensée  quelconque  exprimée  avec  concision  ;  il  ne 
se  montre  pas  difficile  sur  la  pensée;  le  lieu-commun  lui  suffit. 
Parmi  les  vers  peu  nombreux  que  sa  proscription  épargne ,  dans 
un  recueil  de  plus  de  cinq  cents  pages .  voici  le  plus  long  des 
passages  qu'il  a  trouvés  bons. 


REVUE  DE  PARIS.  201 


Sommeil ,  doux  repos  de  mes  yeux, 
Aimé  des  hommes  et  des  dieux  , 
Fils  de  la  Nuit  et  du  Silence, 
Qui  peux  les  esprits  délier  , 
Qui  fais  les  soucis  oublier, 
Endormant  toute  violence  ; 


Approche,  ô  sommeil  désiré  ! 

Las  !  c'est  trop  longtemps  demeure. 

La  nuit  est  à  demi  passée , 

Et  je  suis  encore  attendant 

Que  tu  chasses  le  soin  mordant , 

Hoste  importun  de  ma  pensée  ! 

Ici  Malherbe  de  s'écrier  :  «  Qu'est-ce  à  dire?  Le  soin  est 
hoste  de  pensée!  »  N'en  déplaise  à  Malherbe ,  il  condamne  une 
fort  bonne  et  poétique  expression.  Plus  bas ,  à  ces  mots  : 

Douceur  dont  ma  peine  est  noyée , 

il  ajoute  fort  justement  le  mot  cheville.  Lorsque  Desportes  de- 
mande au  sommeil  de  lui  apporter  des  songes  heureux,  voici  la 
chicane  de  procureur  que  le  grammairien  fait  au  poète  :«Il  ni^ 
doit  demander  autre  chose  que  repos  et  allégement,  et  non  du 
plaisir.  Il  confond  deux  imaginations.  Celuy  qui  ne  peut  dormir 
comme  luy  ,  doit  demander  à  dormir  j  celuy  qui  dort  peu  de- 
mander des  songes  plaisants.  » 

—  Vous  êtes  bien  rigoureux,  monsieur  de  Malherbe.  Celui  qui 
ne  dort  pas  peut  fort  bien  invoquer  le  sommeil,  dans  l'espérance 
de  rêver  agréablement;  la  pensée  de  Desportes  est  plus  fine, 
plus  passionnée,  plus  émue,  et,  s'il  vous  plaît,  plus  poétique 
que  la  vôtre. 

Cependant  le  critique  reprend  bientôt  son  avantage,  quand 
Desporles  laisse  échapper  ces  mauvais  vers  : 

Le  bien  de  la  voir  tous  les  jours 

Autrefois  estait  le  secours 

De  mes  nuits  alors  trop  heureuses. 


202  REVUE  DE  PARIS. 

«  Les  nuits  heureuses ,  dit  Malherbe ,  n'avoient  pas  besoin  de 
secours  ;  cela  eust  été  bon  si  elles  eussent  été  malheureuses.  » 


Rens-moi  par  un  songe  plaisant 
Tant  de  délices  amoureuses  ; 
Si  tous  les  songes  ne  font  rien  , 
C'est  tout  un  ;  ils  me  plaisent  bien. 
J'aime  une  telle  tromperie. 
On  te  dit  père  de  la  mort, 
Tu  seras  père  de  ma  vie  ,  etc. 

«  Cette  pièce,  dit  Malherbe,  est  encore  une  des  meilleures,  et 

si  il  y  a  des  impertinences »  Par  une  des  meilleures  pièces, 

il  veut  dire  une  de  celles  où  la  critique  verbale  a  le  moins  de 
taches  à  signaler  j  mais  Malherbe  ,  en  fait  de  nouveauté  et  de 
grâce,  se  contente  de  bien  peu.  Il  n'y  a  ni  originalité  d'émo- 
tion, ni  vrai  sentiment  poétique  dans  celte  Prière  au  Sommeil , 
que  Malherbe  juge  bonne  en  définitive.  Citons  un  aulre  passage 
qu'il  qualifie  tf  excellent  ;  c'est  encore  un  lieu-commun  sans 
émotion  ,  mais  bien  rimé;  ce  sont  des  stances  fermes  ,  fortes  , 
solides ,  en  un  mot  assez  semblables  aux  siennes.  Desportes  s'a- 
dresse au  Printemps. 

0  belles  délices  du  monde , 
Des  désirs  la  source  féconde , 
Mère  de  nouvelles  amours  , 
De  tout  l'univers  reconnue  , 
Que  me  sert  ta  douce  venue , 
Si  mon  hyver  dure  toujours? 

Royne  des  fleurs  et  de  l'année  , 
Toujours  pompeuse  et  couronnée  , 
Doux  soûlas  des  cœurs  oppressés  , 
Partout  où  tes  grâces  arrivent 
Les  Jeux  et  les  Plaisirs  te  suivent  ; 
Les  miens  ,  où  les  as-tu  laissés? 

C'est  fort  bien  en  effet ,  et  le  dernier  vers  est  un  des  plus 


REVUE  DE  PARIS.  203 

charmants  de  Desportes.  Malherbe  a  soin  de  souligner  les  mots 
partout  où  tes,  et  il  écrit  inexorablement  en  marge  ton,  toit, ,. 
le.  Il  n'a  point  souligné  doux  soûlas ,  faute  de  s'apercevoir  que 
ce  mot  \aim  {solatium),  par  sa  consonnance  et  son  analogie 
avec  d'autres  expressions  françaises ,  allait  bientôt  tomber  dans 
la  désuétude.  Les  strophes  précédentes,  le  dernier  vers   ex- 
cepté ,  ne  sont  point  neuves  de  pensée ,  elles  manquent  de  mou- 
raient et  d'imagination,   elles  expriment  ce  lieu-commun 
u'une  opposition  usée  ,  entre  les  joies  du  printemps  et  les  dou- 
leurs amères  ,  Vhyver  de  l'âme.  Mais  la  fabrication  en  est 
solide,  l'enchaînement  des  mots  est  grammatical  ;  on  n'y  voit 
pas  de  cheville  ni  de  bourre ,  ces  deux  abominations  que  Mal- 
herbe poursuit  avec  une  si  plaisante  colère.  La  perfection  ma- 
térielle du  travail  atteste  que  l'ouvrier  a  réussi,  et  le  maître 
est  satisfait.  D'autres  demanderont  compte  des  malériaux  em- 
ployés ;  cela  importe  peu  à  Malherbe  ,  il  réclame  le  séries  et  le 
junctura  de  son  ancien  précepteur  Horace  ;  il  s'entend  sous  ce 
rapport  et  beaucoup  d'autres  avec  Boileau  ,  même  avec  Ronsard. 
Malherbe  est  quelquefois  de  meilleure  composition  encore  ,  et 
ce  qui  le  charme  avant  tout,  c'est  le  laconisme.  11  est  tout  ravi 
de  ces  misérables  vers  : 

Son  propos  me  chassoit,  ses  yeux  me  rappeloient. 

Dieux.'  que  j'ayme  ses  yeux!  Dieux  !  que  je  hays  sa  bouche! 

Il  écrit  au-dessous  :  Bon.  Il  cite  comme  modèle  un  sonnet 
assez  pauvre ,  d'une  expression  maigre  et  chétive,  qui  commence 
par  ces  vers  : 

J'excuse  le  mary  de  celle  qui  m'a  pris 

D'estre  si  défiant  ,  de  n'aller  point  sans  elle  : 

Je  voudroys  deux  cens  yeux  de  peur  d'estre  surpris 

Si  j'estois  possesseur  d'une  chose  si  belle.... 

Le  reste  ne  vaut  pas  mieux.  Mais  Malherbe,  qui  trouve  les 
phrases  du  sonnet  assez  bien  faites  et  le  sens  grammatical  assez 
bien  posé  ,  ajoute  :  «  Ce  sonnet  est  à  mon  goust  un  des  plus  nets 
de  ce  livre.  »  Nets,  l'entendez-vous?  c'est  là  tout  ce  qu'il  es- 


204  REVUE  DE  PARIS. 

time.  Ailleurs  Malherbe  écrit  :  a  Ce  sonnet  est  très-bon.  »  Exa- 
minons ce  chef-d'œuvre  : 


Vous  l'aviez  inventé,  rapporteurs  malheureux  , 

Que  celle  à  qui  je  suis  avait  fait  nouveau  change  ; 

Et  par  ce  méchant  bruit ,  contraire  à  sa  louange , 

M'aviez  comblé  l'esprit  de  soucis  douloureux. 

Son  vouloir  est  trop  ferme  et  son  cœur  généreux. 

Amy  de  la  franchise  ,  aisément  ne  se  range  ; 

Je  n'ay  que  trop  connu  combien  elle  est  estrange 

Et  prend  peu  de  pitié  des  tourments  amoureux  ,  etc. 

Ce  sonnet  très-bon  nous  semble  pitoyable  ;  mais  il  est  bien  rimé 
et  rimé  en  ange;  cela  suffit.  Desportes  s'étonne  de  ne  pas  mourir 
en  l'absence  de  sa  maîtresse  : 

Liesse  ou  douleur  excessive 
Ne  suffit  pour  donner  la  mort. 

«  Bon,  dit  Malherbe.  »  Et  comment  cela  est-il  bon?  Sévérité 
pour  les  mots ,  indulgence  pour  la  pensée ,  c'est  le  code  de  Mal- 
herbe. Voici  un  meilleur  sonnet  qu'il  approuve  : 

Prince  à  qui  les  destins  en  naissant  m"ont  soumis  , 
Quelle  fureur  vous  tient  d'aimer  une  infidèle? 
L'air,  les  flots  et  les  vents  sont  plus  arrestez  qu'elle. 


Me  laissant  pour  vous  prendre,  elle  s'est  parjurée. 
Ce  cœur  qu'elle  dit  vostre  estoit  naguère  à  moy  ; 
Elle  cust  pour  me  domter  toutes  les  mesmes  armes , 
C'estoient  mesmes  sermens ,  mesmes  vœux ,  mesmes  larmes. 
Vous  pourrez-vous  fier  à  qui  n'a  point  de  foy? 

*  Ce  sonnet ,  dit  Malherbe ,  est  un  des  bons  de  ce  livre.  »  Après 
tout ,  l'excellence  prétendue  de  ce  sonnet  se  réduit  à  un  certain 
laconisme  assez  heureux. 


.  .  Si  son  œil  divin  m'oste  toute  puissance, 


REVUE  DE  PARIS.  20! 


Me  ravit .  me  transporte  et  me  rend  furieux  , 
S'il  faut  que  sans  espoir  mon  amour  continue  , 
Que  feroient  ses  propos  favorisés  des  yeux? 
Hélas  !  pour  me  tuer  ,  c'est  assez  de  sa  vue. 


Malherbe  trouve  cela  bon.  Il  est  bien  peu  difficile.  Nous  ne 
sommes  pas  de  son  avis. 

«Cette  pièce  est  très-bonne,  •  dit-il  encore  en  parlant  des 
adieux  à  la  Pologne ,  petite  satire  très-nelte  et  très-bien  rimée 
contre  ce  pays  alors  sauvage  ,  où  le  voluptueux  et  complaisant 
valet  de  chambre  de  Henri  III  avait  suivi  son  maître. 


Adieu  ,  Pologne  !  adieu  ,  plaines  désertes  ! 

Toujours  de  neige  et  de  glaces  couvertes  ;  etc. ,  etc. ,  etc. 


Un  sot  a  rendu  la  maîtresse  de  Desporles  infidèle,  et  il 
s'écrie  : 


ISe  dois-je  pa»  aimer  le  sot  qui  m'a  fait  sage? 


Et  Malherbe  met  encore  ici  :  Bon!  Mais  la  pièce  qu'il  estime 
le  plus  dans  tout  le  recueil ,  c'est  l'épigramme  suivante  j  il  la 
couvre  d'éloges  : 


Bourdin  eut  un  esprit  veillant  incessamment 

En  un  corps  endormy ,  chargé  d'âge  et  de  graisse  ; 

L'esprit  prompt  se  plaignait  du  corps  toujours  dormant , 

Le  corps  lourd  de  l'esprit  qui  n'avait  point  de  cesse  , 

Le  ciel  pour  apaiser  ces  étranges  discors  , 

A  fait  venir  la  mort ,  cependant  qu'il  sommeille  , 

Qui  d'un  somme  éternel  a  fait  dormir  son  corps 

Afin  que  son  esprit  plus  à  son  aise  veille. 


«  Excellent  !  »  dit  encore  Malherbe. 
Nom  voilà  donc  parvenus  nu  type  idéal  de  la  poésie,  selon 


206  REVUE  DE  PARIS. 

François  de  Malherbe.  Ce  n'est  pas  quelque  chose  de  bien  cé- 
leste ni  de  très-élevé ,  mais  c'est  quelque  chose  de  très-difficile. 
La  perfection  de  la  forme  extérieure,  le  poli  et  l'unité  des  détails, 
l'harmonie  apparente  de  l'ensemble,  la  beauté  visible  de  l'agen- 
cement, tout  ce  qui  ne  résulte  ni  de  l'émotion,  ni  de  la  passion,  ni 
de  l'inspiration,  c'est  la  poésie,  selon  lui,  et  la  poésie  parfaite.  On 
peut  suivre  ,  à  travers  les  annales  littéraires  de  la  France,  une 
certaine  veine  scolastique ,  léguée  par  l'ancienne  civilisation 
romaine,  notre  première  gouvernante,  et  que  je  ne  blâme  point, 
car  elle  nous  a  rendu  de  grands  services,  et  la  souplesse  on- 
doyante de  nos  esprits  comme  la  flexibilité  incertaine  de  notre 
idiome  néo-latin  nous  la  rendaient  nécessaire.  Les  principaux  , 
entre  ces  hommes  laborieux,  dont  le  bon  sens  et  l'activité  ré- 
gularisèrent l'idiome  et  la  versification  française,  sont  :  Alain 
Charlier,  Ronsard,  Malherbe,  Vaugelas  et  Boileau.  Je  ne  faiP 
pas  acception  ici  des  nuances  qui  les  séparent,  et  je  me  con- 
tente de  signaler  l'unité  pour  ainsi  dire  traditionnelle  de  leurs 
efforts.  Ils  ont  tous  cherché  la  règle  et  la  force  de  la  langue 
française  dans  les  traditions  de  la  langue  latine,  et  ils  ont  eu 
raison;  c'est  notre  mère.  Ronsard  s'est  égaré,  en  consultant 
trop  souvent  l'aïeule,  la  langue  grecque. 

Nous  pourrions  donner  plus  d'une  preuve  évidente  de  la  ri- 
gueur et  de  l'excellence  du  bon  sens  avec  lesquels  Malherbe  con- 
tinua cette  œuvre  et  rectifia  Ronsard.  Le  premier,  en  effet, 
Malherbe  régla  le  cadastre  de  la  poésie  française.  Pourquoi 
ne  pas  l'avouer  ?  l'instrument  poétique  était  alors  fort  incomplet. 
Les  rapports  et  l'acception  des  mots  étaient  vagues.  Toutes  les 
fois  que  Malherbe  rencontre  une  expression  louche ,  il  s'arrête 
et  s'écrie  : 


«  Qu'est-ce  à  dire  ?  » 


Ce  terrible  «  qu'est-ce  à  dire»  est  une  condamnation  à  mort. 
Le  mot  proscrit  ne  s'en  relève  pas.  Malherbe  se  révolte  avec  une 
amusante  véhémence,  toutes  les  fois  que  dans  ses  meilleures 
pièces  Desportes  laisse  échapper  une  faute  de  grammaire  ou  de 
jugement.  Jamais  il  ne  lui  reproche  un  désaccord  poétique. 


REVUE  DE  PARIS.  207 

Desportes  dit,  au  milieu  d'une  description  de  l'heure  de  midi  : 

Lorsque  chacun  s'attend  à  prendre  son  repas. 

Voici  la  noie  de  Malherbe  :  «  Je  n'approuve  pas  ce  langage ,  il 
s'attend  à  prendre  son  repas  ;  car  atiendere  des  latins  ne  si- 
gnifie pas  attendre  .  et  attendre  en  français  ne  signifie  autre 
chose  ([M'expectore  ;  cette  frase  est  provençale  ,  gasconne  ,  et 
d'autres  telles  dialectes  eslongnées,  ou  italienne,  attender  a 
far  i  fatti  suoi.  » 

Malherbe  n'a  été  frappé  ici  que  de  la  partie  matérielle  et  Iexi- 
cologique  du  vers.  Sa  passion  grammaticale  l'a  emporté;  il  n'a 
pas  vu  le  défaut  réel  et  profond  de  ce  détail,  l'introduction  d'une 
idée  et  d'une  circonstance  matérielles,  au  milieu  d'un  récit 
idéal  et  passionné. 

—  «  Le  Ciel  le  veut,  »  dit  Desportes  !  Malherbe  l'interrompt  : 
«Qui  est-ce  qui  pouvait  lui  donner  des  nouvelles  du  Ciel  et 
savoir  ses  intentions?  i  —  Une  mascarade  de  six  prisonnie;s 
captifs  sont  amenés  et  livrés  aux  dames  par  deux  guerriers.  — 
«  Quoi!  dit  Malherbe,  deux  cavaliersen  ayant  pris  sixleslaissent 
à  des  dames  et  les  prient  de  leur  faire  bon  traitement!  Ils  de- 
vaient parler  pour  eux-mêmes  !  »  —  Desportes  mêle  dans  un 
vers  la  prise  de  Troie  et  le  berger  Paris;  Malherbe  s'écrie  :  — 
«  Le  sac  d'Ilion  passe  ici  pour  un  pastoureau.  »  —  Desportes, 
imitant  un  sonnet  italien,  prétend  que  sa  cruelle  maîtresse  le 
force  àchangerd'amour  , comme  un  chien  mal  nourri  changerait 
de  maître.  —  c  II  est  plaisant,  interrompt  le  critique,  de  dire 
qu'un  chien  pressé  de  la  soif  est  contraint  de  chercher  un  nou- 
veau maître,  comme  s'il  était  question  de  lui  bailler  du  vin  de 
Grave  et  de  Bar-sur-Aube.  »  —  Toutes  ses  observations  sont  de 
même  nature,  justes  et  grossières.  Desportes  reproche  assez 
malhonnêtement  à  une  jeune  femme  de  s'être  vendue  à  beaux 
deniers.  —  «  Il  y  a  bien  plus  de  raison ,  dit  Malherbe,  de  se 
vendre  en  estant  jeune,  car  qui  voudrait  donner  de  l'argent 
pour  une  vieille?  »  —  Il  note  avec  une  très-grande  justesse  de 
tact  les  expressions  normandes,  chartraines,  vendomoises,  tou- 
rangeotes,  échappées  au  poêle.  11  remarque  fort  bien  que  queue 
ne  rime  pas  avec  diminue.  —  «  Cette  rime  ne  vaut  rien  ;  elle 


208  REVUE  DE  PARIS. 

est  de  Chartres ,  «  ajoute-t-il  méchamment.  Il  en  voulait  à  notre 
bonne  ville  de  Chartres. 

Ce  qu'il  ne  manque  jamais  de  noter,  ce  sont  les  défauts  ita- 
liens et  les  contrefaçons  italiennes  de  Desporles.  Il  s'attache  à 
détruire  à  son  profit  la  contre-révolution  italienne  qui  se  fit  après 
Ronsard,  et  qui  subit,  pendant  le  règne  de  Louis  XIII,  l'influence 
espagnole  sans  être  complètement  effacée  par  cette  dernière.  L'in- 
fluence italienne  datait  du  règne  de  François  Ier  ;  elle  avait  tra- 
versé la  pléiade;  mais  l'étude  sévère  du  mètre  pindarique  et 
horatien ,  l'imitation  de  l'antique,  avaient  amorti  et  presque 
étouffé  celte  influence.  On  était  un  peu  las  des  trophées  pénibles 
dont  Ronsard  et  ses  amis  avaient  dépouillé  les  anciens;  on  en 
avait  assez  des  mots  farouches  et  hagards  .  des  constructions 
dures  et  des  imitations  professorales  de  Ronsard  ,  lorsque  le 
valet  de  chambre  de  Henri  III  ramena  tout  à  coup  le  calque 
doux  et  fidèle  du  Bembo  ,  de  Sannazar  et  de  Pétrarque.  Cette 
influence  renouvelée  par  Desporles  est  venue  se  répandre  jus 
que  sur  le  berceau  de  Racine  ,  jusqu'au  moment  où  l'Espagnol- 
Napolitain  Marini  et  le  grand  Corneille  versèrent  à  pleines  mains 
sur  notre  poésie ,  celui-ci  les  grandeurs  ,  cet  autre  les  ridicules 
et  les  prétentions  du  génie  castillan. 

En  France  ,  on  est  trop  .enclin  à  condamner  comme  subtiles 
les  observations  dont  la  nouveauté  et  la  profondeur  étonnent  la 
généralité  d'un  bon  sens  superficiel  et  convenu.  Il  faudrait ,  non 
pas  demander  si  elles  sont  subtiles,  mais  chercher  si  elles  sont 
vraies.  En  admettant  qu'elles  sont  vraies ,  vous  seriez  forcé  de 
convenir  qu'elles  sont  profondes.  Ainsi ,  les  évolutions  du  génie 
littéraire  de  la  France,  au  lieu  d'être  rapportées  à  un  même 
principe  ,  comme  on  l'imagine  généralement ,  doivent  être  con- 
sidérées comme  résultant  d'une  action  très-complexe  et  sou- 
mises tour  à  tour  à  des  influences  diverses  qu'il  est  nécessaire 
d'étudier  si  l'on  veut  se  rendre  compte,  un  compte  réel  et  phi- 
losophique des  progrès  de  la  civilisation  intellectuelle  dans  notre 
pays. 

Ronsard,  professeur  poétique  de  versification  grecque,  avait 
servi  très-activement ,  mais  avec  une  ferveur  révolutionnaire 
dont  il  fallut  beaucoup  supprimer  ensuite  ,  cette  organisation 
définitive  de  la  langue  de  la  poésie  en  France  qui  ne  devait  s'é- 
tablir, comme  principe  et  comme  loi ,  que  sous  le  règne  de 


REVUE  DK  PA1US.  209 

Boileau.  Sous  Henri  ill ,  après  l'explosion  savante  de  Rousard  , 
l'influence  italienne  reparut  j  Desportes  et  Bertaut  en  furent  l'ex- 
pression. Ils  se  montrèrent  plus  retenus ,  comme  dit  Boileau, 
quant  aux  inversions  et  aux  emprunts  classiques;  mais  ce  mot 
ne  dit  pas  tout  :  ils  furent  surtout  italiens }  et  c'est  ce  que 
Malherbe  a  très-bien  vu;  c'est  ce  qu'il  a  combattu  de  toute  sa 
force. 

L'étude  sur  Desportes  appelait  la  plume  savante  et  délicate  de 
mon  ami  M.  Sainte-Beuve.  Ce  Desportes  ,  esprit  facile,  oreille 
exercée,  d'un  goût  fin  et  nuancé,  mais  non  sévère,  possédai 
l'instinct  rare  de  la  grâce,  une  sensibilité  efféminée,  un  peu- 
chant  naturel  pour  l'affaissement  de  l'école  de  Pétrarque. 
Comme  toutes  ses  pâles  roses  s'effeuillent  et  tombent  sous  le 
bâton  de  Malherbe  !  Comme  ce  sceptre  doctoral  écrase  les 
petites  et  odorantes  fleurs  !  Comme  cette  pensée  stricte  met  à 
mort  les  soupirs  qui  riment  mal ,  les  plaisirs  qui  sont  des  che- 
villes et  les  langueurs  dont  la  césure  n'est  pas  rigoureuse  î 
Tout  entier  dans  le  métier  et  l'artifice  ,  Malherbe  ne  songe  qu'à 
la  forme.  Du  fonds  même  de  la  poésie  ,  il  n'a  cure  ;  il  ressemble 
à  ceux  qui  pensent  que  l'administration  constitue  la  politique. 

On  voit  comment  peut  se  justifier  et  s'expliquer  le  phénomène 
extraordinaire  que  Malherbe  présente.  Une  âme  sans  amour ,  un 
esprit  sans  rêverie,  une  méditation  sans  enthousiasme,  de  la 
sécheresse  sans  profondeur ,  —  et  toutes  ces  négations  cou- 
ronnées du  nom  de  poète,  —  non-seulement  de  poète  révolu- 
tionnaire, —  non-seulement  d'agitateur  intellectuel,  mais  de 
chef  qui  entraîne  après  lui  les  esclaves  littéraires,  mais  de  do- 
minateur qui  trône,  mais  de  législateur  qui  règle  î  Excessive 
singularité!  Qu'a-t-il  donc  fait,  ce  Malherbe?  qu'a-t-il  osé? 
que  lui  doit-on  ?  Faut-il  conserver  sa  couronne ,  ou  souffleter  sa 
statue,  justifier  nos  ancêtres,  ou  accuser  l'autorité  de  trois 
siècles  ? 

Malherbe  fut  un  homme  d'action  ,  non  de  rêve ,  un  homme  de 
fait  et  de  pratique  ;  au  lieu  de  rédiger  des  traités  didactiques 
sur  la  nécessité  decoordonner  la  monarchie  des  paroies  et  la  lé- 
gislation des  phrases,  il  acheva  l'une  et  l'autre  œuvre  ,  empor- 
tant avec  lui  le  public  vaincu,  entraînant  les  faibles,  manipu- 
lant les  dociles ,  battant  les  récalcitrants ,  ne  s'arrètant  pas  trop 
à  des  délicatesses  que  l'on  eût  accusées  de  subtilité  ,  ni  à  des 

w  i3 


210  REVUE  DE  PARIS. 

caprices  vagues  qui  eussent  passé  pour  fantasques.  II  enrégi- 
menta le  langage  en  attendant  Pascal ,  comme  Henri  IV  et  Sully 
organisèrent  l'armée  eu  attendant  Louis  XIV.  La  discipline 
grammaticale  servit  beaucoup  au  malériel  de  notre  idiome,  et 
sa  renommée,  qui  se  balance  entre  l'administrateur  et  le  poète, 
est  une  curiosité  assez  piquante  pour  que  son  nom  ne  périsse 
pas. 

Philarète  Cbasles. 


LE 


QUINZE  DÉCEMBRE 


La  France  tout  entière  ,  dans  un  transport  unanime  de  re- 
connaissance et  d'orgueil ,  vient  d'ajouter  une  journée  de  plus 
a  ses  journées  historiques.  Voilà  déjà  bien  longtemps  que  la 
génération  présente  est  occupée  à  faire  de  l'histoire;  elle  s'est 
tant  occupée  de  ce  rude  labeur  que ,  lorsque  enlin  elle  descendra 
dans  la  tombe  ,  elle  restera  bien  épouvantée  en  songeant  qu'elle 
n'a  fait  que  de  l'histoire  toute  sa  vie.  Certes  ,  ce  n'est  pas  à  ces 
travaux,  à  ces  joies  subites  ,  à  ces  douleurs  profondes,  à  ces 
triomphes  d'un  jour  ,  à  ces  luttes  dans  les  champs  de  bataille  et 
dans  les  villes ,  que  se  reconnaissent  les  nations  heureuses.  Pour 
les  nations  tout  aussi  bien  que  pour  les  individus,  l'agitation 
n'est  pas  le  bonheur.  Toujours  est-il  cependant  qu'à  force  de 
s'être  rais  à  l'œuvre  historique  ,  le  xixe  siècle  aura  appris  de  la 
façon  la  plus  complète  ce  glorieux  et  difficile  métier.  Voyez  par 
exemple  ce  qui  se  passe  autour  de  nous  ,  de  nos  jours  ,  et  vous 
jugerez  en  même  temps ;  combien  autour  de  nous,  en  toutes 
choses,  dans  les  plus  sérieuses  aussi  bien  que  dans  les  plus 
frivoles,  l'étiquette  historique  est  scrupuleusement  observée. 
Chacun  lui  obéit  dans  la  sphère  qu'il  parcourt,  les  monarchies 
qui  tombent  aussi  bien  que  les  monarchies  qui  s'élèvent,  sont 
sujettes  également  à  ses  lois.  Le  roi  Charles  X  marche  d'un  pas 
solennel  pour  rejoindre  à  Cherbourg  le  vaisseau  placé  là  comme 
un  en-cas  à  l'usage  des  monarchies  qui  tombent;  en  même 
temps  le  lieutenant  général  du  royaume  ,  au  milieu  des  pavés 
soulevés,  s'avance  la  tète  haute  dans  une  attitude  déjà  royale. 


212  HEVUE  DE  PARIS. 

C'est  que  l'un  et  l'autre ,  le  roi  qui  arrive  et  le  roi  qui  s'en  va  , 
ils  savent  que  l'histoire  les  regarde  ;  ils  savent  que  l'histoire  est 
à  leur  porte,  à  la  porte  de  leur  palais  ou  de  leur  hôtellerie, 
pour  enregistrer  leurs  moindres  paroles,  pour  consigner  leurs 
moindres  gestes  dans  ses  livres.  Eh  bien  !  ce  que  fait  la  royauté, 
l'émeute  le  fait  à  son  tour  ;  l'émeute  ,  qui  n'obéit  à  aucune  des 
lois  reçues  comme  c'est  sa  condition  d'émeute ,  obéit  à  son  insu 
au  sentiment  historique.  Elle  a  ses  assemblées, ses  délibérations, 
ses  paroles  faites  à  l'avance;  elle  marche  à  la  bataille  du  pied 
droit,  elle  s'enveloppe  fièrement  dans  son  haillon,  et  quand  enfin 
elle  est  vaincue,  quand  il  lui  faut  paraître  devant  quelque  juge 
au-dessus  d'elle,  elle  se  défend  avec  toute  la  dignité  que  ré- 
clament les  grands  attentats.  C'est  que  l'émeute  sait  aussi  bien 
que  la  royauté  qu'elle  sera  de  l'histoire  à  son  tour.  Ceci  est 
donc  le  caractère  particulier  des  hommes  et  des  choses  de  notre 
temps.  Ils  pensent  beaucoup  plus  à  ce  qu'on  dira  d'eux  dans  un 
siècle,  qu'au  jugement  qu'on  en  porte  aujourd'hui.  Ils  n'agissent 
pas  naïvement,  même  dans  leur  colère;  ils  posent  toujours  de- 
vant quelque  chose  qui  les  regarde  de  loin  ;  d'où  il  suit  que  tous 
ces  apprêts  des  personnes  ont  passé  dans  les  événements  ,  et  que 
la  plus  grande  cérémonie  sans  contredit  des  temps  modernes, 
le  retour  de  l'empereur  Napoléon  dans  cette  France  qu'il  a  tant 
aimée  et  tant  brisée,  et  qui  du  reste  le  lui  a  bien  rendu  en 
amour  et  en  passions  de  tous  genres  ,  n'a  pas  pu  se  passer  de 
morceaux  de  crêpes,  de  bois  doré,  de  chevaux  caparaçonnés, 
de  livrées  rajeunies  ,  de  costumes  faits  tout  exprès,  et  de  tous 
les  misérables  appareils  scéniques  que  le  théâtre  moderne  a  mis 
à  la  mode ,  faute  de  génie.  C'est  ainsi  que  le  meilleur  sentiment, 
le  sentiment  de  l'avenir,  peut  dégénérer  en  toute  sorte  de  fu- 
tilités puériles. 

Tous  vous  rappelez  le  jour  où  M.  Thiers  ,  celui-là  qui  sera  le 
digne  historien  de  l'empire  et  de  l'empereur,  apporta  à  la 
chambre  des  députés  une  grande  nouvelle  à  laquelle  pas  un  ne 
s'attendait ,  même  en  France.  Par  une  coquetterie  bien  en- 
tendue ,  ce  ne  fut  pas  M.  Thiers  qui  monta  ce  jour-là  à  la  tri- 
bune ;  ce  fut  M.  de  Rémusat  qui  annonça  à  chacun  et  à  tous,  que 
celte  fois  enfin  le  cruel  exil  de  Sa  Majesté  l'empereur  Napoléon, 
le  premier  et  le  dernier  de  sa  race,  allait  finir.— On  le  rappelait, 
disait-on  .  pour  toute  sorte  de  raisons  sans  réplique,  parce  qu'il 


RE  VIE  DE  PARIS.  213 

était  un  héros,  parce  qu'il  était  un  grand  homme  d'État, parce 
qu'il  était  prince  légitime,  parce  que,  si  son  nom  appartient  au 
monde  entier,  sa  dépouille  mortelle  n'appartient  qu'à  la  France. 
11  était  donc  arrêté  que,  dans  huit  jours  au  plus  tard,  un  vaisseau 
français  sous  pavillon  tricolore  ,  commandé  par  un  fils  du  roi, 
s'en  irait,  à  travers  la  mer ,  jusqu'à  Sainte-Hélène,  ce  rude 
écueil,  pour  y  chercher,  dans  les  profondeurs  de  cette  terre 
d'exil,  le  cercueil  sacré  qui  contenait  ces  cendres  précieuses.  A 
cette  nouvelle  ,  toute  la  France  battit  des  mains ,  non  pas ,  il  est 
vrai ,  avec  ces  violents  transports  qu'annonçaient  à  l'avance  les 
chansons  de  Béranger .  les  rancunes  de  la  restauration  ,  non  pas 
avec  les  haines  du  nom  anglais  et  les  souvenirs  de  Waterloo. 
Dieu  merci ,  à  force  de  vivre  ,  la  France  est  devenue  une  nation 
plus  sérieuse  que  cela.  A  ce  moment-là  d'ailleurs  (il  est  revenu 
depuis),  le  temps  des  rancunes  et  des  haines  était  passé.  La 
France  entière  avait  accepté  la  révolution  de  juillet  comme  un 
dédommagement  suffisant  à  l'invasion  ,  aux  malheurs  et  aux 
hontes  de  1815.  Dans  ces  longs  travaux  de  sa  recomposition  li- 
bérale ,  la  France  avait  oublié  même  les  chansons  de  Béranger, 
qu'elle  ne  chantait  plus  qu'au  dessert.  Mais  ce  qu'elle  perdit  du 
côté  de  l'enthousiasme  à  la  nouvelle  du  retour  de  l'empereur, 
elle  le  gagna  en  recueillement.  Dans  la  chambre  même  des  dé- 
putés, la  grande  nouvelle  fut  débattue  comme  toute  autre  loi  eût 
pu  l'être,  et  M.  de  Lamartine  ,  sans  exposer  cette  popularité  qui 
l'entoure  ,  put  monter  à  la  tribune  nationale  afin  d'exposer  com- 
ment lui  et  les  siens ,  dans  ces  derniers  et  solennels  hommages 
que  la  France  allait  rendre  à  l'empereur  Napoléon ,  ils  enten- 
daient séparer  le  grand  soldat  du  despote,  l'ami  du  maréchal 
Ney  de  celui  qui  avait  été  le  maître  de  Fouché,  le  vainqueur  de 
tant  de  batailles  du  terrible  ennemi  de  tant  de  libertés.  Chose 
heureuse  à  dire  !  La  parole  de  M.  de  Lamartine  fut  écoutée  avec 
déférence  ,  avec  respect;  la  distinction  qu'il  voulait  établir  fut 
admise  sans  discussion  ;  la  chambre  des  députés  et  la  France  tout 
entière  reconnurent  très-volontiers  que  toute  celte  gloire  n'était 
p;is  à  reprendre,  et  qu'il  en  fallait  laisser  la  partie  despotique. 
Ceci  convenu  ,  quelques  amis  de  l'empereur  s'assemblèrent  à  la 
hâte  pour  l'aller  quérir  où  il  était  resté.  De  ce  nombre  ,  il  y  en 
avait  plus  d'un  qui  se  souvenait ,  pour  l'avoir  partagé ,  du  long 
martyre  de  Sainte-Hélène.  On  partit  donc;  et,  après  CM  prê- 
ts. 


£11  REYUE  DE  PAULS. 

niiers  instants  d'une  émotion  bien  naturelle,  la  France  revint 
lout  d'un  coup  à  ses  travaux ,  à  ses  inquiétudes ,  à  ses  joies  et  à 
ses  misères  de  chaque  jour  :  lout  d'un  coup  tomba  sur  nous  cette 
question  d'Orient  ,  dont  s'inquiétait  à  son  lit  de  mort  M.  de  Tal- 
leyrand  lui-même.  Et  il  avait  raison  ,  le  vieux  diplomate  !  car 
c'était  là  une  question  tout  à  fait  à  la  taille  de  son  astuce  et  de 
son  génie.  Donc,  pendant  six  mois,  il  faut  le  dire,  le  convoi 
funèbre  de  Sainte-Hélène  fut  complètement  oublié.  Le  proverbe 
a  raison  :  c'est  toujours  le  goujat  debout  qui  l'emporte  sur  l'em- 
pereur enterré.  Héros  pour  héros ,  on  voulait  savoir  avant  tout 
ce  que  faisaient  Ibrahim-Pacha  et  son  vieux  père,  ce  sauvage 
musulman  accroupi  dans  son  ambition  ,  dans  sou  ignorance  et 
dans  son  courage.  Volcan  pour  volcan,  on  s'inquiétait  bien  plus 
de  la  Syrie  que  de  Sainte-Hélène.  Ah  !  si  les  grands  hommes 
pouvaient  savoir  ce  que  c'est  que  d'être  une  fois  sorti  de  la  lutte 
active  ,  ce  que  c'est  que  d'être  une  fois  couché  dans  un  cercueil 
depuis  vingt-cinq  ans  seulement;  si  le  soldat  des  Pyramides, 
de  Wagram  et  d'Austerlitz  avait  pu  deviner  qu'un  jour,  au  lieu 
de  l'aller  attendre  sur  le  bord  de  la  mer  .  pendant  six  mois  ,  à 
genoux  et  la  tète  nue,  la  France  ne  songerait  qu'à  demander 
des  nouvelles  de  quelque  vaisseau  anglais  devant  Saint-Jean- 
d'Acre  démantelé,  il  aurait  compris  enfin  toute  la  vanité  de  la 
gloire  ,  et  il  se  serait  pris  à  soupirer  bien  fort  ! 

rsous  en  étions  là  de  la  question  d'Orient ,  lorsque  tout  d'un 
coup  ,  et  comme  pour  faire  trêve  à  ces  disputes  dont  nul  ne  peut 
dire  encore  le  résultat,  des  nouvelles  arrivèrent  de  Sainte-Hélène. 
Depuis  six  mois  qu'on  lavait  oublié  encore  une  fois,  on  re- 
pariait de  l'empereur  enfin.  Cette  expédition  funèbre  reprenait 
le  dessus;  mais  aussi  quelles  nouvelles  nous  venaient  de  là-bas  ! 
Le  vaisseau  du  prince  de  Joinville  avait  touché  Sainte-Hélène, 
les  Anglais  étaient  accourus  au-devant  de  la  Belle-Poule  pour 
recevoir  ces  envoyés  de  la  France,  et  les  uns  et  les  autrrs  ils 
avaient  marché  de  compagnie  dans  cette  vallée  de  ISapoléon  que 
nous  connaissons  tous ,  les  uns  et  les  autres ,  pour  nous  y 
etie  rendus  par  la  pensée  comme  dans  un  pieux  pèlerinage. 
Hélas  !  rien  n'est  plus  vrai  ;  ce  petit  coin  de  terre  perdu  dans  un 
écueil  de  la  vaste  mer,  il  a  occupé  tout  d'abord  notre  jeune 
pensée  ;  nous  avons  mené  le  deuil  autour  de  ce  saule  pleureur  ; 
nous  nous  sommes  désaltérés  à  cette  source  limpide;  nous  avons 


KEYI  E  DE   P\RIS.  2n 

jeté  nos  premières  fleurs  et  nos  premiers  vers  sur  cetle  pierre 
de  cinq  pieds  qui  contenait  l'empereur.  L'humble  cimetière  de 
notre  village  ,  à  l'endroit  même  où  notre  mère  repose,  à  l'en- 
droit où  une  croix  de  bois  porte  le  nom  de  notre  père,  ne  nous 
est  pas  plus  familier  et  plus  connu  que  le  cimetière  de  Sainte- 
Hélène.  Que  de  fois  nous  avons  parcouru  la  vallée,  quand  la 
nuit  était  sombre,  quand  le  vent  s'élevait  de  la  mer!  que  de 
fois  nous  avons  cherché  sur  ce  sable  mouvant  les  traces  éter- 
nelles du  grand  empereur  !  C'est  qu'aussi ,  en  ce  temps-là  , 
nous  étions  bien  jeunes ,  c'est  que ,  dans  l'éblouissement 
de  nos  quinze  ans  ,  la  gloire  ne  nous  apparaissait  que  sous  son 
côté  lumineux;  c'est  que  nous  aurions  été  hors  de  nous-mêmes 
si  l'on  nous  eût  voulu  montrer  les  taches  de  ce  soleil  ;  c'est 
qu'aussi,  dans  ce  temps-là,  il  y  avaient  de  grands  poètes  qui 
vous  parlaient  de  l'empereur  comme  il  en  faut  parler  quand  on 
est  un  poète.  Il  y  avait  lord  Byron,  ce  génie  déchaîné,  qui 
s'inclinait  avec  respect  devant  le  captif  d'Angleterre.  Il  y  avait 
Béranger,  qui  mêlait  dans  une  si  admirable  confusion  la  gloire 
et  l'amour,  l'empereur  et  Lisette,  les  misères  de  Moscou  et  le 
vin  de  Champagne  qui  brille  au  dessert,  tous  les  enchantements, 
tous  les  enthousiasmes  ,  toutes  les  heureuses  passions  de  la 
jeunesse  réunis  dans  le  même  refrain  ;  heureux  pêle-mêle  de 
seins  nus  et  de  moustaches  grisonnantes,  de  visages  blonds  et 
roses  et  de  figures  cicatrisées,  de  vieux  soldats  et  déjeunes  filles 
qui  répèlent  le  mot  d'ordre  dans  un  parfait  accord  de  sentiments  : 
vive  l'amour  et  vive  l'empereur  !  vive  la  gloire  et  vive  la  jeu- 
nesse !  —  Comme  aussi  il  y  avait  en  ce  temps-là  la  chambre  des 
députés  qui  l'installait  dans  l'opposition  et  dans  l'avenir;  il  y 
avait  le  général  Foy,  qui  par  lait  en  même  temps  de  l'empereur 
son  maître  et  de  l'invasion  ,  qui  glorifiait  la  liberté  et  l'empire, 
qui  se  dressait  d'un  pied  ferme  sur  les  hauteurs  sanglantes  de 
Waterloo,  pour  proclamer  de  si  haut  la  haine  des  vieilles  mon- 
archies ,  l'envahissement  du  clergé,  les  traités  de  1815.  11  y 
avait  tout  cela  ,  et  en  même  temps  la  colonne  était  privée  de 
son  héros  ;  l'image  du  grand  homme  était  proscrite  dans  toute 
l'Europe  ;  prononcer  son  nom  était  un  crime  ;  son  ombre  même 
inquiétait  les  rois  du  droit  divin.  Les  insensés  !  ils  ne  voyaient 
pas  au  contraire  qu'une  lois  ce  géant  ôlé  de  notre  histoire  ,  nous 
allions  nous  trouver  non  plus  en  présence  de  la  gloire  des  armei, 


216  REVLE  DE  PARIS. 

qui  veut  avant  tout  l'ordre ,  l'obéissance  ,  l'autorité ,  mais  en 
présence  d'un  autre  danger  bien  plus  réel ,  en  présence  des  doc- 
trines de  la  convention. 

Mais  revenons  aux  ambassadeurs  de  la  France  à  Sainte-Hé- 
lène. Ils  ont  dignement  accompli  la  sainte  mission  qui  leur  était 
confiée.  A  peine  arrivés  sur  celte  terre  d'exil  dont  ils  devaient 
emporter  avec  eux  toute  la  poésie ,  toute  la  gloire ,  ils  se  sont 
avancés  lentement  dans  cette  vallée  de  larmes  ;  ils  ont  trouvé 
ces  chemins  qui  leur  étaient  connus  aussi  bien  qu'à  nous;  ils 
ont  salué  le  saule  pleureur  et  la  source  d'eau  vive  ,  la  pierre, 
le  tombeau.  Alors  ils  se  sont  approchés,  et  à  cette  terre  qui 
n'avait  pas  voulu  rendre  son  captif,  ils  ont  redemandé  son 
mort.  Celte  terre  a  longtemps  résisté  ;  le  mort  était  là-bas,  tout 
au  fond .  enveloppé  dans  son  manteau  des  batailles  ,  son  épée  au 
côté  ,  et  il  dormait  jusqu'au  jour  du  jugement  éternel. 

Certes  ce  fut  là  un  moment  plein  d'anxiété  et  à  jamais  mé- 
morable, quand  le  cercueil  impérial  revit  le  jour.  Voilà  donc, 
là  contenue,  la  cendre  de  cet  autre  César.  Cependant,  le  cercueil 
résonnait  comme  un  cercueil  vide  5  car,  tout  grand  qu'il  était, 
cel  homme  que  le  monde  ne  pouvait  pas  contenir,  il  n'a  pas  pu 
suffire  à  remplir  un  coffre  de  chêne.  Enfin  le  cercueil  est  ouvert, 
et  soudain  ,  ô  miracle  !  cette  noble  figure  reparaît ,  comme  elle 
était  avant  la  mort.  C'est  bien  là  ce  front  vaste  et  intelligent  sur 
lequel  ont  reposé  les  destinées  du  monde;  c'est  bien  là  cette 
petite  main  qui  portait  si  haut  et  d'une  façon  si  ferme  le  globe 
impérial.  Voilà  bien  ce  grand  cœur  qui  a  résisté  aux  plus 
puissants  enivrements  de  la  bataille .  de  la  royauté  et  de  la  con- 
quête ,  et  que  les  plus  grands  malheurs  n'ont  pu  briser.  Oh  !  c'est 
bien  vous,  mon  empereur!  Vous  avez  dormi  bien  longtemps. 
Comment  donc,  dans  votre  cercueil ,  n'avez-vous  pas  entendu 
s'agiter  le  monde?  Comment  donc  le  grand  bruit  de  juillet  ne 
vous  a-t-il  pas  réveillé  en  sursaut?  Et  pourquoi,  maintenant 
que  l'Angleterre  s'agite  encore  une  fois  contre  nous ,  restez-vous 
immobile  au  fond  de  ce  calcaire  anglais  ?  A  quoi  l'empereur  eût 
pu  répondre,  s'il  eût  daigné  répondre  :  a  Laisse-moi,  qui  que 
tu  sois,  dans  mon  repos  et  dans  ma  gloire.  Pour  me  reposer  de 
tant  de  fatigues ,  j'ai  besoin  de  dormir  jusqu'à  la  fin  des  siècles. 
Mais  je  crois  bien  que  la  trompette  du  dernier  jugement  me 
trouvera   encore  fatigué  sous  le  poids  de  l'infortune  et  de  la 


REVUE  DE  PARIS.  217 

gloire.  Laisse-moi  dormir,  laisse-moi  dormir  à  côté  de  mes  ba- 
tailles mortes  comme  moi.  Depuis  que  je  suis  là  dans  ce  trou ,  " 
que  je  me  suis  creusé  moi-même  à  moi-même ,  heure  par  heure, 
comme  un  chartreux,  en  me  disant  :  Grand  empereur,  il  faut 
mourir,  pas  un  bruit  ne  m'a  réveillé,  pas  une  misère  n'a 
troublé  mon  sommeil.  Ma  veuve  s'est  remariée  deux  ou  trois 
fois  depuis  moi,  et  c'est  à  peine  si  elle  m'est  apparue  toute 
souillée  dans  mes  rêves.  Mon  fils,  mon  pauvre  enfant ,  le  reste 
de  mon  sang  et  de  mon  àrae,  un  enfant  à  qui  je  donnais  des 
royaumes  comme  un  autre  père  eût  donné  des  hochets ,  il  est 
mort  chez  les  Allemands  qui  m'avaient  trahi ,  et  c'est  à  peine  si 
mon  vieux  cœur  s'est  ému  de  pitié!  Laisse-moi  dormir,  laisse- 
moi  dormir  !  Je  n'ai  plus  de  cœur,  je  n'ai  plus  d'entrailles.  Que 
parles-tu  de  juillet  et  des  trois  jours  !  J'ai  senti,  il  est  vrai,  quel- 
que chose  qui  se  soulevait  autour  de  moi;  on  eût  dit  une  tem- 
pête avortée  de  l'Océan.  J'ai  entendu  comme  qui  dirait  tout  là- 
bas,  sur  le  trône  brisé  des  Bourbons,  que  j'exècre  et  que  j'ai 
trop  méprisés,  crier  :  Vive  l'empereur!  Alors  je  me  suis  re- 
tourné sur  ma  gauche  entr'ouverte,  et  je  me  suis  dit  tout  en 
dormant  :  De  quel  empereur  parlent-ils  donc  là-bas?  Laisse-moi 
dormir,  laisse-moi  dormir;  je  n'ai  plus  de  couronne,  je  n'ai 
plus  d'épée,  je  n'ai  plus  de  famille.  Un  de  mes  neveux  a  été  tué 
par  des  sbires  du  pape;  l'autre  neveu  a  été  traité  comme  un 
écolier  en  vacance  qui  escalade  les  murs  d'un  verger;  ma  propre 
nièce  est  mariée  à  un  Russe.  Laisse-moi  dormir  :  j'ai  eu  ma 
part  et  ma  grande  part  de  toutes  les  agitations  humaines.  Je 
n'en  veux  plus.  J'ai  supporté  toutes  les  gloires  :  je  n'en  peux 
plus  supporter.  Dans  ma  poitrine  se  sont  agitées  autant  de  dou- 
leurs qu'une  poitrine  humaine  en  peut  contenir.  Que  venez-vous 
faire  ici  après  vingt-cinq  ans  d'oubli  et  de  mort,  que  voulez- 
vous  de  moi?  qu'atlendez-vous  de  moi?  Je  ne  puis  plus  rien 
pour  vous;  je  ne  suis  plus  rien  pour  vous  ;  pour  vous  j'ai  fait 
tout  ce  que  je  pouvais  faire.  Je  suis  à  bout  de  travaux  et  de  mé- 
ditations. Je  vous  ai  sauvés  de  l'anarchie,  je  vous  ai  rendu  le 
Dieu  chrétien  que  vous  aimiez  et  auquel  je  ne  croyais  pas ,  car 
je  ne  croyais  qu'à  ma  divinité  toute-puissante;  j'ai  retrouvé  vos 
lois  qui  s'étaient  perdues  dans  l'abîme  des  révolutions;  je  vous 
ai  conduits  tout  armés  à  travers  le  monde,  qui  s'est  abaissé  de- 
vant vous  jusqu'à  l'humiliation  la  plus  amère.  Si  vous  savez 


215  REVUS  DE  PARIS. 

vous  battre ,  c'est  que  j'ai  été  votre  maître  ;  si  vous  savez  obéir, 
c'est  à  moi  que  vous  le  devez;  si  l'Europe,  victorieuse  enfin  à 
son  tour,  a  reculé  devant  un  partage  de  cette  France  bien- 
aimée,  c'est  que  l'Europe  se  souvenait  que  vous  aviez  été  mes 
compagnons  d'armes;  et  pourtant,  vous  m'avez  abandonné, 
vous  m'avez  renié  plus  de  trois  fois ,  comme  saint  Pierre  a 
renié  le  Christ.  Vous  vous  êtes  servis  de  mon  nom  pour  faire  de 
la  poésie  et  de  la  prose.  Je  suis  devenu  un  sujet  de  déclamation 
dans  vos  rhétoriques.  Après  votre  nouvelle  révolution,  vous 
n'avez  pensé  ni  à  mon  fils  ni  à  ma  famille.  Vous  avez  pris  mon 
drapeau  parce  que  vous  aviez  besoin  d'un  drapeau  tout  fait; 
mais  vous  avez  remplacé  mon  aigle  par  le  coq  gaulois  ;  et  main- 
tenant ,  quand  moi  je  ne  songe  plus  à  vous  ,  quand  je  suis  là 
tranquille  enfin  ,  tout  occupé  à  dormir,  voici  que  vous  venez 
me  prendre  sans  me  demander  si  je  veux  en  effet  quitter  ce  coin 
de  terre  où  je  suis  mort.  » 

A  quoi  on  lui  a  répondu  :  «  Magnanime  empereur,  il  faut 
nous  suivre.  Assez  long-temps  la  France  vous  a  appartenu. 
C'est  maintenant  à  vous  d'appartenir  à  la  France.  Il  y  va  non 
pas  de  voire  gloire,  mais  de  la  nôtre.  D'ailleurs,  vous  l'avez 
dit  vous-même  :  Que  mon  tombeau  soit  sur  les  rives  de  la 
Seine.  Votre  tombeau  est  tout  prêt,  sire;  il  est  digne  de  vous  et 
de  la  France.  Nous  vous  donnons  en  entier  pour  votre  sépul- 
ture l'hôtel  royal  des  Invalides,  dont  vous-même  vous  avez 
doré  le  dôme  ,  comme  si  vous  eussiez  prévu  qu'il  devait  être  un 
jour  votre  épitaphe  et  votre  tombeau.  » 

Aussitôt  donc  que  le  regard  ému  et  attristé  se  fut  reposé  sur 
ce  noble  visage  (  spectacle  qui  ne  sera  plus  donné  jamais  à  aucun 
homme  vivant  en  ce  monde) ,  le  cercueil  impérial  s'est  refermé. 
L'empereur  a  quitté  à  tout  jamais  celle  ileoù  il  a  tant  souffert;  il 
s'est  retrouvé  encore  une  fois  à  l'ombre  de  ses  trois  couleurs  ;  il  a 
traversé  denouveaucette  mer  plusquejamais étonnée  de  se  voir 
traversée  dans  des  appareils  si  divers.  Autour  du  vais- 
seau la  mer  a  fait  silence,  le  vent  obéissait  à  la  voile,  chaque 
jour  la  France  se  rapprochait  comme  poussée  par  une  main  in- 
visible. —  Deuil  mêlé  de  joie,  convoi  funèbre  et  triomphal  à  la 
fois ,  conquête  pacifique  d'un  cadavre ,  empereur  qui  revient 
dans  son  empire  ,  révolution  accomplie  ,  France  qui  altend, 
tout  est  là  au  milieu  de  ce  point  noir  dans  les  flots. 


REVUE  DE  PARIS.  219 

Une  seconde  fois  depuis  le  départ  de  la  Belle-Poule ,  la 
France  s'est  émue.  L'empereur  arrivait  enfin,  et  pour  huit- 
grands  jours  les  inquiétudes,  les  espérances,  les  craintes  de  la 
nation  ont  été  suspendues.  Il  n'y  a  encore  que  l'ombre  de  l'em- 
pereur pour  obtenir  une  pareille  trêve  aux  passions  qui  nous 
agitent.  —  Il  a  quilté  la  mer;  il  est  entré  enfin  dans  cette  ri- 
vière de  Seine  qui  venait  battre  au  temps  de  sa  gloire  les  mu- 
railles de  son  palais;  il  a  remonté  lentement  ces  doux  rivages 
qui  tressaillaient  à  son  nom  seul.  En  vain  l'hiver  était  rude  ,  on 
accourait  de  toutes  parts  sur  le  passage  de  Sa  Majesté.  Les  vieil- 
lards se  jetaient  à  genoux ,  les  femmes  pleuraient  de  joie ,  les 
petits  enfants  regardaient  de  tous  leursyeux  et  de  toute  leur  âme 
passer  le  convoi  funèbre,  afin  de  s'en  souvenir  quelque  jour, 
quand  à  leur  tour  ils  seront  devenus  des  vieillards.  Il  y  avait 
encore  dans  la  foule  quelque  vieux  soldat  qui  avait  connu  le 
héros ,  qui  l'avait  entendu  parler,  qui  l'avait  vu  agir,  qui  cher- 
chait à  le  reconnaître  à  travers  tous  ces  cercueils  et  tous  ces 
crêpes.  Enfin  la  flottille  s'est  arrêtée  non  loin  de  Paris.  Le  len- 
demain, l'empereur  devait  faire  son  entrée  triomphale  dans  ce 
Paris  tour  a  tour  son  ami.  son  esclave,  son  compagnon  d'armes, 
et  enfin  son  juge  ;  ville  bien  faite  pour  un  pareil  homme,  si 
vaste  en  effet ,  si  remplie  de  passions  ,  de  travaux  ,  de  révoltes 
et  d'idées,  que  ,  seule  entre  toutes  les  villes  de  ce  monde,  elle  a 
été  assez  vaste  pour  suffire  à  l'empereur. 

Ici  a  commencé  celte  longue  suite  de  cérémonies  dont  nous 
parlions  en  commençant  ce  chapitre.  Jamais  la  préoccupation 
historique  ne  s'est  fait  sentir  comme  elle  s'est  fait  sentir  dans  les 
moindres  détails  de  ce  voyage.  Ainsi ,  à  peine  le  départ  du  prince 
de  Joinville  fut-il  décidé,  le  12  mai  1840  vla  date  est  à  garder), 
qu'on  s'inquiéta  tout  d'abord  du  cercueil  de  l'empereur.  On  nous 
apprit,  avec  un  soin  extrême  ,  la  forme  du  cercueil;  il  était 
long  de  deux  mètres  cinquante-six  centimètres;  il  était  large 
d'un  mètre  cinq  centimètres;  il  était  en  bois  d'ébène  massif 
d'une  teinte  noire  et  tout  à  fait  pareil  au  marbre.  Sur  chacune 
des  faces  se  trouvait  une  aigle  couronnée.  La  clé  du  cercueil 
était  en  fer  par  le  bas,  en  bronze  doré  par  le  haut.  On  vous 
disait  en  même  temps  le  velours  du  poêle  funéraire,  le  chiffre, 
le  médaillon  ,  les  abeilles  d'or.  Dans  la  Belle- P ouïe ,  on  vous 
racontait  la  chapelle  ardente.  les  figures  allégoriques.  l'Histoire 


MO  REVUE  DE  PARIS. 

et  la  Justice ,  la  croix  de  la  Légion  d'honneur  el  la  Religion, 
le  nom  et  les  prénoms  de  chaque  passager;  et  enfin,  quand  le 
prince  de  Joinville  se  fut  emparé  de  ces  précieuses  dépouilles, 
il  dressa  lui-même  avec  un  rare  talent  l'acte  d'exhumation. 
Grâce  à  l'énergie  de  la  phrase  et  à  la  sobriété  de  l'expression, 
c'est  vraiment  là  une  pièce  historique,  et  encore  du  meilleur 
temps.  Rien  n'y  manque,  tout  est  simple,  clair,  précis;  les  dis- 
positions indiquées  par  le  jeune  capitaine  pour  les  honneurs  à 
rendre  à  l'empereur  .  sont  d'un  grand  effet  dans  ce  récit.  Ce 
canon  qui  tire  de  minute  en  minute,  ces  vergues  en  pantenne, 
ces  pavillons  ù  mi-mâts,  et  bientôt  ces  salves  des  navires  pa- 
voises, ces  deux  rangs  d'officiers  sous  les  armes ,  cette  joie  qui 
succède  à  tout  ce  deuil,  ce  sont  là  tout  à  fait  des  détails  comme 
les  aime  la  vieille  histoire,  négligés  par  Tacite,  dédaignés  par 
Salluste ,  mais  recherchés  avec  passion  par  Hérodote  et  Tite- 
Live.  A  peine  Napoléon  était-il  sorti  de  Sainte-Hélène,  vingt- 
cinq  années  jour  par  jour,  qu'un  navire  venant  d'Europe  apprit 
au  prince  de  Joinville  tous  les  bruits  de  guerre  qui  s'agitaient 
là-bas.  La  guerre  n'était  pas  déclarée  encore  ,  mais  elle  pou- 
vait l'être  demain.  Aussitôt  le  prince  assemble  son  conseil  de 
guerre,  et  il  déclare  que,  s'il  est  attaqué,  il  veut  se  défendre; 
que,  s'il  est  le  moins  fort,  il  se  fera  sauter,  lui  et  son  vaisseau, 
et  le  cercueil,  et  qu'ils  resteront  tous  ensevelis  dans  la  mer. 
A  ce  discours  du  prince,  l'équipage  crie  vivat  !  En  même  temps 
les  cloisons  sont  démolies,  les  chambres  provisoires  établies 
dans  la  batterie  disparaissent  pour  faire  place  au  canon,  tous  les 
meubles  sont  jetés  à  la  mer.  Ils  faisaient  là  encore  de  l'histoire, 
ces  jeunes  gens  !  Ils  étaient  flattés  en  secret  de  trouver  un  pa- 
reil dénouement  à  une  pareille  vie.  Pas  un  d'eux  qui  n'eût  été 
heureux  et  fier  de  mourir  englouti  dans  les  mêmes  eaux  que  le 
cercueil  impérial  !  Ah  !  si  la  France  sait  se  servir  quelque  jour 
de  celle  passion  pour  la  gloire  qui  agite  ses  enfants,  si  elle 
sait  mettre  à  profit  ce  besoin  de  renommée  qui  les  pousse, 
quels  admirables  résultats  elle  peut  tirer  de  celte  fièvre  natio- 
nale !  Vous  savez  le  reste  de  ce  voyage  ;  mais  ce  que  vous  ne 
savez  pas  ,  c'est  qu'on  avait  envoyé  au-devant  du  prince  un 
bateau  chargé  de  tentures  et  de  guirlandes,  un  véritable  céno- 
taphe flottant  qu'on  eût  dit  arrangé  par  les  décorateurs  et  les 
machinistes  delOpéra.  Le  jeune  capitaine,  homme  de  bon  sens 


REVUE  DE  PARIS.  2:21 

connue  il  l'est,  refusa  lout  net  do  se  servir  de  cette  machine.  II 
fit  arracher  ces  crêpes   funèbres,  il  fit  couper  ces  guirlandes- 
inutiles.  —  Nous  n'avons  pas  besoin  d'autre  ornement,  disait-il, 
que  le  cercueil.  —  Seulement  le  vaisseau  fut  peint  en  noir,  et 
il  déposa  à  Courbevoie  son  royal  passager. 

Le  reste  de  ce  triomphe  n'est  plus  qu'une  affaire  de  monu- 
ments de  bois ,  de  slatues  et  de  plâtres ,  de  vases  funèbres  rem- 
plis de  poix  résine,  de  longues  trompettes  murmurant  tous  bas 
leurs  accords  mélancoliques  sur  la  musique  de  l'auteur  du  Pos- 
tillon de  Longjtimeau.  Jamais  que  nous  sachions,  on  ne  s'é- 
tait donné  plus  de  peine  pour  trouver  une  décoration  convena- 
ble à  une  cérémonie  qui  devait  se  faire  remarquer  surtout  par 
l'absence  de  toute  décoration  superflue.  Que  font  en  effet  à 
l'empereur  Napoléon  ces  crêpes,  ces  bois  dorés,  ces  velours 
économiques  en  tissu  de  verre,  celte  poix  fumante,  cet  appareil 
emprunté  au  cortège  de  la  Juive  :  misère,  vanité,  néant,  dou- 
leur d'emprunt  que  le  tapissier  emporte  et  rapporte.  L'empe- 
reur Napoléon  n'avait  besoin  de  personne  pour  donner  sa  der- 
nière fête,  la  plus  brillante,  pour  gagner  sa  bataille  la  plus  dif- 
ficile. Que  peuvent  ajouter  toutes  ces  choses  futiles  à  la  gloire 
de  ces  âmes  extraordinaires  !  En  même  temps  ,  et  comme  pour 
accompagner  ces  statues  de  vingt-quatre  heures,  ce  cénotaphe 
d'un  jour,  arrivaient  tous  les  poètes  de  la  France,  les  plus 
grands  elles  plus  petits;  poésie  asthmatique, lyres  sans  cordes, 
refrains  prétentieux,  insipide  et  importun  bourdonnement,  qui 
ne  vaut  pas  ,  tant  s'en  faut,  un  coup  de  canon  sur  l'esplanade  de 
l'Hôtel  des  Invalides.  A  cette  improvisation  de  la  poésie  con- 
temporaine, à  laquelle  la  poésie  se  préparait  depuis  tantôt  six 
mois ,  ils  ont  tous  échoué  d'une  façon  lamentable.  Stérilité  fu- 
neste !  poésie  menteuse  !  Soyez  donc  un  grand  homme  pour 
être  adopté  par  les  petits  enfants  et  pour  servir  de  texte  à  leurs 
discours  de  rhétorique  :  Ut  pue  ris  placeas,  et  déclamât  io  fias, 
comme  dit  Juvénal.  Ah  !  dans  ce  beau  xvne  siècle  ,  pour  lequel 
nous  n'avons  pas  assez  de  respect,  ce  n'était  pas  ainsi  que  s'ho- 
noraient les  grands  hommes;  ce  n'était  pas  avec  des  toiles 
peintes,  des  plâtres,  de  mauvais  vers,  du  carton  doré,  des 
marches  et  des  contre-marches,  des  valets  de  pied  en  livrée, 
et  un  faux  cheval  de  bataille;  c'était  par  l'éloquence,  par  le 
génie.  C'était  Bossuet  qui  venait  recevoir  le  grand  Condé  et  ra- 
12  19 


2-_>->  REVUE  l)h  PARIS. 

conter  au  monde  les  travaux  de  son  héros.  C'était  Bossuet  qui 
fermait  la  tombe  de  la  reine  d'Angleterre  ,  et  vous  savez  de 
quelle  façon  solennelle.  Par  cet  illustre  moyen ,  la  gloire  de 
l'orateur  et  la  gloire  du  héros  célébré  se  mêlaient  sans  se  con- 
fondre, et  vous  étiez  sûr  que  qui  disait  un  héros  disait  un  chef- 
d'œuvre  en  même  temps. 

D'autres  que  nous  ont  raconté  tous  les  longs  et  frivoles  dé- 
tails de  la  cérémonie  du  15  décembre  ;  la  flottille  de  Courbe- 
voie,  la  décoration  du  pont  de  Neuilly  ,1a  colonne  roslrale  de 
quaranie-cinq  mètres  ,  les  trophées  d'armes,  l'Are-de-Triom|.lie 
entouré  de  ses  douze  grands  mâts  de  couleur  bronzée  (  et  quel 
horrible  petit  char  en  bois  doré,  sur  ces  hauteurs  !  ) ,  les  pié- 
destaux, les  colonnes,  les  statues,  les  candélabres  antiques,  les 
lampes  funèbres,  les  chiffres,  les  emblèmes,  la  statue  de  l'im- 
mortalité au  péristyle  de  la  chambre  des  députés,  l'amphithéâ- 
tre de  la  terrasse  du  palais-Bourbon,  la  statue  colossale  du  quai 
des  Invalides,  et  cette  longue  file  de  rois  et  de  capitaines  bien 
étonnés  de  se  trouver  ensemble  pour  recevoir  l'empereur  Napo- 
léon. Singulière  idée,  en  effet  !  Louis  XIV,  Louis  IX,  Char- 
les VII,  François  Ier,  Henri  IV,  et  même,  qui  le  croirait?  le 
prince  de  Condé,  l'aïeul  du  duc  d'Enghien.  venant  recevoir 
l'empereur  Napoléon  !  On  vous  a  dit  aussi,  à  la  grille  d'entrée 
de  l'hôtel  des  Invalides,  les  rangées  de  candélabres,  les  casso- 
lettes, la  chapelle  ardente,  les  frontons  ornés  des  armes  impé- 
riales, les  pilastres  surmontés  de  l'aigle,  les  couronnes  d'immor- 
telles, les  Victoires,  les  bas-reliefs  imitant  le  bronze.  Vous 
savez  aussi,  à  celte  heure,  l'ordre  du  cortège  :  la  garde  munici- 
pale, les  lanciers,  les  sapeurs-pompiers,  les  cuirassiers,  les 
écoles  militaires ,  les  batteries  d'artillerie,  les  vétérans,  la 
garde  nationale  ,  et  tout  ce  brillant  pêle-mêle  de  vieux  et  de 
jeunes  uniformes.  Ce  n'est  donc  pas  notre  affaire  à  nous  de 
vous  raconter  toutes  ces  choses;  on  les  trouvera  dans  d'autres 
archives.  Nous  voulons  direseulement  que  le  bel  instant  de  cette 
apothéose,  c'a  été  le  moment  où  l'empereur  a  passé  sous  cet 
arc  de  triomphe  commencé  par  lui.  A  cet  instant,  l'empereur  a 
retrouvé  l'enthousiasme  et  le  soleil  d'Austerlitz;  le  monument 
a  tressailli  jusque  dans  ses  fondements,  l'on  eût  dit  qu'il  gran- 
dissait de  cent  coudées.  Dans  l'église  des  Invalides,  au  biuit 
ries  canons,  l'empereur  a  été  porté,  et  là  alors,   le  prince  de 


P,K\  IE  DE  PARIS.  *** 

Joinville,  s'avançant  Fépée  à  la  main,  a  dit  au  roi  son  père  : 
Sire,  je  vous  présente  le  corps  de  l'empereur  Napoléon.  A  quoi 
le  roi  a  répondu  d'une  voix  forte  i  Je  le  reçois  au  nom  de  la 
France.  Cette  fois  encore,  vous  voyez  l'histoire  qui  s'arrange 
et  se  prépare;  l'historien  n'aura  plus  qu'à  copier,  le  peintre 
aussi.  Nous  vous  faisons  grâce  des  autres  détails;  vous  êtes  le 
maître  de  chercher  dans  la  foule,  les  fidèles  amis  de  l'empereur 
le  général  Gourgaud,  le  général  Bertrand ,  le  comte  Molitor, 
et  le  vieux  maréchal  Moncey,  qui  s'est  fait  porter  auprès  du 
cercueil  de  son  maître,  et  qui  s'est  mis  à  genoux  les  mains 
jointes  ,  en  disant  comme  le  vieux  Siméon  :  Nunc  dimittis 
servum  tuum;  maintenant  ,  je  puis  mourir.  Eu  même  temps 
plusieurs  des  vieux  soldats  de  la  grande  armée,  tout  mutilés 
par  les  batailles  ,  tout  blanchis  par  les  années,  à  genoux  malgré 
la  consigne,  baisaient  en  sangiottant  les  coins  du  drap  funé- 
raire. Ace  moment-là  enfin,  la  poésie  s'est  montrée  à  cette  fête. 
A  ce  moment-là  tous  les  oripeaux  funèbres  ont  disparu  pour 
laisser  place  aux  vivants  souvenirs,  à  l'enthousiasme  sincère, 
aux  larmes  véritables.  A  ce  moment-là  aussi,  les  complaintes 
de  M.  Halévy .  de  M.  Adam  et  de  Bf.  Auber,  mélodies  incomplè- 
tes et  tourmentées,  ont  fait  place  au  Requiem  tout-puissant  de 
Mozart.  Certes,  vous  avez  bien  raison  ,  messieurs,  d'appeler 
enfin  à  votre  aidequelque  chef-d  œuvre  dans  cette  solennité  où 
rien  n'a  été  à  la  hauteur  de  la  fêle.  Certes,  vous  avez  bien  rai- 
son de  mettre  tous  vos  oripeaux  à  l'abri  du  génie  de  Mozart. 
Mais  cependant  la  France  en  est-elle  venue  là,  que,  dans  cette 
cérémonie  auguste  et  sainte,  quand  il  s'agit  de  célébrer  le  plus 
grand  homme  des  temps  modernes,  ni  le  sculpteur,  ni  le  pein- 
tre, ni  l'architecte,  ni  le  musicien  ,  ni  le  poète ,  ni  l'orateur 
n'aient  été  à  la  hauteur  de  leur  mission  ?  Eh  bien  !  qu'allen- 
dent-ils  donc  pour  se  révéler  enfin  les  uns  et  les  autres?  Quel 
héros  plus  illustre  ,  quel  sujet  plus  naturel,  quelle  gloire  moins 
contestée  ?  M.  le  prince  de  Joinville  ,  qui  déjà  se  connaît  en 
enthousiasme,  racontait  à  ce  sujet  que  ce  qui  l'avait  le  plus 
touché  dans  son  voyage,  c'était  une  pauvre  famille  des  bords 
de  la  Seine ,  passé  le  Pont  de  l'Arche.  La  famille  s'était  rendue 
dans  son  petit  champ  sur  les  bords  de  la  rivière.  Les  quatre 
enfants  s'étaient  jetés  à  genoux  les  mains  jointes.  La  femme  et 
le  mari  tenaient  unr*  longue   perche  surmontée  d'un  drapeau 


224  REVUE  Dfc  PARIS. 

tricolore,  et  le  vieux  grand-père,  affublé  d'un  uniforme  tout 
usé  ,  déchargeait  en  l'air  une  carabine  qui  datait  pour  le  moins 
d'Austerlitz.  Il  y  avait  en  effet  tant  d'enthousiasme  naïf,  tant 
de  bonheur  vrai ,  dans  celte  honnête  famille ,  qu'il  était  impos- 
sible de  ne  pas  en  être  ému  et  charmé. 

Et  maintenant  qu'il  repose  dans  son  triomphe,  dans  sa  gloire 
et  dansson  église,  le  héros  de  lantde  batailles  ,  maintenant  que 
Sainte-Hélène  a  rendu  sa  proie,  maintenant  que  cette  immense 
lacune  de  la  cité  parisienne  est  comblée,  nous  n'avons  plus  à 
faire  qu'un  seul  vœu ,  c'est  qu'au  moins  l'art  contemporain, 
après  toute  sorte  de  tâtonnements  ridicules,  finisse  par  élever 
à  Sa  Majesté  l'empereur  Napoléon  un  tombeau  digne  de  lui. 


Critique  fttttratrr. 


HISTOIRE   DE  LA   VIE   ET   DES  POESIES   D'HORACE  , 
PAR    M.    WALCKENAEB    (1). 


«  Une  infinité  d'habiles  gens  ont  travaillé  sur  les  poésies 
d'Horace  :  les  uns  ont  fait  de  savantes  notes,  les  autres  de  bel- 
les traductions  ;  mais  reste  encore  bien  des  choses  à  faire.  »  Tel 
était  en  1736,  en  une  séance  solennelle  de  l'Académie  des  In- 
scriptions, le  jugement  que  M.  l'abbé  Coulure,  membre  alors 
connu  de  celte  docte  assemblée,  exprimait  sur  les  nombreux 
commentateurs  de  l'ami  de  Mécène.  L'abbé  Coulure  avait  raison 
sans  doule,  car  depuis  ce  lempson  pourrait  facilement  compter 
quelques  centaines  de  volumes,  prose  ou  vers  ,  destinés  à  re- 
produire ou  à  élucider  Horace.  Pour  tout  ami  de  l'antiquité 
classique,  le  voyage  à  Tibur  est  le  pèlerinage  de  la  Mecque,  et 
la  plus  brève  des  odes  du  grand  poète,  fouillée,  labourée  dans 
tous  les  mots  ,  donne  toujours  ,  comme  une  ruine  ,  quelque  en- 
seignement inattendu  à  la  science  du  passé.  Sans  nul  doute 
Horace  est  le  plus  lu,  le  plus  imprimé,  le  plus  traduit  et  par 
conséquent  le  plus  défiguré  des  poètes  romains.  Dès  1470  on 
l'imprime  à  Milan.  On  en  compte  dans  le  xve  siècle  soixanle- 

(1)  2  vol.  in-8».  chei  Michand  .  rue  «lu  Hasard,  40. 

19. 


226  RIVUI  bk  PARIS. 

une  éditions;  c'est  presque  autant  que  la  Bible.  En  1609,  il  a 
fini  son  tour  d'Europe  ,  il  est  reproduit  dans  toutes  les  langues, 
sous  toutes  les  formes,  même  en  vers  grecs.  C'est  partout  Ho- 
race avec  le  commentaire  des  plus  grands  savants  du  temps, 
doctissimorum  virorum.  Aide  épure  les  textes,  Lambin  les 
annote,  et  avec  une  telle  lenteur  d'attention,  que  le  mot  lam- 
biner en  est  resté  dans  notre  langue;  Jacques  Pelletier,  Habert 
de  Berry,  vers  1540,  translatent  en  rimes  françaises  l'Art  Poé- 
tique et  les  épî  très  : 

...  Bien  qu'en  translatant 

Y  ait  honneur,  mais  de  profit  pas  tant. 

Après  le  commentaire  vient  la  dispute.  Ce  grand  xvie  siècle, 
qui  bataillait  pour  le  pape  et  pour  la  messe,  bataille  avec  une 
égale  ardeur  pour  la  virgule  et  pour  le  point  ;  et  dans  cette  ré- 
publique des  lettres  f  où  les  plus  humbles  aspirent  à  la  dicta- 
ture, la  guerre  philologique  est  aussi  vive  que  la  guerre  reli- 
gieuse ,  car.  auprès  de  bien  des  gens ,  l'ode,  l'épître  ou  la  satire 
ont  acquis  déjà  plus  d'aulorité  que  le  texte  du  concile.  On  se 
querelle,  mais  on  admire  ,  souvent  même  sans  comprendre. 
L'étude  approfondie  n'affaiblit  en  rien  la  curiosité  ;  les  imita- 
lions  ,  les  traductions  se  multiplient  ;  c'est  un  motif  pour  reve- 
nir au  texte,  et  le  poêle  garde  toujours  son  public  délite.  Il  a 
ses  entrées  à  la  cour  de  Louis  XIV  comme  à  celle  d'Auguste. 
Mme  Dacier  oublie  volontiers  pour  lui  ménage  et  pot  au  feu  ; 
elle  oublie  même  le  mol  de  Quintilien,  qui  cependant  ne  s'adres- 
sait qu'aux  rhéteurs,  in  quibasdam  Horatium  nolim  inter- 
prétatif et  elle  affronte  les  éditions  complètes.  xMme  de  La  Fayette 
fait  sa  lecture  d'Horace,  Boileau  le  décalque.  D'Aguesseau  , 
dans  un  discours  de  rentrée,  en  conseille  l'élude  aux  graves 
avocats  du  roi.  Voltaire  lui  adresse  une  épître  qui  est  un  chef- 
d'œuvre  de  raison  et  de  raillerie.  Enfin,  dans  une  circonstance 
difficile,  le  grand  Frédéric,  ayant  besoin  de  courage  et  de  phi- 
losophie (c'était  quelques  jours  avant  la  bataille  de  Rosbach)  , 
demanda  au  professeur  Goltsched  une  leçon  publique  sur  Ho- 
race. Goltsched  traita  du  stoïcisme  du  poêle,  de  la  résignation 
dont  il  a  donné  de  si  justes  préceptes,  et  l'énergie  de  Frédéric 
en  fut  comme  relrpmpée. 


REVUE  DE  PARIS. 

Par  quelle  secrète  puissance  de  verve  et  de  raison  le  poète  de 
Tibur  a-t-il  donc  conquis  cette  admiration  universelle,  l'admi- 
ration de  Voltaire  et  de  l'abbé  Nonotle?  C'est  que  jamais  peut- 
être  organisation  poétique  n'a  été  plus  ouverte  à  tous  les  senti- 
ments profonds,  à  tous  les  caprices,  à  toutes  les  émotions  vives 
et  mobiles  qui  constituent  l'homme  dans  tous  les  temps,  dans 
toutes  les  sociétés;  c'est  qu'il  a  aimé  et  chanté  ce  que  nous 
avons  tous  aimé  ou  souhaité  trop  souvent  en  vain,  les  amitiés 
discrètes,  le  repos  .  l'étude,  les  promenades  oisives  ,  Cyrrha  ou 
Chloris.  Vingt  siècles  et  le  christianisme  nous  séparentdu  poêle, 
et  cependant  il  est  toujours  vrai,  toujours  senti;  nous  oublions 
Ligurinus,  et  les  amours  ancillaires ,  pour  ne  songer  qu'à  Lydie. 
Lejustum  et  tenacem  absout  le  soldat  de  Philippes,  et  nous 
l'aimons  tous  et  toujours,  suivant  l'âge,  pour  sa  sagesse  ou  sa 
folie.  Tel  est  le  charme  qui  s'attache  à  ce  grand  nom,  qu'il 
suffit  à  faire  rechercher  comme  une  heureuse  nouveauté  les 
deux  récents  volumes  de  M.  Walckenaer,  qui  n'ont  pas  moins 
de  six  cents  pages,  petit-texte.  V Histoire  de  la  vie  et  des  poé- 
sies d'Horace  est  une  œuvre  consciencieuse  ,  savante  à  la  ma- 
nière allemande,  peu  aiguisée,  mais  très-riche  de  détails.  Du 
reste,  on  excuse  la  diffusion  par  l'étendue  des  recherches.  Grœ- 
vius  n'eût  pas  fait  mieux.  Par  malheur,  l'unité  manque,  et  bien 
que  la  forme  d'art  ne  soit  pas  de  rigueur  à  l' Académie  des  In- 
scriptions ,  je  regrette  que  M.  Walckenaer  n'ait  point  transporté 
dans  son  livre  quelque  chose  du  procédé  de  M.  Patin.  Au  lieu 
de  suivre,  comme  l'habile  et  élégant  historien  de  la  poésie  la- 
tine ,  une  sorte  de  division  logique,  et  d'étudier  tour  à  tour  le 
poêle,  chez  lui ,  chez  Mécène  ,  à  Rome,  à  Tibur,  de  l'étudier 
comme  philosophe  ,  comme  écrivain,  comme  homme,  dans  ses 
rêveries,  dans  ses  lectures,  dans  ses  amours,  M.  Walckenaer 
a  adopté  pour  toutes  choses  l'ordre  chronologique,  et  son  livre 
est  devenu,  de  la  sorle,  une  espèce  de  labyrinthe,  où  l'on  passe 
souvent  par  les  mêmes  sentiers.  Il  y  a  bien  aussi  ça  et  là  quelques 
etourderies,  ce  qui  surprend  de  la  part  de  M.  Walckenaer. 
quelques  réflexions  sur  les  mœurs  antiques,  où  la  couleur  lo- 
cale est  un  peu  trop  fidèlement  gardée,  des  images  mythologi- 
ques, se  livrer  aux  plaisirs  de  Bacchus  et  de  F  émis,  par 
exemple,  et  quelques  autres  manières  de  dire  qui  rappellent  le 
père  Tarleroii.  Malgré  cela,  et  sauf  quelques  dissertations  sur 


228  REVUE  DE  PARIS. 

des  sujets  par  trop  connus,  le  livre  se  lit  avec  intérêt ,  car  il 
offre  sur  la  vie  romaine,  sur  le  caractère,  les  habitudes  d'Horace, 
des  renseignements  précieux,  et  que  leur  dispersion  dans  une 
foule  de  volumes  avait  fait  oublier  depuis  longtemps. 

C'est  avant  tout  la  précision  du  détail  intime  qui  attache  dans 
celte  étude.  On  aime  à  connaître  Horace,  tout  petit  enfant,  ap- 
prenant à  lire,  à  écrire  et  à  compter,  chez  le  maître  d'école 
Flavius;  c'est  là  pour  le  grand  poêle  la  salle  d'asile.  Il  passe 
ensuite  sous  la  direction  d'Orbilius  ,  le  professeur  de  littérature. 
Orbilius  Plagosus  corrigeait  ses  élèves  avec  une  lourde  férule 
et  un  martinet  armé  de  lanières  de  cuir,  absolument  comme  au 
collège  d'Harcourt  ou  chez  les  pères  de  l'Oratoire.  Puis  ,  à  tra- 
vers bien  des  détails  de  la  jeunesse ,  on  le  retrouve  à  Athènes 
occupé  de  politique  ,  de  poésie ,  admis  dans  le  grand  monde , 
étudiant  Homère ,  qui  formait  dans  l'antiquité  la  base  de  tout 
enseignement  élevé,  Ennius,  qui  lui  révèle  la  philosophie  de 
Pylhagore,  Lucrèce,  qui  lui  révèle  Épicure.  Il  conspire  avec 
Brutus,  il  fait  des  vers  avec  Virgile,  il  se  bat  ou  plutôt  il  se 
sauve  à  Philippes  ,  et  son  talent,  son  caractère,  se  forment  vite 
au  contact  de  ces  amitiés  si  diversement  illustres  ,  et  dans  le 
choc  des  grands  événements  qui  agitent  le  inonde  romain.  Tour 
à  tour  chef  de  légion  et  scribe  du  trésor,  Horace  s'accommodait 
mal  à  des  fonctions  publiques;  il  chercha  par  ses  versa  se 
créer  des  protecteurs  puissants  :  il  l'avoue  lui-même  : 


Inopem  que  paterni 
Et  Laris ,  et  fundi  ,  paupertas  impulit  audax 
Ut  versus  facerem.... 


Mais  que  demande-t-il?  ce  que  personne  peut-être  n'eût 
songé  à  demander  de  son  temps  :  la  médiocrité.  Mécène  fit 
droit  à  ce  vœu  du  poêle,  mais,  avant  comme  après  le  bienfait, 
le  protégé  resta  toujours  à  la  hauteur  du  protecteur.  Jusque- 
là ,  Horace  avait  été  de  l'opposition,  et  même  un  peu  révolu- 
tionnaire ;  mais  maintenant ,  propriétaire  et  rentier  pour  ainsi 
dire,  il  est  essentiellement  conservateur;  ce  qu'il  souhaite  avant 
tout,  c'est  la  paix  et  le  triomphe  d'Auguste,  qui  doit  amener 
cptte  paix  profonde  et  durable.  Il  a  vu  tous  les  malheurs  des 


REVUE  DE  PARIS.  229 

guerres  civiles,  et  il  se  soumet  sans  répugnance  au  gouvernement 
absolu  ,  qui  semble  lui  promettre  ,  avec  son  bien-être  particu- 
lier, le  repos  et  la  grandeur  de  l'empire.  Que  de  gens  de  nos 
jours  ont  été  de  l'avis  du  poëte  ! 

Le  repos  ,  le  loisir  ,  c'est  le  bonheur  pour  Horace.  Il  lit ,  il 
rêve  ,  il  se  promène  ;  et,  comme  l'a  dit  La  Bruyère,  lire,  rêver, 
se  promener,  n'esl-ce  pas  le  travail  du  sage?  Lorsqu'il  habite 
Rome,  Horace  se  lève  vers  dix  heures.  Il  s'occupe  de  philosophie, 
de  vers,  non  comme  élude,  mais  comme  simple  distraction, 
comme  fantaisie  épicurienne  de  l'esprit.  Puis,  après  les  soins 
de  la  pensée  ,  les  soins  du  corps  ,  le  jeu  au  Champ-de-Mars,  le 
bain  ,  la  promenade.  Il  va  au  marché  s'informer  du  prix  des 
légumes,  au  Forum  écouter  les  astrologues;  on  le  rencontre 
souvent  dans  la  voie  Appienne  ;  c'est  là  que  se  promènent  les 
femmes  qui  cherchent  de  galantes  aventures  ;  les  dames  de  l'a- 
ristocratie qui  ont  voiture  et  qui  du  haut  de  leur  équipage 
agacent  les  gladiateurs  qui  passent;  les  femmes  de  théâtre, 
richement  payées,  dont  la  robe  transparente  ressemble  à  une 
étoffe  tissue  avec  du  vent  ou  à  des  nuages  de  lin.  Mais  de  tant 
de  beautés  toujours  prêtes  à  sourire,  Horace  aimera  de  préfé- 
rence, et  par  moralité  même,  celles  qui  souriront  le  plus  vite 
et  le  plus  doucement;  car  il  respecte,  comme  une  chose  sainte, 
l'honneur  des  matrones,  la  vertu  des  vierges;  et,  pour  lui 
comme  pour  Caton,  en  amour,  c'est  la  séduction  ou  l'adultère 
qui  fait  le  crime. 

Vers  le  soir,  Horace  rentre  chez  lui  pour  le  diner.  Des  pois 
chiches,  des  poireaux,  des  beignets  ,  du  vin  de  seconde  qualité, 
mais  déjà  vieux  .  en  font  tous  les  frais.  Quelquefois  cependant 
des  amis  que  n'effraye  pas  la  modestie  de  sa  table,  viennent  par- 
tager son  repas.  Alors  il  supplée  à  l'élégance  par  une  extrême 
propreté.  Chez  nous,  les  jours  de  réception,  on  fait  cirer  le 
parquet  ;  chez  Horace,  on  frotte  les  statues  des  dieux  Lares,  ou 
leur  fait ,  comme  au  maître  de  la  maison  ,  une  sorte  de  toilette  ; 
cela  donne  un  air  de  gaieté ,  splendet  focus.  Le  poète  qui  s'ac- 
commode de  tout,  même  du  luxe,  sait  aussi,  à  l'occasion, 
faire  honneur  aux  repas  splendides.  Chez  lui,  quelques  légumes 
suffisent  à  ses  besoins  ;  mais  cet  homme  qui  a  l'usage  du  monde, 
et  qui  se  plie  poliment  à  toutes  les  habitudes  ,  il  peut  défier  à  la 
table  des  grands ,  les  convives  les  plus  raffinés  dans  la  science 


230  REVUE  DE  PARIS. 

difficile  d'Apicius  et  de  Brillât  Savarin.  11  savoure  lentement  le 
céeube,qui  ne  compte  pas  moins  de  vingt  ans,  ce  dernier 
terme  de  la  vieillesse  des  vins  antiques;  il  déguste  au  premier 
service  ces  petits  pâtés  chauds  que  Nomenlanus  avalait  d'une 
bouchée  ,  et  son  appétit  sagement  ménagé,  jusqu'au  moment 
où  l'on  sert  le  vin  de  Chio  (c'était  le  vin  de  dessert  des  Romains), 
lui  permet  de  goûter  tous  les  plats,  le  sanglier  mariné  dans  la 
lie  de  vin  et  assaisonné  de  laitues,  la  murène  et  le  homard  à 
l'huile,  le  foie  d'oie  farci,  le  salmis  d'épaules  de  levraut,  et  les 
merles  rôtis  sur  la  flamme  vive. 

Quels  que  soient  cependant  les  égards  dont  la  haute  société 
romaine  entoure  Horace  ,  quel  que  soit  le  charme  des  rapports, 
le  poêle,  qui  a  besoin  surtout  de  recueillement,  de  silence, 
d'air  pur  et  d'ombrage ,  échappe  aussitôt  qu'il  est  libre,  sans 
blesser  les  convenances ,  au  bruit ,  aux  embarras  de  la  capitale. 
11  se  réfugie  dans  sa  lerre  de  la  Sabine.  C'est  là  son  Éden.  Cinq 
métairies  et  une  maison  de  maître  composent  la  propriété.  Le 
sol  n'est  pas  des  plus  fertiles ,  mais  il  est  assez  richeencore  pour 
nourrir  un  petit  troupeau.  Les  blés  sont  chétifs,  la  vigne  pousse 
avec  peine  .  mais  le  paysage  est  délicieux  ;  et  ces  buissons,  qui 
sont  l'effroi  d'un  propriétaire  avare  ,  ces  ronces  qui  se  traînent 
sur  un  sol  maigre,  ont  pour  le  poêle  un  certain  charme.  Leurs 
baies  rouges  sont  comme  les  fleurs  de  l'automne ,  qui  lui  plai- 
sent à  1  égal  des  plus  riches  moissons.  Un  ruisseau  ,  lympha 
fugax ,  serpente  à  travers  le  domaine;  l'air  est  pur,  salubre. 
Le  corps  d'habitation  ,  heureusement  exposé,  reçoit  en  plein 
les  premières  clartés  du  soleil,  et  à  quelques  pas,  un  petit  bois, 
planté  de  chênes  noirs  et  verts  ,  rappelle  les  beaux  ombrages  de 
Tarente  .  impénétrables  aux  plus  chauds  rayons.  Horace  , 
dans  cet  asile,  vit  doucement .  en  vrai  gentilhomme  campa- 
gnard. Il  se  promène  pour  tracer  la  besogne  à  l'esclave  qui 
conduit  la  charrue,  à  celui  qui  défriche;  il  fait  planter;  il  in- 
voque pour  le  chevreau  qui  vient  de  naître  ,  les  divinités  pro- 
tectrices des  campagnes,  et  souvent ,  il  a  soin  de  nous  l'ap- 
prendre. Faune,  le  dieu  prophétique  du  Lalium,  descend  du 
mont  Lycée  et  vient  à  sa  prière  soigner  ses  troupeaux.  Le 
soir,  Horace  fait  ou  reçoit  des  visites,  mais  sans  cérémonie, 
et  comme  cela  se  pratique  entre  voisins  à  la  campagne.  Cervius 
et  le  bonhomme  Aseltaè .  malgré  leurs  mœurs  un  peu  rustiques. 


REVUE  Dt  TARIS.  2ôl 

sont  au  nombre  de  ses  intimas,  et  le  poète  aime  à  débattre  avec 
eux,  selon  les  simples  lumières  du  sens  commun,  les  questions 
agitées  dans  les  écoles  de  philosophie. 

Sur  quel  point  précis  de  l'Italie  était  donc  située  cette  cam- 
pagne heureuse ,  rua  beatum .  où  s'écoulèrent  les  heures  les 
plus  douces,  les  plus  silencieuses,  de  la  vie  d'un  grand  poëte? 
L'érudition  moderne  devait  bien  à  cette  mémoire  illustre  de 
rechercher  les  vestiges  effacés  de  cette  simple  demeure,  qui 
fut  pour  Horace  comme  le  temple  serein  de  la  Sagesse  ,  que  la 
muse  puissante  de  Lucrèce  a  chanté.  Il  y  avait  là  une  relique 
perdue;  Biondi,  Cluvier,  Kircher  ,  se  sont  mis  à  la  recherche, 
mais  sans  succès.  Enfin,  dans  le  xvme  siècle,  l'abbé  Capmarlin 
de  Chaupy  a  été  assez  heureux,  assez  infatigable,  pour  retrou- 
ver les  ruines  enfouies  de  la  maison  d'Horace,  et  cette  décou- 
verte, qui  fut  le  sujet  de  trois  gros  volumes,  lui  fit  une  répu- 
tation. 

Tibur,  comme  la  terre  de  la  Sabine,  a  une  place  dans  les 
souvenirs  les  plus  chers  du  poëte.  C'était  aussi  un  lieu  charmant 
de  retraite,  mais  plus  mondain,  le  rendez-vous  des  beaux  es- 
prits ,  des  femmes  à  la  mode;  c'était  là  que  demeurait,  dans  la 
belle  saison  ,  la  coquelte  Hostia,  la  Cynlhie  de  Properce.  Ho- 
race y  fit  de  fréquents  séjours,  et  il  est  probable  qu'il  y  possé- 
dait même  une  maison.  Aux  approches  de  l'hiver,  il  quittait 
Sabine  ou  Tibur.  et  descendait  vers  la  mer.  C'était  là  aussi  une 
habitude  de  la  grande  société  romaine.  Toute  la  côte,  depuis 
Ostie  jusqu'à  la  pointe  méridionale  de  l'Italie,  était  bordée  d'é- 
légantes villas.  On  s'y  rendait  l'hiver  pour  jouir  d'une  tempéra- 
ture plus  égale.  Baia  surtout  était  en  vogue,  renommée  pour 
ses  eaux  sulfureuses,  et  aussi  pour  la  facilité  de  mœurs  et  la 
vie  toute  sensuelle  qu'on  pouvait  y  mener  sans  scandale.  Il  y 
avait  bien  là  de  quoi  tenter  Horace;  mais  son  médecin,  Anlo- 
nius  Musa  ,  le  même  qui  guérit  si  habilement  Auguste  avec  des 
bains  froids,  de  l'eau  fraîche  et  de  la  tisane  de  laitue  ,  lui  in- 
terdit ce  séjour,  où  des  distractions  trop  vives  pouvaient  nuire 
à  sa  santé  déjà  compromise.  A  trente-six  ans  Horace  souffrait 
des  embarras  précoces  de  la  vieillesse.  11  souffrait  aussi  de  cette 
tristesse  vague,  de  ce  tiraillement  intérieur,  iirotura.  comme 
disent  les  Italiens,  qui  est  la  maladie  des  artistes  et  des  pen- 
seurs. Musa  l'envoya  donc  aux  eaux  minérales  de  Clusium  et  aux 


253  REVUE  DE  PARIS. 

bains  de  mer  ;  mais  avant  de  partir  le  poète  eut  soin  de  s'iu- 
foriner  dans  quel  port  on  mangeait  le  meilleur  poisson,  si  les 
auberges  étaient  comfortables,  si  les  habitants  faisaient  agréa- 
blement aux  étrangers  les  honneurs  de  leur  ville.  L'état  des 
chemins  l'inquiétait  aussi,  car  il  voyageait  d'habitude  sur  une 
assez  maigre  monture,  et  les  difficultés  du  voyage  effrayaient 
sa  paresse.  Quand  il  eut  pris  de  suffisantes  informations, 
Horace  se  mit  en  roule.  Le  voyage  lui  fit  du  bien  ,  et  il  revint 
comme  on  ne  revient  pas  toujours  des  bains  de  mer,  plus  gras 
et  plus  coloré. 

Cependant  le  poète,  en  avançant  en  âge,  se  retirait  de  plus 
en  plus  de  la  dissipation  du  monde.  Les  clameurs  lointaines, 
les  murmures  intérieurs,  s'apaisaient  tout  à  la  fois.  Tibur  eut 
presque  sans  partage  ses  derniers  jours;  sa  fin,  comme  celle 
du  sage  de  La  Fontaine,  comme  celle  de  tout  homme  de  bien, 
fut  paisible,  et  si  quelques  orages  avaient  troublé  sa  jeunesse, 
son  âge  mûr  ,  tout  occupé  d'art ,  de  philosophie ,  de  sensations 
douces,  d'amitiés  partagées,  lui  donna  le  peu  de  bonheur  que 
cette  vie  peut  donner.  Il  mourut  à  cinquante-sept  ans,  le 
27  novembre  745.  Fidèle  à  toutes  ses  affections,  Horace,  dans 
son  testament ,  n'oublia  pas  ses  amis,  ses  plus  puissants  bien- 
faiteurs eux-mêmes. 

Je  me  trompe  peut-être ,  mais  il  me  semble  que  ces  détails  , 
si  minces  qu'ils  soient,  ont  cependant,  par  la  distance  et 
l'homme  qu'ils  concernent,  un  charme  incontestable.  On  peut 
surprendre,  dans  les  habitudes  du  poêle  ainsi  analysées,  dans 
sa  vie  intime,  qui  touche  à  la  fois,  par  des  points  extrêmes, 
aux  plus  humbles  comme  aux  plus  hautes  conditions  ,  dans  les 
nombreux  caprices  de  ses  sens,  les  secrètes  origines  de  ses  in- 
spirations. M.  Walckenaer  a  toujours  noté  avec  grand  soin  les 
occasions  apparentes  ou  détournées  qui  ont  inspiré  ses  diverses 
poésies ,  l'influence  de  la  philosophie  antique  sur  sa  pensée  et 
les  règles  de  sa  conduite.  L'étude  est  féconde.  Horace  est  à  la 
fois  épicurien  ,  sceptique,  stoïcien,  moraliste,  politique,  criti- 
que littéraire  ,  et  toujours  grand  écrivain.  Les  aspects  varient 
sans  cesse  ,  et  Ton  découvre  de  la  sorte ,  près  de  la  question 
philosophique,  d'autres  questions  d'un  plus  vif  intérêt.  Les  lit- 
tératures ,  les  croyances ,  les  ridicules ,  qui  changent  comme 
les  modes  ,  les  vices  qui  subsistent ,  les  intrigues  qui  pullulent 


REVUE  Dfc  PARIS.  235 

dans  la  république  aussi  bien  que  dans  la  monarchie ,  les  pe- 
tites vanités,  aussi  sottes  à  Rome  qu'à  Paris  ,  passent  tour  à' 
tour  sous  les  lanières  acérées  du  poète  ,  qui  se  frappe  quelque- 
fois lui-même  pour  avoir  le  droit  de  frapper  plus  fort  sur  les 
autres.  C'est  tout  un  panorama,  un  peu  confus ,  mais  qui  a  tou- 
jours sa  curiosité,  et  qui  donna  lieu  à  plus  d'un  rapprochement. 
Toute  grande  ville  se  ressemble.  C'est  le  foyer  lumineux  et 
l'égout ,  le  rendez-vous  des  grands  talents  et  des  vices  ,  des  vo- 
leurs et  des  mécontents,  des  gens  qui  veulent  faire  fortune  et 
de  ceux  qui  aiment  à  se  ruiner.  Le  mont  Esquilin,  n'est-ce 
pas  le  Père-Lachaise,  avec  la  fosse  commune,  où  les  morts 
vont  se  perdre  sans  qu'une  pierre  garde  leur  nom?  La  voie 
Appienne ,  promenade  habituelle  des  courtisanes  inscrites  sur 
le  registre  des  édits,  des  courtisanes  aux  brodequins  souillés 
par  la  boue ,  n'est-ce  pas  le  boulevart  à  la  chute  du  jour?  Ces 
stoïciens  qui,  à  défaut  de  sagesse,  mettent  leur  gloire,  leur 
philosophie,  dans  l'originalité  d'une  plus  longue  barbe,  d'un 
plus  gros  bâton,  n'ont-ils  pas  laissé  chez  nous  quelques  disci- 
ples? Et  ces  jeunes  gens  de  famille,  qui  se  ruinent  à  manger  des 
huîtres  du  promontoire  de  Rulupia  ,  qui  sont  nos  huitres  vertes 
d'Oslende,  n'ont-ils  pas  aussi  fait  école? 

Outre  la  simple  curiosité,  il  y  a  dans  la  vie  d'Horace,  dans 
ses  œuvres,  l'enseignement  pratique,  et  des  leçons  pour  tous. 
Lisons-le  donc  ,  comme  lui-même  lisait  Homère  ,  afin  d'y  cher- 
cher cette  science  de  la  vie ,  qu'il  est  si  difficile  d'acquérir. 
Éludions  celte  manière  antique,  sobre,  complète,  où  le  travail 
le  plus  réfléchi  ressemble  encore  à  tous  les  hasards  de  la  verve. 
II  y  aura  profit  pour  tous ,  même  pour  les  maîtres  de  l'art  mo- 
derne. Horace,  en  effet,  ressemble  à  la  fontaine  de  Bandusie, 
splendidior  vitro,  qui  ne  tarit  jamais  et  ne  déborde  pas.  Et , 
certes,  quand  nous  voyons  Siloë  ,  la  source  sainte  où  s'abreu- 
vent tous  nos  poètes,  les  plus  grands  ,  les  plus  aimés  ,  se  chan- 
ger parfois  en  torrent  bourbeux,  quand  le  Tibre  ou  l'Éridan  ont 
leurs  fontes  de  neige,  nous  aimons,  comme  le  dit  M.  Hugo  ,  à 
propos  du  poète  de  Théos  : 

Boire  au  petit  ruisseau  tamisé  par  les  monts  ; 

A  ces  sources  antiques ,  toujours  fraîches ,  toujours  voilées 
de  mousse  et  de  fleurs. 

12  20 


?34  REVUS  DE  PARIS. 

M.  AValckcmaer  a  eu  aussi  pour  sa  part  ses  débordeinenls 
d'éiudi'.ion.  Il  admire  la  piécision  d'Horace,  mais  il  ne  (ente 
pas  de  l'imiter.  C'est  un  plaisir,  je  le  sais,  de  parler,  quand 
on  sait  beaucoup.  Cela  s'excuse,  mais  ce  qui  ne  saurait  vrai- 
ment s'excuser  ,  c'est  de  n'avoir  rien  dit,  ou  fort  peu  de  chose, 
de  l'influence  d'Horace  sur  la  poésie  moderne,  de  n'avoir  point 
cherché  jusqu'à  nos  jours  la  ligne  directe  des  collatéraux  du 
grand  poëte,  de  n'avoir  point  suivi  jusqu'à  notre  époque 
même  la  pensée  de  sa  pensée.  C'est  au  vie  siècle  surtout  que 
cette  influence  éclate  avec  une  singulière  puissance;  le  senti- 
ment chrétien  disparaît  en  quelque  sorte  de  la  poésie.  A  part 
les  calvinistes  ,  qui  mettent  les  psaumes  en  rimes .  à  part  quel- 
ques moines  ou  abbés  catholiques,  qui  chantent  la  Vierge, 
moins  par  enthousiasme  que  par  habitude  de  bréviaire,  les 
poëtes  cherchent  leurs  inspirations  aux  mêmes  sources  que 
l'antiquité.  Au  lieu  du  cécube  ,  on  a  le  benoît  et  désiré  piot  ; 
au  lieu  de  l'amphore,  la  cruche  ou  le  pot  d'étain;  mais  c'est 
toujours  le  vin  qui  inspire.  Paiye!  à  la  humerie!  qu'est-ce 
autre  chose ,  en  langage  pantagruélique ,  que  le  mot  d  Horace  à 
son  esclave  ;  enfant ,  du  falerne  et  des  roses?  La  courtisane  du 
xvie  siècle,  comme  la  courtisane  antique,  a  dénoué  sa  cein- 
ture. Vénus  est  remontée  dans  lOlympe.  V  enfant  Amour  a 
ressaisi  son  arc.  Louise  Labbé  hérite  du  boudoir  d'Aspasie. 
Bayle  dit,  à  celte  occasion,  de  fort  jolies  choses.  La  réforme 
elle-même  ,  où  l'on  veut  toujours  voir  une  protestation  du  libre 
examen  contre  l'autorité ,  n'est-elle  pas  plus  réellement  une 
simple  protestation  du  sentiment  païen  à  demi  ressuscité  ,  de 
la  chair  contre  l'esprit  ?  Ronsard,  Marot,  Chassignet,  Régnier, 
chantent  en  chœur,  comme  l'élégiaque  latin  :  (la  mihi  mille 
basia ,  Lesbia!  Seulement  Lesbia  s'appelle  la  reine  de  Na- 
varre; Nééra  s'appelle  Macelte.  Ne  retrouvons-nous  pas  quel- 
ques fleurs  effeuillées  de  la  couronne  d'Horace,  quelques  par- 
fums de  la  Sabine  et  de  Tibur  dans  nos  poêles  les  plus  aimés? 
La  Fontaine,  Voltaire  en  ses  vers  légers,  Chaulieu,  Chénier, 
ne  sont-ils  pas  du  même  sang,  et  aussi  Béranger,  et,  avec  la 
nuance  chrétienne  et  plus  intime,  Sainte-Beuve?  Certes,  dans 
ces  rapprochements ,  qu'il  eût  été  piquant  de  justifier  parle 
détail,  ce  qui  serait  facile,  il  y  avait  le  sujet  de  quelques 
pages  intéressantes  ;  heureusement  M.  Patin  s'occupe  aussi 


lit  VUE  DE  PARIS.  -3.3 

d'Horace,  et  l'infatigable  érudition  de  M.  Walckenaer  a  laissé  , 
on  le  voit,  plus  d'une  chose  à  faire  à  sa  critique  aiguisée  et  à- 
son  atticisme. 


L01A>"DRE. 


QUELQUES 


TYPES  ALLEMANDS. 


La  mode,  cette  suprême  puissance  qu'il  faut  toujours  suivre 
en  France  de  loin  ou  de  près,  prive  notre  pays  d'une  foule  d'in- 
dividualités pittoresques  qui,  en  Allemagne,  attirent  les  regards 
de  l'observateur.  A  Vienne,  l'originalité  est  moins  marquée, 
parce  que  la  noblesse  et  les  hommes  en  relief  y  copient  trop 
volontiers  la  France  à  l'époque  de  son  ancien  régime;  à  Berlin, 
au  contraire,  les  types  sont  d'autant  plus  saillants  qu'une  cer- 
taine antipathie,  entretenue  avec  soin  contre  la  France,  y  fait 
priser  de  préférence  tout  ce  qui  forme  un  contraste  notable 
avec  les  mœurs  et  les  traditions  de  Paris. 

M.  de  Melternich  a  été  ambassadeur  à  Paris,  et  il  a  trop  d'es- 
prit pour  ne  pas  apprécier  les  succès  de  tout  genre  qu'il  obtint 
jadis  dans  celle  capitale.  Sa  figure,  sa  tenue,  sa  conversation  et 
même  son  accent  (ce  qui  est  rare  en  Autriche)  ont  un  caractère 
tout  français.  M.  de  Melternich  parle  beaucoup  et  parle  bien. 
Il  a  certains  mots  qu'il  affectionne  et  des  locutions  une  fois  choi- 
sies qui  reviennent  dans  ses  discours  avec  une  espèce  de  régu- 
larité. Ainsi,  il  ne  dit  point  comme  nous  le  système  conserva- 
teur, mais  le  système  conservatif;  et  il  semble  si  préoccupé  de 
son  importance  exclusive  dans  les  affaires,  qu'en  parlant  sans 
cesse  de  Yempereur  de  Russie  et  du  roi  de  Prusse,  il  ne  lui  ar- 
rive jamais  de  dire  Yempereur  d'Autriche  ,  mais  seulement  le 


REVUE  DE  PARIS.  o"7 

cabinet  autrichien.  Voici  une  phrase  que  j'ai  retenue  parce 
qu'elle  est  revenue  plusieurs  fois  dans  une  conversation  politi- 
que .  et  qu'elle  m'a  frappé  à  cause  de  la  particularité  que  je  si- 
gnale :  «  Telles  sont  les  intentions  de  l'empereur  de  Russie, 
du  roi  de  Prusse  et  du  cabinet  que f  ai  l'honneur  de  diriger. 
Nous  sommes  d'accord  à  ce  sujet...  »  On  voit  que,  par  une  ha- 
bitude assez  naturelle  dans  sa  position,  le  chancelier  se  place 
au  niveau  des  souverains  et  non  au  niveau  des  ministres,  dis- 
traction sans  doute  permise  après  un  si  long  temps  d'un  gou- 
vernement très-réel. 

Il  n'est  personne  qui  n'ait  entendu  dire  et  qui  n'ait  lu  vingt 
fois  dans  les  journaux  de  Paris  que  M.  de  Metternich  avait  un 
œil  de  verre.  C'est  un  fait  tellement  établi  et  adopté  que  mille 
anecdotes  ont  circulé  à  ce  sujet ,  et  ont  obtenu  peu  de  succès 
parce  que  le  fait  est  connu,  rebattu  au-delà  de  toute  expression, 
et  que  jamais  il  ne  s'est  élevé  le  moindre  doute  à  cet  égard. 
Qu'on  excuse  donc  mon  ingénuité  ,  lorsque  je  raconterai  que, 
reçu  par  le  prince  avec  politesse  et  assis  auprès  de  lui  sur  son 
canapé,  j'admirais  avec  un  certain  respect  ses  traits  nobles  et  sa 
belle  chevelure  blanche ,  arrêtant  avec  quelque  peine  mes  re- 
gards sur  ses  deux  grands  yeux  bleus  qui  me  semblaient  s'ani- 
mer avec  sa  conversation.  Quel  chef-d'œuvre,  me  disais-je,  que 
cet  œil  de  verre!  Comme  il  est  pareil  à  son  voisin  !  L'attention 
la  plus  scrupuleuse  y  serait  trompée.  Puis,  prenant  sur  moi  de 
regarder  bien  hardiment  le  ministre,  je  résolus  de  découvrir 
positivement  quel  était  le  bon  œil  et  quel  était  le  mauvais.  Le 
résultat  de  mes  observations  fut  ce  qu'on  pourrait  deviner  d'a- 
vance :  qu'un  homme  d'État  si  haut  placé  est  occupé  d'affaires 
trop  sérieuses  pour  réfuter  de  telles  folies  ;  qu'elles  se  propagent 
cependant  parce  qu'il  ne  les  réfute  pas,  et  qu'il  doit  arriver  en- 
fin un  de  ces  hommes  crédules  que  la  presse  a  mystifiés,  et  qui, 
ayant  comme  moi  vérifié  le  fait,  viendra  dire  naïvement  à  ses 
lecteurs  :  Je  puis  vous  assurer  en  conscience  que  le  prince  de 
Metternich  a  deux  yeux  aussi  bons  que  les  miens  et  les  vôtres, 
et  que  l'histoire  de  l'œil  de  verre  est  une  invention  dont  je  ne 
comprends  pas  trop  la  spirituelle  malignité. 

11  y  a  une  grande  analogie  entre  le  caractère  de  M.  de  Met- 
ternich et  celui  du  comte  deKaunilz,  qui  dirigea  avant  lui  avec 
bonheur  les  destinées  de  la  nation  autrichienne.   Comme  le 

99. 


asi  HEVL'E  DE  PARIS. 

chancelier  actuel,  M.  de  Kaunitz  avait  été  ambassadeur  à  Pa- 
ris ;  si  M.  de  Metternich  eut  le  bonheur  de  plaire  à  des  dames 
très-haut  placées  à  la  cour  impériale,  M.  de  Kaunitz  avait  été 
aussi  l'un  des  plus  aimables  courtisans  de  Mme  de  Pompadour. 
Son  habitude  à  Vienne  était  de  ne  jamais  dîner  qu'assis  entre 
deux  dames  ;  et,  lorsque  le  comte  de  La  Messelière,  qui  se  ren- 
dait en  ambassade  à  la  cour  de  Russie,  fut  reçu  par  M.  de 
Kaunitz,  qui  l'invita  à  diner  et  le  plaça  auprès  de  lui  à  table, 
cette  faveur  singulière  et  inusitée  donna  à  toute  la  diplomatie 
la  plus  haute  idée  du  crédit  dont  l'envoyé  français  et  son  gou- 
vernement jouissaient  à  la  cour  de  Vienne.  Dès  cette  époque 
comme  aujourd'hui,  une  politesse  exquise  caractérisait  la  cour 
d'Autriche,  et  la  famille  impériale  entendait  qu'autour  d'elle 
tout  le  monde  fût  soumis  à  cette  étiquette  de  bon  goût;  et 
comme  le  même  ambassadeur  venait  de  ramasser  l'éventail 
qu'une  jeune  archiduchesse  avait  laissé  tomber,  et  le  lui  présen- 
tait respectueusement  sur  son  chapeau  sans  qu'elle  lui  adressât 
aucun  reraerciment  :  «Monsieur,  lui  dit  l'empereur,  ayez  la 
bonté  de  remettre  l'éventail  à  terre,  puisqu'on  ne  prend  pas  la 
peine  de  vous  remercier.  » 

En  Prusse,  l'amour-propre  national  se  déguise  moins  ;  peut- 
être  même  ne  se  déguise-t-il  pas  assez,  et  il  en  résulte  une  es- 
pèce de  dédain  pour  l'étranger  qui  tourne  au  désavantage  de  la 
population  prussienne,  dont  les  bonnes  qualités  sont  dès  lois 
plus  difficiles  à  reconnaître.  De  brillantes  individualités  peu- 
vent pourtant  servir  à  juger  dans  ce  pays  l'homme  d'État  , 
l'homme  de  guerre  ,  l'historien  ,  le  philosophe,  et  l'on  est  forcé 
d'avouer  que  souvent,  sous  le  rapport  de  l'intelligence,  la  Prusse 
a  été  magnifiquement  servie. 

La  gloire  de  Fredéric-le-Grand  futimmense  sans  doute  ;  mais, 
en  rapportant  tout  à  lui.  ce  roi  devait  laisser  à  sa  mort  un  vide 
déplorable.  Frédéric-Guillaume  III,  embarrassé,  appelad'abonl 
dans  ses  conseils  Mencken  ,  qui  lui-même  pria  le  roi  de  lui  ad- 
joindre un  collègue,  et  Beyme  fut  nommé.  Beyme  ouvre  la  liste 
des  hommes  d'Etat  célèbres  que  la  Prusse  a  produits  dans  ce 
siècle.  La  jurisprudence  était  sa  vocation  spéciale  sans  doute  , 
puisqu'à  son  tour  il  fut  obligé  de  prier  le  roi  de  lui  adjoindre 
un  nouveau  conseiller,  M.  Lombard.  Olui-ci ,  dans  toute  sa 
carrière,  où  il  eut  comme  homme  d'Étal  bien  des  désirs  ambi- 


REVUE  DE  PARIS.  ISt 

tieux,  ne  put  jamais  réaliser  son  vœu  le  plus  ardent,  qui  con- 
sistait à  faire  une  tragédie  française.  Les  malheurs  de  la  Prusse 
furent  en  partie  attribués  à  sa  légèreté,  et  la  reine,  qui  vit 
même  dans  Lombard  un  conspirateur,  le  fit  jeter  dans  les  pri- 
sons de  Steltin,  d'où  Guillaume  III  le  fit  bientôt  sortir.  Dégoûté 
de  la  politique,  mais  non  de  la  poésie,  Lombard,  après  la  paix 
de  Tilsilt,  se  fil  nommer  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie,  et 
se  remit  à  travailler  à  sa  tragédie  française,  qu'il  n'a  jamais  eu 
le  bonheur  de  terminer.  Auprès  de  ces  noms  il  faut  placer  Haug- 
wilz,  renommée  politique  encore  usurpée.  Lavater,  le  voyant 
pour  la  première  fois,  s'écria  :  «  C'est  la  tête  du  Christ!  »  Et 
quelques  jours  après  il  avouait  que  le  prétendu  Christ  n'était 
qu'un  joueur  et  un  roué.  Ayant  d'abord  poussé  le  cabinet  prus- 
sien à  s'unir  avec  l'Autriche  contre  la  France,  Haugwilz  apprit 
qu'il  fallait  virer  de  bord,  la  bataille  d'Austerlilz  ayant  donné  à 
cette  dernière  tout  l'avantage;  il  s'approcha  alors  de  Talîey- 
rand,  et  prenant  un  air  enchanté  :  «Eh  bien!  lui-il,  nous  avons 
donc  vaincu!»  Plus  d'effronterie  serait  difficile,  et  Talley- 
rand  aimait  à  raconter  ce  trait  d'aplomb  par  trop  diplomatique. 

M.  de  Hardenberg.  qui  succéda  à  ces  hommes,  eut  un  mérite 
plus  réel,  et  se  trouva  lié  aux  événements  mémorables  de  1814. 
Successeur  de  Haugwilz,  il  passa  d'abord  pour  être  dévoué  aux 
intérêts  de  l'Angleterre  ;  mais  il  est  probable  que  c'était  surtout 
d'Alexandre  de  Russie  que  lui  venaient  ses  inspirations  politi- 
ques. La  bataille  d'Iéna,  la  paix  de  Tilsitt,  anéantirent  son  cré- 
dit, et  le  forcèrent  à  se  réfugier  en  Russie.  Avec  les  malheurs  de 
la  France  devaient  renaître  son  influence  et  son  autorité.  Tels 
sont  les  principaux  hommes  d'État  qui  précédèrent  au  pouvoir 
M.  Ancillon,  homme  essentiellement  honnête,  mais  lourd,  dif- 
fus, et  dépourvu  de  cette  lucidité  d'esprit,  de  cette  élégance  de 
formes,  de  cette  habiiude  du  monde  que  la  diplomatie  exige  et 
que  la  chaire  ne  donne  pas.  Tous  ces  hommes  eurent  du  mérite, 
sans  doute,  mais  aucun  d'eux  ne  se  distingua  par  un  génie  poli- 
tique transcendant. 

Les  généraux  prussiens  ont  offert  des  caractères  plus  remar- 
quables; mais  plusieurs  d'entre  eux  sont  jugés  encore  avec  une 
injuste  prévention  dont  il  serait  temps  de  revenir.  Je  citerai 
surtout  ce  fameux  duo  de  Rrunswick  dont  le  manifeste  indigna 
la  France,  et  que  l'on  nous  a  sans  cesse  représenté  sous   une 


2i0  REVUE  DE  PARIS. 

couleur  odieuse.  L'histoire  de  ce  duc  et  de  son  manifeste  mé- 
rite bien  d'être  connue. 

Le  duc  de  Brunswick,  ayant  perdu  son  père,  hérita  de  sa 
souveraineté  et  d'une  dette  de  900,000  écus  que  l'ancien  duc 
avait  contractée  envers  la  Prusse.  Cette  dette  fut  payée,  l'ad- 
ministration du  petit  État  admirablement  organisée;  mais, 
comme  vassal  d'un  prince  plus  puissant,  le  nouveau  souverain 
fut  entraîné  parla  Prusse  dans  le  mouvement  politique  dont  il 
devait  être  victime.  Le  comte  de  Schoulenbourg,  alors  ministre 
des  affaires  étrangères  à  Berlin,  chargea  un  conseiller  déléga- 
tion nommé  Reuffner ,  de  rédiger  un  manifeste.  Celui-ci,  dont 
la  femme  avait  perdu  un  procès  à  Strasbourg,  sa  ville  natale, 
mit  en  commun  ses  ressentiments  personnels  avec  la  haine  que 
Schoulenbourg  avait  vouée  à  la  France,  et  trouva  très-beau  et 
très-éloquentdemenacer  Paris  du  sortde  Jérusalem.  Brunswick 
signa  le  manifeste  sur  l'invitation  du  cabinet,  et  se  fit ,  tout 
calme  et  tout  poli  qu'il  était,  la  réputation  d'un  furieux  et  d'un 
matamore.  II  était  brave,  éclairé,  persévérant;  et  quoiqu'on 
Tait  accusé  de  trop  pencher  pour  l'Angleterre,  il  conseilla  sou- 
vent la  paix  et  rendait  justice  à  la  gloire  militaire  de  la  France. 
Ayant  reçu  sur  le  champ  de  bataille  une  blessure  qui  le  priva 
de  la  vue,  il  fut  transporté  d'abord  à  Brunswick  ;  puis,  quand 
les  Français  menacèrent  celte  résidence,  àAltona,  où  il  mourut 
à  la  suite  d'une  douloureuse  maladie,  et  son  corps  fut  inhumé 
à  Otlersen  dans  la  même  église  où  reposent  les  restes  de  Klop- 
stock. 

A  l'époque  d'impartialité  historique  où  nous  sommes  arrivés, 
il  faut  rendre  justice  à  chacun,  etleprincedeBrunswick  a  laissé 
dans  toute  l'Allemagne  une  mémoire  honorée;  mais  il  n'en  est 
pas  ainsi  de  quelques  autres  héros  dont  les  événements  ont  mis 
à  nu  le  caractère.  Ainsi  le  fameux  général  de  Kœkeritz  ,  honoré 
de  l'amitié  de  Frédéric-Guillaume  III ,  après  la  bataille  d'Iéna , 
si  fatale  à  la  Prusse,  fut  visité  par  un  certain  nombre  de  per- 
sonnes qui  voulaient  obtenir  de  lui  les  détails  de  ce  grand  dé- 
sastre. On  le  trouva  à  table,  occupé  à  découper  une  excellente 
dinde  aux  truffes  qu'il  s'était  fait  préparer  en  guise  de  consola- 
lion  ;  et  l'on  se  souvint  que,  peu  de  temps  auparavant,  dans 
une  tournée  qu'il  avait  faite  avec  le  roi  pour  connaître  l'état  de 
je  ne  sais  quelle  province,  un  curé  qui  avait  répondu  à  toutes 


REVUE  DE  PARIS.  241 

les  questions  du  monarque,  ayant  cul  ensuite  à  Kœkeritz  :  a  Et 
vous,  général,  ayez-vous  quelque  chose  à  me  demander?  »  ce- 
lui-ci avait  répondu  :  «Certainement,  curé,  j'ai  à  vous  deman- 
der du  pain  et  quelques  tranches  de  saucisson.  » 

Un  autre  original ,  que  l'armée  française  avait  surnommé  le 
don  Quichotte  prussien,  était  le  général  Philippe  de  Ruchel. 
Jamais  homme  n'eut  meilleure  opinion  de  soi-même,  et  ne  se 
montra  si  convaincu  de  sa  propre  supériorité.  On  lui  a  dû  des 
améliorations  importantes  dans  l'organisation  des  écoles  mili- 
taires ,  et  plusieurs  missions  dont  il  se  vit  chargé  furent  rem- 
plies avec  intelligence,  mais  c'était  surtout  par  une  certaine 
énergie  qu'il  voulait  briller,  et  il  faut  avouer  qu'il  en  avait 
donné  quelques  preuves,  lorsque,  appelé  sur  les  bords  du  Rhin 
pour  s'opposer  aux  progrès  de  Custine,  il  sauva  par  son  intré- 
pidité la  ville  de  Coblentz  et  la  forteresse  d*Ehrenbreitstein.  La 
retraite  des  Français  de  Francfort  et  de  Mayence  valut  à  Ruchel 
le  grade  de  général-major  et  l'ordre  de  l'Aigle-Rouge.  Après  la 
paix  de  Bâle,  il  se  retira  dans  ses  terres.  La  gloire  de  Napoléon 
grandissait  tous  les  jours.  Le  général  Massenbach  en  parla  de- 
vant lui  avec  admiration.  «  Un  fameux  homme,  en  vérité,  s'é- 
cria - 1— il ,  qui,  lorsque  j'étais  général-major,  n'était  encore  que 
lieutenant  d'artillerie!»  Après  la  bataille  d'Ulm,les  Russes 
étaient  repoussés  jusqu'en  Moravie.  Une  conférence  eut  lieu  à 
Potsdam  pour  savoir  quel  parti  devait  prendre  la  Prusse.  Mas- 
senbach voulut  prévoir  le  cas  où  les  Russes  seraient  battus. 
«  Impossible!  s'écria  Ruchel.  Jamais  Napoléon  ne  pourra  bat- 
tre les  Russes.  »  Et  l'on  fut  obligé  de  lui  répondre  que  ce  n'était 
qu'une  supposition. 

Après  la  journée  d'Iéna.  où  ses  saints  calculs  le  firent  arriver 
trop  tard  de  quelques  heures,  et  lorsque  la  bataille  était  déjà 
perdue,  Ruchel,  retiré  à  Kœnigsberg .  se  conduisit,  à  l'égard 
des  prisonniers  français ,  avec  une  telle  inhumanité  que  l'em- 
pereur Napoléon  fit  insérer  contre  lui.  dans  le  Moniteur,  une 
censure  des  plus  sévères.  Ruchel  ne  répondit  pas,  mais  son  beau- 
frère,  M.  Ernest  Ernesthausen ,  fit  insérer,  dans  les  feuilles  de 
Berlin,  un  cartel  en  règle  contre  l'auteur  de  l'article  du  Moni- 
teur. Or,  comme  cet  auteur  était  Napoléon  lui-même,  la  pos- 
térité aura  à  juger  si  l'empereur  eut  tort  de  ne  pas  suspendre 
ses  projets  et  ses  conquêtes  pour  se  battre  en  duel  avec  M.  Er- 


242  REVUE  DE  PARIS. 

nest  Ernesthausen.  L'article  du  Moniteur  élant  aujourd'hui 
oublié,  et  le  cartel  de  M.  Ernest  n'ayant  jamais  été  publié  en 
France,  il  n'est  pas  sans  intérêt  de  mettre  aujourd'hui  ces  deux 
pièces  historiques  sous  les  yeux  du  lecteur  : 

Extrait  du  quatre-vingt-septième  bulletin. 

<f  En  général,  autant  les  prisonniers  français  se  louent  des 
Russes,  autant  ils  ont  à  se  plaindre  des  Prussiens,  surtout  du 
général  Ruchel ,  officier  aussi  méchant  et  fanfaron  qu'il  est 
inepte  et  ignorant  sur  le  champ  de  bataille.  Des  corps  prussiens 
qui  se  trouvaient  à  la  journée  d'Iéna,  le  sien  est  celui  qui  s'est 
le  moins  bravement  comporté.  En  entrant  à  Kœnigsberg,  on  a 
trouvé  aux  galères  un  caporal  français  qui  y  avait  été  jeté 
parce  que,  entendant  les  sectateurs  de  Ruchel  parler  mal  de 
l'empereur,  il  s'était  emporté  et  avait  déclaré  ne  pas  vouloir  le 
souffrir  en  sa  présence.  Le  général  Victor,  qui  fut  fait  prison- 
nier dans  une  chaise  de  poste  par  un  guet-apens,  a  eu  aussi  à  se 
plaindre  du  traitement  qu  il  a  reçu  du  général  Ruchel,  qui  était 
gourverneur  de  Kœnigsberg.  C'est  cependant  le  même  Ru- 
chel qui,  blessé  grièvement  à  la  bataille  dléna,  fut  accablé  de 
bons  traitements  par  les  Français  ;  c'est  lui  qu'on  laissa  libre, 
et  à  qui,  au  lieu  d'envoyer  des  gardes,  comme  on  devait  le 
faire,  on  envoya  des  chirurgiens.  Heureusement  que  le  nom- 
bre des  hommes  auxquels  il  faut  se  repentir  d'avoir  fait  du  bien 
n'est  pas  grand.  Quoi  qu'en  disent  les  misanthropes,  les  ingrats 
et  les  pervers  forment  une  exception  dans  la  nature  humaine.  » 

Ainsi  parlait  le  Moniteur;  les  journaux  de  Berlin  publièrent 
la  réponse  suivante,  dont  la  censure  impériale  empêcha  l'in- 
sertion dans  les  feuilles  françaises  : 

«  Dans  le  numéro  122  du  Correspondant  de  Hambourg, 
sous  l'article  Paris  du  24  juillet,  se  trouve  une  prétendue  lettre 
qui  contient  plusieurs  allégations  fausses,  et  plusieurs  invectives 
violentes  contre  le  général  royal  prussien  d'infanterie  ,  son 
excellence  M.  de  Ruchel.  Mon  intime  conviction  du  pur  patrio- 
tisme et  de  l'honnêteté  tout  aussi  grande  de  ce  brave  guerrier 
et  général  expérimenté,  me  font  un  devoir  de  sommer  publi- 
quement  l'antpur  de  cet  article   anonyme  de  dire  son    nom 


BEVUE  L>E  PAKI5.  243 

comme  je  dis  ici  le  mien,  afin  que  je  sois  mis  en  tlal  de  lui  faire 
rétracter  sa  calomnie,  ou  de  le  faire  connaître  comme  le  plus 
méchant  menteur  et  le  plus  infâme  coquin.  Pour  lui  faire,  du 
reste,  parvenir  cette  sommation,  je  l'envoie,  pour  la  publier, 
dans  les  papiers  publics  qu'on  lit  le  plus  en  Europe,  et  la  fais 
en  même  temps,  en  cas  de  non-insertion,  imprimer  séparément 
et  répandre  aussi  loin  que  possible. 

»  Treptow ,  sur  la  Rega ,  le  18  août  1807. 

■  Ed.-Gcillaeme,  Ernest  d'Ersesthàesen, 

»  Lieutenant  royal  prussien  ,  et  adjudant-général  auprès  du 
»  régiment  de  hussards  de  son  excellence  le  général 
»  Bliicher.  >> 

Si  un  amour-propre  un  peu  exagéré  fait  croire  aux  Prussiens 
qu'ils  n'ont  pu  avoir  que  des  héros  parmi  leurs  hommes  de 
guerre,  l'opinion  de  l'étranger,  plus  impartiale  et  plus  con- 
forme peut-être  au  jugement  de  l'histoire,  établit  entre  eux  de 
notables  différences. 

Le  général  Hohenlohe,  par  exemple,  dut  son  avancement  à 
la  faveur;  et.  lorsque  les  princes  français  émigrèrent  en  1791, 
et  espéraient  rentrer  en  France  avec  des  troupes  allemandes, 
il  trouva  tout  naturel  de  faire  payer  ses  dettes  par  ces  illustres 
émigrés.  Dans  la  campagne  du  Rhin,  il  crut  se  distinguer  beau- 
coup en  prenant  d'assaut  le  fort  de  Bitsch;  mais,  ce  fort  étant 
pris,  on  n'en  fut  ni  plus  ni  moins  avancé,  car  celte  opération 
était  inutile.  A  la  bataille  d'iéna,  il  fut  l'auteur  d'une  divergence 
qui  amena  la  destruction  de  l'armée,  et  gâta  tout  par  une  pré- 
cipitation inconsidérée.  Sa  bravoure  eût  fait  de  lui  un  bon 
officier,  le  défaut  de  génie  et  de  lumières  en  fit  un  pitoyable 
général. 

Lu  caractère  sur  lequel  plane  encore  une  mystérieuse  incer- 
titude est  celui  du  prince  Louis-Ferdinand  de  Prusse,  présente 
par  les  uns  comme  un  homme  d'une  immoralité  profonde,  par 
les  autres  comme  un  prince  bienfaisant  et  un  véritable  héros. 
Sa  vie,  étudiée  avec  soin,  offre  en  effet  d'étonnants  contrastes; 
«l  si  ses  vices  le  condamnent,  une  mort  sublime  les  a  glorieu- 


244  REVUE  DE  PARIS. 

sèment  expiés.  Comme  il  arrive  à  beaucoup  de  princes,  on  cul- 
tiva trop  ses  facultés  physiques  aux  dépens  de  son  intelligence 
et  de  sa  raison.  Mais  on  l'a  vu  à  Mayence  charger  sur  ses  épaules 
un  Aulrichien  blessé  et  l'emporter  hors  de  la  mêlée,  trait  d'hu- 
manité dont  peu  de  princes  seraient  capables.  Sa  fuite  de  Mag- 
debourg,  où  il  était  en  garnison,  ses  habitudes  bruyantes  et 
ses  amours  à  Hambourg,  où  le  roi  fut  obligé  de  le  faire  arrêter, 
ses  passions  extravagantes,  ses  monomanies  belliqueuses,  ne 
faisaient  soupçonner  en  lui  rien  de  ce  qui  imprime  l'estime  ou 
le  respect  aux  autres  hommes.  Cependant,  à  l'approche  des 
Fiançais  qui  menaçaient  sa  patrie,  on  le  vit  soudain  saisi  d'une 
mélancolie  grave  et  profonde.  Ses  instincts  guerriers  désordon- 
nés firent  place  à  une  résolution  calme  et  forte.  Sa  bravoure, 
qui  avait  semblé  une  passion,  prit  le  caractère  d'un  dévouement 
et  d'un  devoir.  Plusieurs  fois  ceux  qui  l'entouraient  l'entendi- 
rent annoncer  sans  ostentation  et  sans  faiblesse  sa  mort  sur 
le  champ  de  bataille  comme  prochaine.  Il  semblait  qu'au  sou- 
venir de  toutes  les  folies  qui  avaient  rempli  sa  vie  succédait, 
comme  une  noble  compensation,  cette  héroïque  expiation  qu'il 
allait  offrir  à  son  pays.  Les  Français  approchaient  de  Saal- 
feld;  le  prince  voulut  lui-même  diriger  la  défense  de  cette  ville. 
De  part  et  d'autre  on  se  battit  avec  un  acharnement  extrême. 
Forcés  d'évacuer  la  place,  les  Prussiens  s'étaient  engagés  dans 
un  défilé,  lorsque  la  cavalerie  française  vint  les  charger  avec 
vigueur.  Le  prince  rallia  ies  hussards  saxons  et  prussiens,  et  les 
conduisit  à  l'ennemi  ;  repoussés  avec  perte,  ils  se  retirèrent  en 
désordre,  et  leur  intrépide  chef  se  trouva  isolé,  entouré  seule- 
ment de  quelques  cavaliers,  au  milieu  d'un  corps  de  Français 
qui  lui  criaient  de  se  rendre  :  «  Jamais  !  »  s'écria  t-il  avec  force. 
Au  même  instant  une  balle  de  pistolet  lui  perça  la  poitrine,  et 
il  tomba  abandonné  par  le  petit  nombre  d'amis  qui  jusqu'à  ce 
moment  l'avaient  environné.  Ses  cendres  reposent  dans  l'église 
deSaalfeld,à  côté  de  celles  d'un  vaillant  prince  de  Saxe-Cobourg, 
tué  au  service  d'Autriche  dans  la  guerre  contre  les  Turcs,  et  la 
gloire  de  sa  mort  a  fait  oublier  les  erreurs  et  les  fautes  de  sa  vie. 
Au  milieu  de  tous  ces  généraux  qu'exaltait  l'Allemagne,  et 
dont  les  systèmes  de  guerre  désormais  vieillis  ne  pouvaient  lutter 
contre  les  progrès  du  siècle,  les  Français  distinguèrent  parti- 
culièrement le  maréchal  de  Mallendorf.  Il  avait  d'abord  décon- 


REVUE  DL  PARIS.  *tf 

stillé,  par  sagesse,  la  guerre  contre  la  France,  puis  il  y  parti- 
cipa par  devoir.  Après  la  victoire  des  Français,  il  se  retira  à 
Erfurt,  capitula  dans  cette  place  impossible  à  défendre,  et  re- 
vint à  Berlin,  prisonnier  sur  parole,  au  moment  où  Napoléon  y 
faisait  son  entrée.  L'empereur  honora  la  vieillesse  de  ce  guer- 
rier ,  lui  continua  sa  pension,  l'admit  à  sa  table ,  et  c'est  le  seul 
Prussien  qui  ait  reçu  de  tels  égards  de  la  part  de  Napoléon. 

Nos  armées  nommaient  pourtant  avec  éloge  le  comte  de 
Kalkreulh,  singulier  caractère  qui  se  disait  monarchique  et  con- 
seillait la  paix  avec  notre  république,  et  la  guerre  avec  notre 
monarchie.  A  la  journée  d'Iéna,  il  commandait  le  corps  de  ré- 
serve qu'on  ne  lui  donna  pas  le  temps  d'employer;  puis,  à  l'âge 
de  soixante-douze  ans,  il  fut  chargé  de  la  défense  de  Dantzick, 
où  il  déploya  une  constance  qui  lui  valut  l'estime  de  nos  braves. 
L'opinion  des  Français  place  auprès  de  lui  Massenbach,  àme 
noble  et  généreuse,  esprit  savant  et  distingué,  auteur  de  plu- 
sieurs ouvrages  de  mathématiques  remarquables,  tels  que  les 
Eléments  du  calcul  différentiel  et  un  Cours  de  mécanique 
basé  sur  le  Cours  de  mathématiques  de  Bezout.  Le  prince  de 
Prusse,  depuis  Frédéric-Guillaume  III ,  l'avait  choisi  pour  mon- 
trer les  mathématiques  au  jeune  prince  Louis,  son  fils.  En  1 791 , 
il  prit  part  à  la  campagne  du  Rhin,  combattit  à  Walmy  et  dans 
la  guerre  de  Hollande.  Après  la  paix  de  Bàle,  il  déposa  de  sa- 
vantes observations  dans  deux  ouvrages  écrits  l'un  sur  les  opé- 
rations du  général  Mack,  l'autre  sur  la  guerre  des  bords  du 
Rhin.  Son  système  consistait  à  former  les  jeunes  officiers  par 
l'inspection  même  du  terrain  sur  lequel  a  été  livrée  une  bataille, 
et  par  l'explication  des  manœuvres  stratégiques  des  deux  ar- 
mées. L'opinion  du  savant  Massenbach  était  que  la  Prusse  devait 
s'unir  avec  la  France  pour  empêcher  le  Nord  d'envahir  le  Midi. 
C'est  dire  assez  combien  sa  politique  différait  de  celle  qu'a 
adoptée  le  cabinet  de  Berlin.  Cette  opinion,  si  patriotique  et  si 
juste,  l'a  fait  accuser  par  les  partisans  de  l'absolutisme  d'avoir 
été  corrompu  par  l'or  de  la  France.  C'est  assez  ordinairement 
ce  que  répondent  les  farouches  soutiens  du  despotisme  et  de 
l'ignorance  à  ceux  qui  les  offusquent  par  la  supériorité  des  lu- 
mières et  de  la  raison. 

A  ces  quelques  noms  choisis  faut-il  ajouter  celui  de  BIlicher, 
et  opposer  à  sa  réputation  de  bravoure  la  dévastation  du  Meck- 
U  il 


246  REVUE  DE  PARIS. 

lenbourg  et  celle  de  Lubeck?  Suédois  d'abord,  fait  prisonuiei 
par  les  Prussiens  et  admis  à  leur  service,  Blucher  se  distingue 
dans  les  campagnes  du  Rhin.  Son  usage  de  fondre  impétueuse- 
ment sur  noire  armée,  de  se  retirer  avec  des  prisonniers,  et  de 
revenir  bientôt  à  la  charge,  lui  valut  d'abord  des  succès,  parti- 
culièrement à  la  bataille  de  Kirweiier  ;  mais,  quand  la  science 
de  la  guerre  se  perfectionna  dans  nos  armées,  Blucher  ne  fut 
plus  qu'un  esprit  stationnaire.  Ce  fut  lui  qui  à  Iéna  précipita  le 
moment  du  combat,  et  amena  la  défaite  dont  la  prudence  de 
Brunswick  cherchait  à  garantir  les  Prussiens.  Il  fut  cause  de 
la  capitulation  de  Prenzlau.  Celle  de  Travemunde  a  laissé  sur  sa 
renommée  une  tache  ineffaçable.  Fait  prisonnier  par  les  Fran- 
çais, et  échangé  contre  le  général  Victor,  il  fut  chargé  de  la 
défense  de  Slralsund  et  se  serait  fait  oublier  dans  la  Poméranie 
suédoise,  si  les  événements  de  1814  et  de  18 J  5  ne  l'avaient,  avec 
les  armées  alliées,  attiré  de  nouveau  vers  celle  France  dont  il 
fut  toule  sa  vie  l'ignorant  et  implacable  ennemi. 

Des  hommes  de  guerre  passez-vous  aux  philosophes?  A  colé 
de  la  renommée  si  haute  et  si  pure  de  Kant,  l'un  place  Jacobi, 
l'autre  Hegel,  l'aulre  Fichte,  qui  fondent  cette  école  de  pan- 
théisme dont  les  traditions  ont  influencé  la  philosophie  fran- 
çaise; Schelling,  dont  le  spiritualisme  religieux  domine  les 
esprits  en  Bavière  et  à  Vienne  (1);  Kiesewetter,  qui  eut,  à  Ber- 
lin, en  se  faisant  répétiteur  de  Kant,  l'adresse  de  gagner  une 
fortune  et  des  emplois  dont  le  maître  n'avait  pas  parlé  dans  ses 
systèmes  philosophiques  ;  enfin,  parmi  quelques  autres  encore, 
Fauteur  du  Nouveau  Lëciathan,  expliquant  les  volontés  (iu 
destin  comme  s'il  était  dans  sa  confidence,  et  voyant  le  salut 
du  siècle  dans  l'anéantissement  de  la  monarchie  mercanliie. 

Ce  dernier  caraclère.  celui  de  Frédéric  Bouchoiz,  peut  servir 
à  donner  une  idée  de  cet  esprit  abstrait  que  la  France  ne  com- 
prendra jamais  qu'avec  peine.  Certes,  nous  concevons  le  maté- 

(1)  Dans  l'article  sur  l'Allemagne,  inséré  dans  ee  volume  de  dé- 
cembre ,  l'auteur,  en  parlant  de  Schelling ,  dit  le  philosophe  de 
Vienne.  Schelling  est  de  Munich  ;  mais  il  est  vrai  que  ses  leçons  à 
Vienne  comme  à  Munich  ont  rallié  tous  les  esprits  à  la  philosophie 
catholique  ,  et  c'est  cette  influence  que  l'auteur  de  cet  article  a  voulu 
signaler. 


REVUE  DK  PARIS.  Î47 

rialisuie,  cette  grossière  religion  il  si  corps;  mais  nous  aimons  a 
penser  que,  dans  l'alliance  du  corps  avec  l'esprit,  la  part  de- 
celui-ci  est  encore  assez  considérable;  que,  dans  cette  alliance, 
l'intelligence  réclame  ses  droits,  même  séparés  des  propriétés 
de  la  matière;  ce  système  nous  plaît  et  nous  édifie,  et,  parce  que 
nous  sommes  spiritualistes,  nous  croyons  être  quelque  chose. 
Eh  bien!  allez  en  Allemagne,  et  vous  apprendrez  combien  vous 
avez  encore  de  chemin  à  faire  avant  de  comprendre  même  l'ini- 
tiation. Aux  hommes  qui  disent  que  le  corps  est  tout,  vous  ré- 
pondiez que  l'esprit  est  aussi  quelque  chose;  Boucholz  vous  ap- 
prendra que  l'esprit  seul  est  tout,  que  le  corps  n'est  rien,  et 
qu'en  s'élevant  à  une  certaine  hauteur,  on  arrive  à  comprendre 
que  le  corps  est  identique  avec  l'esprit. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  l'habitude  de  juger  le  corps 
par  l'esprit,  c'est-à-dire  le  physique  par  le  moyen  de  l'intelli- 
gence, a  souvent  réussi  à  Boucholz  d'une  manière  inespérée.  En 
lisant  le  Fils  de  la  dallée,  par  Werner,  qu'il  n'avait  jamais  vu, 
il  se  mit  à  faire,  par  induction  de  l'ouvrage,  un  portrait  fort 
ressemblant  de  cet  auteur,  «  dont  les  cheveux,  disait-il,  devaient 
être  extrêmement  touffus,  à  en  juger  par  le  défaut  de  force  pro- 
ductrice dans  ses  compositions  littéraires,  »  ce  qui  se  trouva 
exactement  vrai.  Un  Français  lui  soumit  le  Droit  maritime  uni- 
versel, par  Jouffroy,  et  lui  demanda  quelle  idée  il  se  faisait  de 
l'auteur.  Boucholz  parcourut  l'ouvrage,  et  se  mit  à  tracer  un 
portrait  si  frappant  de  Jouffroy  que  ce  Français  en  resta  ébahi. 
Un  jour,  on  lui  présente  une  dame  dont  le  mari  lui  était  inconnu. 
Il  l'interroge,  la  fait  parler  longtemps,  puis  décrit  son  mari  avec 
une  ressemblance  dont  elle-même  fut  frappée.  «  Quel  moyen 
avez-vous  donc  employé?  »  lui  disait-on.  Il  répondit  :  «  J'ai  par- 
faitement étudié  cette  dame,  et  reconnu  quelle  avait  reçu  les 
impressions  et  les  idées  de  son  mari.  La  jugeant  alors  elle-même 
comme  un  livre  dont  son  mari  serait  l'auteur,  j'ai  ensuite  établi 
par  analogie  le  caractère  physique  de  cet  auteur  d'après  la  con- 
naissance de  son  ouvrage.  »  Croit-on.  quand  on  découvre  de 
tels  caractères  en  Allemagne,  qu'il  y  ail  grand  besoin  d'aller 
chercher  en  Angleterre  des  exemples  fameux  d'excentricité? 

Je  ne  parlerai  pas  des  poètes,  car  les  noms  de  Wieland,  Klop- 
slock,  Goethe,  Schiller,  sont  désormais  popularisés  en  France. 
Je  plaindrai  en  passant  Kotzebue  de  ne  nous  être  connu  que  par 


W  REVUE  DE  PARIS. 

(les  drames  larmoyants,  quand  il  a  fait  un  si  grand  nombre  de 
petites  pièces  aussi  spirituelles  qu'originales,  que  la  fécondité 
de  M.  Raupach,  de  Berlin,  l'auteur  à  la  mode,  ne  parviendra 
pas  à  faire  oublier;  et  parmi  les  historiens,  même  les  plus  célè- 
bres, si  gonflés  d'une  immense  érudition,  et  si  privés  de  tout 
esprit  de  méthode  et  de  généralisation,  que  pas  un  ne  sait  faire 
un  livre,  ni  le  plan  d'un  livre,  je  payerai  pourtant  mon  tribut  à 
un  esprit  véritablement  profond  et  philosophique,  l'historien 
Muller. 

Jean  de  Muller,  le  Tacite  allemand,  comme  ils  l'appellent, 
n'a  ni  l'élévation  de  Bossuet,  ni  l'esprit  de  Montesquieu;  mais 
un  bon  jugement,  un  style  lucide  et  une  grande  droiture  de 
cœur,  donnent  à  ses  ouvrages  un  charme  et  une  solidité  incon- 
testables. Un  philosophe  français,  d'Alembert,  a  prouvé,  dans 
une  circonstance  qui  se  rattache  à  Muller,  jusqu'à  quel  point  un 
homme  de  lettres,  même  un  géomètre,  peut  acquérir  le  tact  d'un 
parfait  courtisan.  «  On  me  mande,  sire,  avait-il  écrit  au  grand 
Frédéric,  qu'il  y  a  actuellement  à  Berlin  un  jeune  savant,  nommé 
M.  Muller,  qui  vient  de  publier  en  allemand  une  excellente 
histoire  de  la  Suisse...  «  Et  il  le  recommandait  à  la  bienveil- 
lance du  roi.  Frédéric  répond  à  d'Alembert.  en  se  trompant  de 
nom;  il  dit  au  philosophe  :  «  Votre  M.  Mayera  été  ici.  »  Celui- 
ci  réplique,  et  remerciant  le  monarque  de  l'accueil  qu'il  a  fait 
à  son  protégé,  il  prend  le  soin  délicat  de  ne  pas  faire  apercevoir 
au  roi  l'erreur  de  nom  qu'il  a  commise,  et  écrit  :  «  Je  m'en  rap- 
porte entièrement  à  Votre  Majesté  sur  le  jugement  qu'elle  a  porté 
de  ce  M.  Mayer,  dont  j'avais  eu  l'honneur  de  lui  parler.  »  Et 
voilà  Muller  décidément  baptisé  Mayer  parce  que  d'Alembert 
a  craint  de  donner  une  leçon  au  roi  dans  sa  correspondance. 
Après  vingt-deux  ans  d'absence,  passés  en  Suisse  ou  en  Autri- 
che, Muller  retourna  à  Berlin,  y  fut  nommé  membre  de  l'aca- 
démie et  conseiller  privé,  avec  une  pension  de  3,000  écus.  La 
reconnaissance  émut  son  âme,  et  il  promit  d'écrire  l'histoire  de 
Frédéric-le-Grand.  Hélas  !  le  sort  avait  disposé  autrement  de  la 
destinée  de  l'écrivain.  Au  plus  fort  des  déclamations  générales 
contre  la  France,  la  journée  d'Iéna  tranche  la  question;  les  Fran- 
çais entrent  à  Berlin,  et  Muller,  qui  avait  fait  chorus  avec  tous 
les  autres,  tremblait  pour  sa  liberté,  lorsque  le  général  Hulin, 
qui  commandait  la  place,  l'accueille  avec  la  plus  haute  estime, 


REVUE  DE  PARIS.  219 

et  lui  propose  de  le  présentera  Napoléon.  Celui-ci,  que  Muller 
avait  appelé  un  orage  destructeur,  n'en  fut  que  plus  jaloux  de 
dissiper  en  lui  toute  prévention  défavorable,  et,  le  jour  anni- 
versaire de  la  naissance  du  grand  Frédéric  étant  arrivé,  ce  bon 
Muller  trouva  le  moyen  de  prononcer  l'éloge  de  deux  héros  à 
la  fois,  ce  qui  le  mit  au  plus  mal  avec  la  cour  de  Prusse  et  avec 
tous  les  patriotes  de  Berlin,  qui  flétrirent  le  meilleur  homme  du 
monde  du  nom  de  traître  et  d'apostat. 

Quelle  foule  de  noms  pourraient  être  joints  à  ceux-ci  pour 
donner  une  idée  de  la  bizarrerie  du  caractère  allemand  !  Ce  peu- 
ple se  croit  grave,  et  il  a  raison;  mais  en  matière  de  politique, 
et  surtout  en  matière  d'étiquette,  c'est  merveille  de  voir  cette 
gravité  se  déployer  sur  les  petites  choses,  et  leur  donner  une 
importance  que,  d'après  nos  mœurs  françaises,  nous  avons  dés- 
apprise depuis  longtemps  ,  nous  qu'on  accuse  toujours  de  fri- 
volité. On  parlait  un  jour  à  Napoléon  de  l'idée  de  rétablir  la 
diète  de  Ratisbonne  :  «  Pourquoi  faire?  dit-il,  pour  disputer 
sur  les  préséances?  »  Ce  mot,  juste  alors,  est  d'une  parfaite 
exactitude  si  on  l'applique  à  la  diète  germanique  d'aujourd'hui. 
Le  rang  que  chaque  ministre  doit  occuper  est  la  plus  grave 
question  du  monde;  et  quand  une  révolution  comme  celle  de 
la  Belgique  enlève  à  un  souverain,  le  roi  des  Pays-Bas,  grand- 
duc  de  Luxembourg,  une  moitié  de  ses  États,  ce  que  la  diète 
voit  là  de  plus  important,  c'est  qu'il  faudra  que  l'envoyé  de  ce 
roi  change  de  place,  tous  les  États  devant  être  rangés  d'après 
l'ordre  de  leur  population. 

Une  anecdote  inconnue  même  à  Francfort,  où  elle  s'est  pas- 
sée, prouvera  la  gravité  de  celte  question  de  préséance  aux  yeux 
des  diplomates  allemands. 

L'usage,  on  le  sait,  est  que  les  ministres  de  chaque  pays 
cèdent  chez  eux  le  pas  aux  membres  de  la  diplomatie  étrangère. 
Cette  loi  d'étiquette  est  toute  simple,  et  ne  représente  que  la 
politesse  des  maîtres  de  maison  qui  ne  prennent  jamais  le  pas 
sur  leurs  hôtes.  A  Francfort  donc,  comme  partout,  la  diète,  qui 
est  chez  elle,  fait  les  honneurs  de  la  préséance  aux  ministres 
étrangers;  mais,  par  une  courtoisie  réciproque,  les  ministres 
près  la  diète  ont  résolu  en  échange  de  céder  le  pas  au  président 
de  cette  assemblée,  de  sorte  que  le  corps  diplomatique  se  trouve 
marcher  après  le  président,  mais  avant  tout  le  reste  de  la  diète. 

il. 


REVU!  DE  PARU, 

|    i   ||   le    imm.lie  d'Anlru  lie  «1*11 i|n I  ||  |tn '■■  iilr  m  .  .  |    i  ■  .,  |,i«- 

•  .me,  i""i  étall  doui  réglé)  naît,  ci  nlttUlri  éum  obtint, 
iin\..\r  |i  Pruiit,  qui  li  n implooiil  /«"  intérim ,  i  voulu 
iw  mil  <  |i  pu  mr  II  dlplonotli  étrwgorOi  Q*i  il  loi  qiM  Iti  §rt 
vu  (il.,,  ordii  oui  <■( tlitéi 

l'n  iimii  1 1  <    ili.uijMr.  IVnvoyc  de  Uns  ic  M.  d'Ainlctl,  «pic 

m  d'ouin ii  iciii|iI;k ii  aujourd'hui)  ivoll  oéfirl  nu  tllnor  m  corps 

«liplouialnpic.  D'iprèl  lui  II  NI  COlIlgUCI,  <  'éllll  le  ministre  de 
I r.im r,  liplUf  IDOiin  dll  dlpIODlllOI  I  li.in;;« IM,  qui  «h  v.nl  avoir 

li  put  d'iproi  i<!«  nombril  di  II  dllti,  Il  prooéoooi  éloll  dm 
.m  oontrolri  I  m.  !<■  boron  di  Efogtor,  in?oyé  di  Pruoio9ojul 
iv.ni  ||  [m  nii  m  |  /nu  nih  i mi .  1 1  iilon  éloll  rempli,  ihicuo 
iioill  i<'i>  yeux  ouvirti   m  loi  doux  diplonoloi  imbitiiui  dooi 

r«MII|>r  «  .s;,(  iihiiI     llllU    déOldOf  I'   question,    l.r     mol  rsl  l.n  lié 
I  Madame  la  baronne «M  sel  vie  '  ,  .oal,  IVnvoyC  de  l'rilH.Hf 

i .  i.i m* <•  di  H.»  «  h.HM i,  trifim  !«•  i  iloB|  oApi  goiommonl  II  bru 

•i  M i  \n  iin.  il  li  iiiiin  1 1 <■  di  Frinei  itoil  .i  poiM  ni  li 

h  tnpi  di  oharchif  des  yeux  i.i  ouUlrom  di  li  Botoon  mn  i»' 

I'mi  illlfl  lri(iiii|ili.iul   il.nl  mil  .i   laide  lUprèl  d'elle.  M.  «l'An 
nlidl  lurlcux  cuire  apica  les   autres,  se  pl.u :e,   el  avec  uni  Voix 
«le  liOBtOf  l'OdrOMOnl  I  «,!*  gOM  :  l  Vous  m  rv in/  d'aliord  II 
•OUpi  I  Mi   !«'  nlltltri  dl  f'ratn  «•'...  •   I,  ordre  rsl  exiiiile.  ri 
I  <  iivi.vi   .le  l'.i  rlni  Dl  rOÇOll  l<"  pOiOgl  «pi'api»:.  que  notre  uiiiiis 
hc  y  |  mi  m  I.i  cuiller  au  moins  pour  la  IroiitOtM  lois.  Ll  '('" 
ii«  m. un,  du  ooui  i  lu  I  iiiicni  npédiéi  pir  lu  diffëronti  ooni i\ M 
pour  ippnodri  I  liun  ooun  retpicUvoi  que  Il  quiitlon  élili 
déoldéi,  il  qui  i«:i  iiiinii.iics  élrengori prondrolool  II  préoémci 

en  malien:  de  polaj;e,  quand  ils  ne  pourraient  |»a:>  l'avoir  auln 

IlICllI. 

(,i  île,,  le  pOUpIl  alli  ni. in. I  M|  loin  d'niuler  OH  pOtliOUOI  .u  || 

Mu ritlquiii  A  ooié  di m  moudi  di mIom,  si  oérémooloui  «'  s> 

;;iillid(  '■,   Viveill    lli'liri'lisi  ||  «I    II. inli  •:,  ili  ||   popul.it  ioii.i  dont    |f  00 

i.mIim-  1  «m  un    ave.    0f|  iimimiis  ||  OOnlriltl  ll  plus   frappait! . 

qui  <i<  loviBii  <i,iiin.ddis,  qui  d*lnduitrioli  oottn  <i  proboi, 
qui  d'ortlitii,  qui  d'hpmmjoi  di  lotlm  donl  !«•  oommoroi  i  il 

pU  ;ii  dl  iialiin  L  de  nTlDChllI  i  I  d'ibindOB  I  Qui  dl  lois,  en  ,id 
imi.inl  la  «tinplii  île  BOdOlil  dll  p« llOtfl  «I  du  poéle,  )|  me  suis 
«ru   Iranspoilé  dans  un   m««  le   diMcrrttl  !   «pic  de  fois  j'ai  die. 
plllfl  d'un  UOMl  MlthOUltlUM,  avec  les  nuisn  icns  MotlK.  $f*i 


M  w  ,   DI  PARIS  H1 

Lltemagnc  entière  I  que 
>.  inquiet  sur  11  s  tua  Jeûna  fatnilte,  j'ai  ?u  ta  mé- 

ilivin  de  mon  choix, le  type  du  médecin  allemand,  l'excellent  Clé- 
.r  auprès  de  mes  cotants,  et,  par  les  nuits  toi  plus 
rigoureuses,  se  dévouer  pour  eux,  non  comme  un  docteur  Mr» 
faut,  m.ii>  comme  un  père  de  PamiUc  ilarméj  Bt  quel  déstnté* 
cent  tccouip  choses!  quelles  solides  amitièi  k 

roi  nu  m  sur  cette  terre  germanique  où  l'Ame  n'est  encore  ni 
ni  fermée  à  aucune  généreuse  illusion'  Quand  on  rap- 
pelle ces  souvenirs,  l'esprit  m  retrempe,  rame  t'attendrit,  et 

l'on  sait  gré  à  ses  anus  d'Allemagne  de  ce  grand  et  admirable 
.  qu'ils  possèdent  de  nous  forcer  .^  estimer  profondément 
la  nature  humaine. 


0. 


STERNE  (1). 


Pauvre  Yorick  !  c'était,  à  tout  prendre,  une  comédie  vivante, 
une  grande  simplicité,  et  à  la  fois  une  grande  folie,  et,  en 
dernier  résultat ,  un  sourire  mouillé  de  larmes ,  comme  le  sou- 
rire dont  parle  Homère.  Ne  vous  attendez  pas  que  j'écrive  sa 
vie,  que  je  vous  dise  que  son  père  était  lieutenant  du  roi ,  et 
qu'il  descendait  de  l'archevêque  Sterne;  nous  vous  dirons  cela 
tout  à  l'heure,  peut-être  ,  quand  nous  aurons  bien  étudié  notre 
écrivain.  Mais,  avant  tout,  ce  qu'il  nous  importe  de  savoir  et 
d'approfondir,  ce  sont  les  mœurs  ,  les  passions ,  les  habitudes 
de  l'écrivain.  Celui-là,  surtout,  il  était  tout  en  petites  habi- 
tudes ,  en  petits  détails  ,  en  petits  bonheurs ,  qui  se  répandent 
ça  et  là  dans  sa  conversation,  dans  ses  lettres,  dans  ses  livres; 
car  enfin,  le  moyen  de  suivre,  sans  de  grandes  précau- 
tions ,  cet  admirable  vagabond,  qui  ne  sait  jamais  lui-même  où 
il  va? 

Figurez-vous  donc ,  au  beau  milieu  de  la  civilisation  anglaise, 


(1)  Le  libraire  Ernest  Bourdin  va  faire  paraître  avant  peu  une 
nouvelle  traduction  du  Voyage  Sentimental  de  Sterne,  illustrée  avec 
son  talent  ordinaire  par  M.  Tony  Johannot  ;  mais  sans  contredit  le 
plus  grand  intérêt  de  cette  publication,  c'est  que,  cette  fois,  le 
Voyage  Sentimental,  ce  chef-d'œuvre  d'élégance  et  de  grâce,  si 
souvent  et  si  indignement  défiguré  ,  a  été  traduit  par  Jules  Janin. 
INotre  collaborateur  a  bien  voulu  nous  communiquer  le  travail  sur 
Sterne  qui  doit  accompagner  cette  traduction. 


REVUE  DE  PARIS.  253 

quand  le  goût  français,  apporté  en  Angleterre  par  Charles  II, 
adopté  sous  le  roi  Guillaume  ,  eut  été  porté  au  plus  haut  degré 
de  sa  puissance,  sous  le  règne  de  la  reine  Anne,  un  homme 
simple  et  bon,  aussi  habile  que  Shakspeare  peut-être  dans  les 
peintures  familières  de  la  vie  domestique  ,  et  qui ,  tout  entier  à 
l'élude  minutieuse  des  petits  faits  de  l'existence,  s'applique  à 
les  peindre  dans  toute  leur  naïveté  ;  honnête  et  vrai  avant  tout , 
n'employant  de  coloris  que  lorsqu'il  ne  peut  pas  mieux  faire. 
et  se  mettant  en  scène  parce  qu'il  ne  connaît  personne  qui  ait 
plus  que  lui  de  l'âme  et  du  cœur ,  personne  qui  soit  mieux 
appris  à  deviner  un  monde,  à  s'en  faire  un  au  besoin,  et, 
quand  ce  monde  est  fait,  à  le  peupler  d'êtres  charmants  et  na- 
turels. 

Car,  remarquez  bien  qu'au  milieu  du  laisser-aller  de  Sterne, 
et  dans  le  vague  abandon  auquel  sa  pensée  se  livre  avec  délices, 
ce  qui  fait  le  plus  grand  charme  de  ses  livres,  c'est  qu'il  nous 
montre  ce  que  nous  voyons  tous  les  jours ,  un  chien  d'aveugle , 
un  homme  d'église  en  robe  noire  ,  une  femme  en  petit  bonnet 
et  en  simple  tablier;  village,  grande  route,  auberge,  bou- 
tique ,  berline  ;  vous  sentez  l'odeur  du  foin ,  vous  voyez  le  rayon 
de  soleil ,  vous  entendez  la  chanson  du  villageois  qui  passe; 
simples  et  frais  contrastes  avec  tant  d'autres  romans  ,  avec  ces 
brillantes  compositions  de  l'Orient,  les  Mille  et  Une  Nuits , 
par  exemple,  toutes  resplendissantes  de  pierreries  et  d'or,  et 
de  rois  puissants  et  de  reines  superbes,  tout  habitées  par  des 
fées  et  des  enchanteurs ,  un  songe  éblouissant  qui  vous  trouble 
éveillé ,  qui  vous  lient  eudormi ,  et  dont  le  souvenir  est  encore 
une  fascination. 

Sterne  était  arrivé  dans  le  monde  littéraire  à  une  belle  et 
bonne  époque.  Peu  à  peu  la  monarchie  nouvelle  s'était  fondée. 
L'esprit  anglais  avait  enfin  consenti  à  passer  le  détroit  ;  Voltaire 
avait  rendu  à  l'Angleterre  la  visite  qu'Addisson  avait  faite  a 
Boileau  au  commencement  du  xvne  siècle.  Addisson  le  critique, 
et  Pope  le  poète,  avaient  fondé  ,  celui-ci  la  critique,  celui-là 
l'épopée;  et  enfin,  tout  d'un  coup  l'Angleterre,  devenue 
xviif  siècle  ,  passa  à  la  France  avec  armes  et  bagages.  Paru- 
rent alors  les  chefs  de  l'école  descriptive,  Goldsmilh ,  Gray , 
Thompson  ;  les  rois  du  roman ,  Itichardson  et  Fielding  ;  les  ré- 
volutionnaires de  l'histoire,  Ilobertson  et  Gibbon.  Ils  cri  firent 


2S4  lïKVUF.  DE  PARIS. 

tant ,  les  uns  et  les  autres  ,  que  bientôt  ce  ne  fut  plus  l'Angle- 
terre qui  alla  à  la  France,  ce  fut  la  France  qui  alla  à  l'Angle- 
terre. Tout  devint  anglais  chez  nous,  chevaux  anglais,  jardins 
anglais  ,  livres  anglais.  —  Entre  les  deux  nations,  tour  à  tour 
l'émule  et  la  rivale  celle-ci  de  celle-là,  et  sans  trop  prendre 
souci  d'appartenir  à  aucun  maître  ,  se  glissa  maître  Sterne, 
moitié  Anglais,  moitié  Français,  poète  toujours,  et  d'une  si 
admirable  neutralité,  qu'au  plus  fort  de  la  guerre  de  sept  ans  , 
entre  la  France  et  l'Angleterre,  cette  guerre  qui  coûta  à  la 
France  tout  le  Canada  et  la  Louisiane  ,  maître  Yorick  osa  venir 
à  Paris  sans  passe-port. 

Un  curieux  spectacle  encore  ,  c'est  de  voir  ce  juif-errant  de 
la  poésie  ,  quand  Paris  et  Londres  sont  en  proie  aux  coteries 
littéraires  et  philosophiques  les  plus  compliquées,  marcher 
seul  dans  son  petit  sentier,  sans  s'inquiéter  du  qu'en  dira-ton 
de  ce  monde.  Mais ,  s'il  marchait  seul ,  il  voulait  marcher  au 
milieu  de  la  foule.  Sou  pèlerinage  n'était  jamais  plus  solennel 
que  dans  le  peuple  des  grandes  villes  ,  et  alors  il  faisait  des 
découvertes  étranges.  Au  milieu  de  Paris  ,  il  a  trouvé  son  ad- 
mirable barbier  et  sa  jolie  soubrette,  et  son  plaintif  sansonnet 
si  dramatique  dans  ses  plaintes  ;  sur  la  grande  route  ,  il  a  ren- 
contré son  valet  de  chambre  ,  son  fifre  français,  si  aimable, 
si  jovial ,  si  bon  ,  si  simple ,  si  habile  à  dicter  une  lettre  ;  dans 
une  allée  de  traverse,  il  a  retrouvé  la  pauvre  Marie,  dont  nous 
savions  déjà  la  louchante  histoire;  à  Versailles  même ,  et  aux 
dernières  lueurs  de  cet  éclat  royal  qui  devait  si  tôt  finir ,  il  a  si 
bien  fait  qu'il  est  parvenu  à  cette  délicieuse  comédie  du  bouffon 
Yorick,  et  au  risible  anachronisme  qui  le  fait  prendre,  lui 
aussi ,  pour  un  fou  de  cour.  —  Pauvre  Yorick  ! 

Fou  de  cour  ,  à  la  bonne  heure  !  Mais  ,  par  Rabelais  ,  la  belle 
et  douce  folie  que  la  folie  de  Sterne!  Suivez-le.  Le  voilà  qui  se 
passionne  pour  un  son  de  voix  ,  pour  le  frémissement  d'une 
robe  ,  pour  un  air  de  fifre  ,  pour  un  volume  de  Shakspeare  , 
pour  tout  ce  qu'il  n'entend  qu'à  demi,  pour  tout  ce  qu'il  voit 
sous  un  voile  ,  pour  tout  ce  qu'il  ne  fait  qu'entrevoir.  Pour  cet 
heureux  observateur  des  infiniment  petits  ,  il  existe  une  obscu- 
rité plus  favorable  que  le  grand  jour  :  il  lui  faiit ,  à  lui ,  pour 
qu'il  puisse  décrire  tout  à  l'aise  les  découvertes  qu'il  a  faites  , 
l«:  doux  reflet  de  la  lune ,  toutes  sortes  d'affables  clartés ,  et  alors 


REVUE  DE  PAIUS.  255 

il  est  admirable.  Sa  passion  même,  toujours  si  correcte  et  si 
naïve  ,  même  dans  ses  rares  emportements ,  ne  ressemble  à  au- 
cune des  passions  décrites,  et  surtout  des  passions  ressenties 
avant  lui;  elle  arrive  tout  de  suite  ,  elle  s'enflamme  à  la  pre- 
mière étincelle  ,  elle  s'en  va  comme  elle  est  venue,  elle  s'éteint 
comme  elle  a  brillé.  La  première  fait  place  à  la  seconde  ,  et 
toujours  elles  vont  ainsi  l'une  après  l'autre  ;  sans  trop  de  re- 
grets .  sans  trop  de  larmes  ,  et  surtout  sans  que  jamais  une  pas- 
sion manque  pour  remplacer  celle  qui  est  partie.  L'imagination 
de  Sterne ,  à  peu  de  chose  près  ,  c'est  l'histoire  d'une  jeune 
paysanne  bien  rebondie  et  bien  fraîche  qui  s'arrête  dans  la  prairie 
du  mois  de  mai  ,  et  qui  s'amuse  à  effeuiller  les  blanches  mnr- 
guerites  qu'elle  a  sous  la  main  ,  sans  avoir  peur  de  jamais  en 
manquer. 

Aussi  n'est-il  pas  un  jeune  homme  encore  honnête  ,  une  ima- 
gination naïve  encore,  n'esl-il  pas  une  femme  jeune  ,  belle  et 
ignorante  ,  qui  ne  se  laisse  séduire  au  premier  abord  par  cette 
espèce  de  chevalier  errant  qui  voit  la  nature  si  belle  .  et  qui . 
dans  sa  marche  vagabonde,  ne  trouve  aucun  tort  à  redresser, 
bien  qu'il  prenne  une  auberge  pour  une  auberge  et  un  commis 
de  l'octroi  pour  un  commis  de  l'octroi.  Bien  plus,  ce  commis 
lui-même ,  cet  être  attaché  à  la  porte  d'une  ville ,  comme  le  re- 
présentant de  l'impôt ,  triste  soldat  de  l'octroi ,  tout  armé  de 
son  épée  équivoque  ,  et  l'œil  hagard  ,  notre  maître  descripteur. 
pour  peu  que  la  chose  lui  plaise,  va  vous  peindre  cet  homme 
trait  pour  trait ,  et  vous-même  vous  allez  vous  intéresser  à  ce 
triste  portrait,  à  force  de  le  trouver  ressemblant. 

En  vérité,  l'auteur  du  Tristram  Shandy  et  du  Voyage  sen- 
timental est  un  grand  maître  en  fait  de  descriptions  ;  il  peut 
tout  décrire  ,  il  a  tout  décrit.  La  tabatière  de  corne  de  son  bon 
moine  ,  quel  chef-d'œuvre  !  Et  cette  tête  pensive ,  cet  œil  ex- 
pressif,  ces  joues  amaigries,  ce  sourire,  quel  beau  Rembrandt! 
Avec  quelle  rare  habileté  il  a  mis  en  œuvre  le  monde  extérieur  ! 
Comme,  avant  de  rien  décrire  ,  il  tient  à  tout  voir!  Comme  il 
garde  son  imagination,  non  pas  pour  inventer  des  foi  mes, 
mais  bien  pour  s'en  souvenir  !  Avant  tout  (c'était  là  le  grand 
secret  de  notre  poète  ) ,  ayez  de  la  bonne  foi ,  et  vous  aurez  du 
style.  La  description  est  comme  le  paysage,  tout  lui  sert,  même 
le  brin  d'herbe.  Tu  veux  me  montrer  une  mare  d'eau  croupie, 


2oG  REVUE  Dt  PARIS. 

un  enfaiU  (ont  nu,  une  masure,  et  la  couche  de  cet  enfant, 
encore  mouillée,  étalée  devant  la  porte  au  soleil  ;  à  la  bonne 
heure!  montre-nous  ce  que  tu  vois.  Au  contraire,  mettez  un 
lac  à  la  place  de  la  mare,  un  enfant  habillé  en  dragon  à  la 
place  de  l'enfant  en  guenilles,  donnez  de  belles  ardoises  et  des 
glaces  à  rétable  et  à  la  laiterie,  vous  aurez  un  poème  descriptif. 
Sterne  et  Rembrandt  sont  deux  grands  maîtres. 

Toutefois,  de  cet  excès  de  vénusté,  de  cette  rage  de  mettre 
de  la  dorure  à  toutes  choses  et  de  farder  jusqu'à  la  jeune  pen- 
sionnaire qui  sort  de  son  couvent ,  il  faut  bien  se  garder  de 
tomber  dans  l'excès  contraire.  Dans  les  arts  ,  trop  de  vérité  est 
un  mensonge.  De  nos  jours,  nous  avions  été  si  fort  assujettis 
aux  ennuyeux  chefs-d'œuvre  de  nos  poelesd'imitation,  que  plu- 
sieurs jeunes  artistes  ,  pour  en  finir  plus  vite  avec  ces  idylles  , 
se  sont  jetés  dans  un  affreux  extrême.  Ils  ont  fait  du  sang  et 
des  tombeaux;  ils  ont  dépouillé  la  mort  de  ses  ornements  ;  ils 
ont  emprunté  à  la  féodalité  ses  hiboux  et  ses  fantômes;  ils  se 
sont  réjouis  dans  l'horrible  ;  Satan  et  ses  pompes  ont  été  de  la 
partie  :  c'était  de  l'extrême  affreux  opposé  à  de  l'extrême  senti- 
mental, le  niais  horrible  en  regard  du  joli.  Or,  le  joli  est  dans 
son  genre  une  épouvantable  chose  ;  l'homme  de  goût,  placé 
entre  ces  deux  abîmes  ,  aimerait  encore  mieux  l'horrible  :  on 
en  guérit  plus  tôt. 

Voilà  pourquoi ,  sans  donner  à  Sterne  une  plus  grande  im- 
portance que  celle  qui  lui  revient,  nous  devons  reconnaître 
que ,  dans  cette  école  d'une  nature  simplement  examinée  et  sim- 
plement décrite,  Sterne  est  un  maître.  Il  n'a  pas  certainement 
la  naïveté  de  Goldsmith  ni  sa  conviction  ,  mais  il  en  a  la  libre 
allure ,  et  ce  qu'il  perd  du  côté  de  la  bonne  foi ,  il  le  gagne  en 
malice  et  en  sarcasme.  Toutefois,  ne  vous  fiez  pas  trop  à  cette 
bonhomie  apparente,  car  elle  cache  plus  d'un  trait  acéré,  et 
quand  le  romancier  se  montre  avec  le  plus  de  grâce  et  d'aban- 
don, soyez  sûr  que  le  satirique  n'est  pas  loin. 

Je  vous  disais  tout  à  l'heure  que  je  vous  ferais  grâce  des  dé- 
tails biographiques;  c'était  une  ruse  innocente  pour  vous  forcer 
à  lire  ma  petite  dissertation  littéraire.  Il  est  bien  nécessaire ,  en 
effet,  que  vous  sachiez  que  notre  ami  Sterne  était  né  en  1715, 
d'une  honorable  famille  qui  avait  pour  armes  un  chevron  d'or 
et  trois  croix  fleurdelisées  de  sable,  auxquelles  Laurence  Sterne 


REVUE  ii[,  PAKIS.  35? 

a  ajouté,  pour  cimier,  le  sansonnet  jaseur  du  l'oyaye  senti- 
mental. En  ce  temps-là  où  l'aristocratie  s'était   reconstituée 
tout  nouvellement  et  de  fond  en  comble  ,  pour  un  homme  qui 
voulait  écrire,  et  même  pour  tout  homme  qui  voulait  faire  un 
certain  chemin  dans  le  monde  ,  il  n'était  pas  inutile,  même  en 
Angleterre,  d'être  quelque  peu  un  gentilhomme  ,  ajoutons  un 
gentilhomme  pauvre  :  car  la  pauvreté ,  chose  triste  à  dire , 
triste  si  l'on  veut,  c'est  là  véritablement  la  dixième  muse  si 
souvent  invoquée.  Que  de  génies  méconnus  se  sont  éteints  dans 
i'abondance  !  que  de  beaux  esprits  ont  été  étouffés  par  la  grande 
fortune  !  C'est  un  thème  tout  fait  depuis  longtemps  sur  la  mi- 
sère qui  arrête  les  poètes.  Le  thème  contraire  me  paraît  moins 
populaire  à  soutenir,  mais  pins  raisonnable  il  est  vrai.  Lau- 
rence Sterne  l'a  éprouvé  comme  tant  d'autres.  Son  père  était 
un  soldat  ruiné  par  la  paix  ,  et  qui  devait  ressembler,  ou  je  me 
trompe  fort,  à  ce  chevalier  de  Saint-Louis  qui  vend  des  petits 
pâtés  à  Versailles.  Il  fut  élevé,  lui ,  ce  même  Sterne,  le  peintre 
charmant  de  toutes  les  élégances  ,  dans  une  école  de  village, 
ce  qui  ne  l'empêcha  pas  d'obtenir  le  grade  de  maître  ès-arts  à 
l'université  de  Cambridge.  C'était  un  titre  difficile  à  obtenir  en 
ce  temps-là,  où  les  éludes  classiques  étaient  en  si  grand  hon- 
neur dans  toute  l'Europe  civilisée.  Une  fois  libre,  Laurence 
Sterne ,  qui  se  souvenait  de  la  misère  paternelle  ,  se  mit  sous  la 
direction  de  son  oncle  Jacques  Sterne  ,  le  prébendier  de  Dur- 
ham  et  d'York  ,  qui  lui  fit  obtenir  un  bénéfice.  Quand  il  eut  son 
neveu  sous  la  main  ,  notre  prébendier  en  voulut  faire  un  des 
soldats  de  la  littérature  militante,  il  le  voulut  lancer  dans  l'a- 
rène remplie  de  haines  et  d'amours  politiques  ,  qu'avaient  par- 
courue Addisson  ,  Steele,  le  docteur  Swift,  et  tant  d'autres 
beaux  génies  ,  non  pas  sans  y  laisser  bien  du  sang  ,  bien  de  l'a- 
mour ,  bien  de  la  haine  et  bien  des  larmes  ;  mais  le  jeune  Lau- 
rence recula  épouvanté  devant  celte  lutte  de  tous  les  jours.  Par 
le  ciel ,  il  avait  bien  autre  chose  à  faire  qu'à  se  battre  la  plume 
à  la  main  :  il  avait  à  faire  de  l'amour  et  de  la  poésie.  En  effet , 
à  peine  eut-il  son  bénéfice  que  notre   prudent  jeune  homme 
devint  amoureux  ,  mais  pour  tout  de  bon.  C'était  une  jeune  et 
belle  fille  d'une  fortune  médiocre  ,  d'un  esprit  distingué ,  et  qui 
sut  deviner  tout  l'esprit  caché  sous  cette  enveloppe  encore 
naïve.  Ce  fut  là  véritablement  l'heureuse  époque  de  la  vie  de 
U 


■258  ffMTUE  DE  t'AKlb. 

Sterne.  La  bibliothèque  du  château  de  Skellons  lui  fournissait 
tous  ses  livres  ;  il  chassait  le  malin  ,  il  dessinait  à  midi,  il  écri- 
vait le  soir  ,  il  était  amoureux  tout  le  jour.  Le  maître  du  châ- 
teau deSkeltons,  l'ami  et  le  cousin  de  Sterne,  sir  John  Hall 
Stevenson,  était  un  de  ces  esprits  naturellement  et,  si  Ton 
peut  dire  ainsi  ,  naïvement  licencieux  ,  qui  considèrent  toutes 
les  choses  humaines  sous  les  rapports  les  plus  futiles  ,  esprits  à 
courte  vue  qui  ne  voient  guère  que  la  matière  même  dans  les 
œuvres  de  l'imagination  et  de  l'art.  Il  avait  fait  une  collection, 
qui  existe  encore,  de  toutes  ces  fantaisies  profanes,  et  nul 
doute  qu'à  cette  école  Sterne  n'ait  appris  à  raconter  ,  comme  il 
le  f3it,  sous  des  apparences  honnêtes,  les  plus  piquantes  gra- 
velures.  Heureusement  pour  lui  sa  bonne  nature  fut  un  rempart 
suffisant  contre  les  leçons  de  son  cousin  ,  et  jamais  ,  à  son  insu 
peut-être,  tant  le  goût  peut  remplacer  jusqu'à  un  certain  point 
les  bonnes  mœurs  ,  il  n'a  dépassé  la  dernière  limite  au-delà  de 
laquelle  les  choses  les  plus  hasardées  changent  de  nom.  Au 
reste,  cela  est  écrit  dans  le  Voyage  sentimental. 

«  Il  y  a  ,  dit  Sterne,  deux  sortes  de  rougeurs,  »  il  est  resté 
dans  la  rougeur  pudique  ,  et  certes  il  a  bien  fait ,  pour  lui  et 
pour  ses  lecteurs.  Cependant ,  malgré  tout  son  esprit ,  et  peut- 
être  même  à  cause  de  son  esprit ,  on  ne  le  connaissait  guère  dans 
son  canton  que  par  quelques  bons  sermons  qui  avaient  été  fort 
approuvés  dans  la  prébende  de  Durham  et  dans  la  prébende 
d'York,  lorsque  tout  d'un  coup,  —  c'était  en  1760,  Sterne 
avait,  par  conséquent .  quarante-sept  ans  (  en  ce  temps-là  un 
écrivain  était  jeune  à  cet  âge),  —  on  entendit  parler  à  Lon- 
dres ,  et  bientôt  dans  toute  l'Angleterre  .  d'un  certain  livre  sin- 
gulier et  bizarre  ,  intitulé  Tristram  Shandy.  C'était  en  effet 
une  composition  dont  le  genre  n'était  indiqué  dans  aucune  rhé- 
torique; c'était  une  bizarrerie  nouvelle,  même  comme  bizar- 
rerie; c'était  le  plus  singulier  pêle-mêle  de  bon  sens  et  de  para- 
doxes ,  de  probité  et  de  licence ,  d'enthousiasme  et  d'ironie  ,  qui 
fut  jamais.  Cette  fois  ,  les  caprices  d'Ariosle,  lorsqu'il  brise 
dune  façon  si  charmante  les  divers  épisodes  de  son  poëme 
pour  les  reprendre  à  mille  lieues  plus  loin  quand  reviendra  leur 
tour,  étaient  complètement  dépassés. 

Dans  cette  histoire  de  Tristram  Shandy,  qui,  pour  dire  vrai, 
est  un  peu  longue  ,  pas  un  récit  n'est  entier ,  pas  un  dialogue^ 


REVUE  DE  PXKIS.  ~2M 

tout  se  brise  tout  à  la  fois;  le  fil  de  l'histoire  échappe  à  chaque 
instant  aux  mains  du  lecteur  le  plus  attentif  à  le  saisir.  Pour 
écrire  un  pareil  livre,  il  a  fallu  oublier  toutes  les  règles  établies . 
donner  un  démenti  à  tous  les  usages  reçus  ,  se  permettre  toutes 
les  licences,  affronter  tous  les  périls  .  toutes  les  hardiesses,  et 
même  quelque  chose  au-delà.  A  voir  tout  d'abord  cet  amon- 
cellement de  matériaux  sans  consistance,  à  suivre  cette  rêverie 
flottante  çk  et  là  dans  le  plus  nébuleux  des  hasards,  à  se  rap- 
peler ces  caprices  infinis  d'une  imagination  que  rien  n'arrête , 
ni  les  fleuves,  ni  les  montagnes,  ni  même  le  plus  simple  voile 
de  gaze  au-dessous  duquel  il  n'y  a  plus  que  la  nudité  toute  nue, 
on  reste  ébloui ,  confondu  ,  hébété  ,  et  l'on  se  demande  si  l'on 
n'est  pas  la  dupe  de  quelque  bouffon.  —  Oui  ,  mais  au  fond  de 
cet  abîme,  dans  ce  chaos  tourmenté,  vous  voyez  surgir  de  temps 
à  autre  d'utiles  enseignements,  de  nobles  pensées,  des  drames 
touchants  et  simples  ,  d'éloquentes  protestations  en  faveur  de 
l'espèce  humaine,  trop  souvent  accusée.  Le  nuage ,  sans  nul 
doute,  le  nuage  vous  fatigue  ;  la  montagne  est  rude  à  gravir; 
m  lis  aussi ,  une  fois  arrivé  sur  les  hauteurs,  le  nuage  s'abaisse 
à  vos  pieds,  et.  du  haut  de  la  montagne,  vous  découvrez  tout 
le  paysage  d'alentour.  Ce  livre  vous  produit  l'effet  de  ces  con- 
versations tumultueuses  qui  n'ont  ni  commencement  ni  fin,  mais 
dont  le  milieu  est  souvent  rempli  d'agréments  et  d'instruction. 
D'abord  chacun  dit  son  mot  au  hasard  ,  selon  sa  nature  ou  son 
émotion  personnelle;  bientôt  on  se  débat  à  outrance ,  on  ré- 
plique à  son  voisin  sans  l'avoir  entendu;  toutes  les  opinions 
contradictoires  se  heurtent  et  s'entrechoquent;  mais  enfin 
arrive  l'homme  sage  de  la  bande  ;  il  parle  avec  plus  de  modé- 
ration et  de  simplicité  que  les  autres,  et,  par  cela  même,  on 
l'écoute.  Après  quoi,  lorsque  celui-là  a  parlé,  les  tumultueux 
ont  de  nouveau  leur  tour,  et  la  conversation  s'achève  aussi 
follement  qu'elle  a  commencé.  Tel  fut  l'effet  produit  à  la  pre- 
mière apparition  de  Tris  tram  Shandy.  On  commença  par  n'y 
rien  comprendre;  on  y  trouva  ensuite  un  grand  charme  .  parce 
qu'on  y  comprenait  quelque  chose;  après  quoi  on  finit  par  dire 
qu'on  n'y  comprenait  plus  rien.  Les  critiques  furent  violentes, 
les  éloges  furent  passionnés  ;  une  véritable  bataille  littéraire  se 
livra  autour  de  celte  espèce  d'apocalypse  romanesque.  Les  uns 
disaient  que  c'était  un  livre  charmant  ,  d'une  incite  et  d'uni 


260  REVUE  DE  PARIS. 

grâce  accomplies;  les  autres,  que  c'était  un  livre  pédantesque, 
lourd,  diffus  et  difforme.  Ceux-ci  se  récriaient  sur  la  folle  gaieté, 
sur  l'admirable  bonne  humeur  de  ce  bouffon  Yorick;  les  autres 
soutenaient ,  au  contraire ,  que  ce  livre  valait  surtout  par  le  pa- 
thétique des  situations,  par  l'intérêt  tout-puissant  du  drame, 
par  les  larmes  qu'il  faisait  répandre.  —  C'est  un  vil  bouffon, 
disaient  les  graves  ecclésiastiques ,  se  voyant  aussi  maltraités 
dans  le  Tristram  Shandy  que  leurs  confrères  de  France 
l'avaient  été  dans  le  Pantagruel  de  Rabelais.  —  Par  Rabelais  ! 
c'est  un  drôle  adorable,  s'écriaient  les  jeunes  beaux  esprits  de 
la  cour.  —  Eh  bien  !  les  ecclésiastiques  et  les  courtisans,  les 
critiques  et  les  défenseurs,  ils  avaient  tous  raison,  les  uns  et 
les  autres  :  car  ce  livre  était  tout  cela  ,  bouffon  jusqu'à  la  gra- 
velure,  satirique  jusqu'à  la  cruauté,  pathétique  jusqu'aux 
larmes. 

Sterne  lui-même  en  convenait  ;  et  comme  un  jour  il  deman- 
dait à  une  dame  de  qualité  du  comté  d'York  si  elle  avait  lu  l'his- 
toire de  Tristram  Shandy,  la  dame  lui  répondit  sans  hésiter 
qu'elle  ne  l'avait  pas  lue  parce  qu'elle  n'était  pas  sûre  que  ce  fût 
en  effet  une  lecture  convenable  pour  une  honnête  femme.  Cruelle 
réponse  pour  tout  autre  homme  que  pour  notre  auteur,  et  qui 
n'aurait  pas  eu  ,  comme  il  le  dit  lui-même  ,  une  antipathie  in- 
vincible pour  la  gravité.  Ainsi  serré  de  près.  Sterne  répondit 
à  la  dame  en  lui  montrant  son  petit  garçon  qui  jouait  sur  le 
gazon.  —  Voyez,  lui  disait-il ,  votre  héritier,  ma  chère  dame; 
certes,  c'est  là  un  enfant  innocent  et  naïf,  le  voilà  cependant 
qui  nous  montre,  sans  le  savoir,  tout  ce  que  veut  cacher  sa 
chemisette.  —  La  réponse  est  digne  de  Sterne  ;  mais  il  aurait 
aussi  fort  bien  pu  répondre  que  Dieu  l'avait  ainsi  fait ,  véritable 
composition  de  vif-argent  et  de  salpêtre;  emporté,  bizarre  et 
gai  de  cœur,  sans  la  plus  légère  teinture  du  monde,  n'ayant 
guère  plus  d'expérience  qu'unefille  de  treize  ans,  et  jeté  toujours 
dans  les  cordages  de  quelqu'un  par  la  brise  de  ses  esprits.  Au 
reste,  la  comparaison  de  Sterne  avec  un  enfant  était  des  plus 
justes;  il  en  avait  tous  les  enfantillages ,  toutes  les  réparties, 
tous  les  caprices ,  et  on  doit  lui  pardonner  toutes  ses  drôleries 
en  faveur  de  son  innocence. 

Ceci  fait,  notre  grave  ecclésiastique,  s'inquiétantpeu  du  scan- 
dale qu'il  avait  donné  dans  ses  pages  les  moins  hardies,  mais 


REVUE  DE  PARIS.  Ui 

au  contraire  s'en  félicitant  comme  d'une  nouvelle  cause  de  succès 
et  de  bruit,  revint  pour  quelque  temps  à  ses  sermons  et  à  la 
vie  régulière.  11  avait  fini,  comme  finissent  tous  les  honnêtes 
amours ,  par  épouser  la  première  femme  qu'il  avait  aimée,  et 
même  l'histoire  de  ce  mariage  est  touchante.  Cette  jeune  fille 
était  tombée  malade  à  force  d'ennui,  et  sa  maladie  paraissait 
mortelle;  un  soir  qu'il  était  assis  auprès  d'elle,  sa  main  dans 
les  siennes  ,  et  le  cœur  déchiré  de  la  voir  mourante,  elle  leva 
sur  lui  ses  beaux  yeux  bleus.  Elle  lui  dit:  —  Cher  Laurence, 
je  sens  que  la  vie  me  quitte  ,  si  nous  attendons  encore ,  je  ne 
serai  jamais  à  vous  :  marions-nous  pour  que  j'aie  quelqu'un  qui 
me  pleure.  —  Huit  jours  après  ils  étaient  mariés,  mais  elle  ne 
mourut  pas  :  le  bonheur  lui  sauva  la  vie;  elle  s'attacha  de  toutes 
ses  forces  à  ce  grand  enfant  que  le  Ciel  lui  confiait.  Elle  partagea 
ses  succès  ,  ses  travaux  ,  ses  joies  faciles ,  et ,  qui  plus  est,  elle 
lui  pardonna  tout  le  vagabondage  de  sa  tète  et  de  son  esprit, 
tant  elle  savait  que  ce  vagabondage  n'était  pas  dans  son  cœur. 
C'est  qu'en  effet  la  faute  avouée  est  pardonnée  si  vile  !  Et  Sterne 
avouait  si  franchement  tous  ces  crimes  !  Lisez  plutôt  ses  lettres , 
elles  seront  le  meilleur  commentaire  de  ses  ouvrages;  surtout 
les  lettres  qu'il  a  écrites  dans  l'intervalle  qui  sépare  le  Tristram 
Shandy  du  Voyage  Sentimental.  Là ,  vous  le  voyez  tout 
entier,  vous  le  suivez  dans  sa  retraite,  dans  ses  amitiés  ,  et  aussi 
quelque  peu  dans  ses  amours.  Cette  fois  déjà ,  notre  homme  a 
renoncé  au  bruit  et  à  la  foule  ;  il  est  entré  dans  son  ermitage, 
dont  il  ne  doit  sortir  que  pour  aller  en  France.  En  attendant  que 
sonne  ex  abrupto  l'heure  du  départ,  Sterne  fait  tour  à  tour  ou 
tout  à  la  fois  de  l'esprit,  de  l'érudition,  du  sentiment.  II  jouit 
de  toutes  choses,  du  vieil  arbre  qui  lui  donne  son  ombre  ,  du 
troupeau  qui  passe,  de  la  chanson  du  berger,  des  moindres 
scintillements  du  soleil.  Sa  prébende  est  située  non  loin  d'un 
monastère  ,  et  dans  ces  ruines  il  va,  comme  il  le  dit,  tous  les 
soirs  visiter  ses  nonnes. 

«  Ce  site  a  quelque  chose  d'imposant  et  d'agreste  ;  un  ruisseau 
coule  au  travers;  une  haute  colline  couverte  de  bois,  s'élevant 
brusquement  du  côté  opposé,  verse  une  ombre  majestueuse  sur 
tous  les  environs  ,  et  ne  permet  point  à  la  pensée  de  s'égarer 
au-delà  ;  jamais  de  pieuses  solitaires  ne  trouvèrent  une  retraite 
plus  propre  à  les  sanctifier.  Aujourd'hui  ce  serait  une  véritable 


■20-1  Kt:Vl  F.   I)L    l'Al'.Ks. 

découverte  pour  un  antiquaire  :  il  n'aurait  pas  trop  d'un  mois 
pour  déchiffrer  ces  ruines;  mais  je  ne  suis  point  antiquaire,  vous 
le  savez;  par  conséquent ,  je  viens  ici  dans  des  vues  bien  dif- 
férentes, et  que  je  crois  meilleures,  c'est-à-dire  pour  me  dé- 
chiffrer moi-même. 

>  Appuyé  sur  le  portail,  dans  l'altitude  de  la  rêverie,  je  re- 
garde le  ruisseauqui  s'éloigne  en  murmurant,  j'oublie  le  spleen, 
la  goutte  et  le  monde  envieux;  ensuite,  après  avoir  fait  un 
tour  sous  ces  portiques  délabrés,  j'évoque  toute  la  communauté, 
je  prends  la  plus  jolie  des  sœurs,  je  m'assieds  à  côté  d'elle  sur 
une  pierre  que  des  aulnes  couvrent  de  leurs  rameaux  ,  et  là  je 
fais....  —  Quoi?  —  J'interroge  son  joli  pelit  cœur  que  je  sens 
palpiter  sous  ma  main  ,  je  devine  ses  désirs,  je  joue  avec  la 
croix  qui  pend  à  son  cou.  —  En  un  mot ,  je  lui  fais  l'amour.  » 

Tantôt  il  invile  ses  amis  à  venir  lui  demander  l'hospitalité  du 
prieuré.  —  h  J'ai  ordonné  ,  dit-il  à  l'un  d'eux, que  tout  le  linge 
lût  blanc  comme  la  neige  ,  afin  que  vous  pussiez  en  avoir  tous 
les  jours  à  table.  N'ai-je  pas  fait  faire  une  espèce  de  moulin  à 
vent  qui  m'assourdit  de  son  cliquetis,  afin  que  les  oiseaux 
écornitleurs  ne  touchent  point  à  votre  dessert?  Est-il  besoin  de 
vous  dire  qu'à  souper  vous  aurez  de  la  crème  et  du  caillé?  Faites 
bien  vos  réflexions,  el  laissez  S....  aller  tout  seul  aux  sessions 
de  Lincoln ,  où  il  pourra  disserter  sur  ses  auteurs  avec  les  juges 
du  pays;  pendant  ce  temps-là,  nous  philosopherons  et  nous 
.sentimentaliseront.  —  Ce  dernier  mot  est  né  sous  ma  plume  ;  il 
est  bien  à  votre  service,  ou  a  celui  du  docteur  Johnson.  — 
Vous  vous  asseyerez  dans  mon  cabinet,  où  comme  dans  une 
boite  d'optique  ,  vous  pourrez  vous  amuser  à  considérer  le  spec- 
tacle du  monde  à  mesure  que  j'en  offrirai  les  différents  tableaux 
à  votre  imagination.  C'est  ainsi  que  je  vous  apprendrai  à  rire 
de  ses  folies,  à  plaindre  ses  erreurs,  et  à  mépriser  ses  injus- 
tices. » 

De  là ,  notre  homme  arrive  à  la  tombe  de  son  grand-père. 
Cette  tombe  esta  Cambridge;  elle  est  surmontée  d'une  statue 
qui  ressemble  à  Laurence  Sterne,  sans  doute  par  avancement 
d'hoirie.  «  S'il  faut  absolument  que  je  sois  enterré,  s'écrie 
Sterne,  je  veux  dormir  à  côté  de  mon  pieux  ancêtre!  c'était  un 
honnête  homme  et  un  bon  prélat;  je  n'ai  que  la  moitié  de  ses 
vertus.  Mes  idées  sont  quelquefois  trop  désordonnées  pour  un 


Revue  r>F.  paris.  srs 

homme  qui  esl  dam  les  ordres.  »  —  EL  à  ce  sujet  vous  eroyt-z 
cjue  Sterne  va  s'apitoyer  longtemps  ?  Certes  ,  vous  le  connaissez 
mal.  Tout  à  l'heure  il  voulait  mourir,  maintenant  il  se  cram- 
ponne à  la  vie  de  plus  belle.  Au  contraire,  vivonsde  notre  mieux, 
la  vie  est  si  belle,  et ,  pour  bien  faite,  aimons-nous  à  la  pre- 
mière vue.  «  En  effet,  à  quoi  bon  tant  de  précautions  oratoires? 
ne  voit-on  pas  fort  bien,  à  la  première  vue,  si  l'on  est  fait  ou 
non  pour  s'aimer?  Vanité  à  part,  je  puis  réclamer  l'honneur 
de  vous  avoir  donné  pour  maxime  que ,  la  vie  étant  si  courte , 
il  faut  se  dépêcher  de  former  les  liens  tendres  et  heureux  qui 
l'embellissent.  C'est  une  misérable  perle  de  temps,  un  soin  vil 
et  méprisable,  que  de  prendre,  l'un  à  l'égard  de  l'autre,  les 
mêmes  précautions  qu'un  usurier  qui ,  pour  prêter  moins  dessus, 
cherche  une  paille  dans  un  diamant  qu'on  lui  donne  en  gage. 
Non  !  Si  vous  rencontrez  un  cœur  digne  d'habiter  avec  le  vôire, 
et  si  vous  vous  sentez  réellement  vous-même  susceptible  d'une 

pareille  union  ,  la  chose  peut  être  arrangée  tout  de  suite » 

Il  va  ainsi  à  travers  tous  les  nuages  de  l'imagination  et  de  la 
sympathie,  lorsque  tout  d'un  coup  il  fait  un  retour  sur  lui-même: 
alors  il  se  voit  tel  qu'il  est ,  malade  ,  infirme ,  déjà  vieux ,  et  il 
s'écrie  (la  conclusion  est  digne  de  l'exorde)  :  i  Venez  me  voir 
parmi  mes  nonnes  ,  je  serai  hospitalier  pour  vous  ,  je  vous  pré- 
senterai à  la  plus  belle  fille  du  monastère  ;  une  douleur  amère 
aura  fixé  une  larme  sur  sa  belle  joue.  —  Après  avoir  entendu 
le  récit  de  son  infortune ,  vous  tirerez  un  mouchoir  blanc  de 
votre  poche  pour  essuyer  ses  yeux  et  les  vôtres.  —  Ensuite  vous 
irez  vous  coucher,  non  avec  la  demoiselle  ,  mais  avec  la  con- 
science d'un  cœur  susceptible  de  s'attendrir; vous  en  trouverez 
l'oreiller  plus  doux ,  le  sommeil  plus  suave,  et  le  réveil  plus 
gracieux.  »  Relisez  avec  soin  cette  dernière  ligne,  cette  douce 
image  ,  et  vous  trouverez  dans  son  germe  tout  le  Voyage  Sen- 
timental. 

Quelquefois  il  se  demande  à  lui-même  de  quel  côté  souffle  le 
vent,  et  il  se  répond  :  Je  n'en  sais  rien.  —  Et  si  vous  lui  ré- 
pondez :  Mettez-vous  à  la  fenêtre  et  regardez  de  quel  côté  s'en 
va  le  nuage;  il  vous  répondra  qu'il  n'a  pas  le  temps,  qu'il  est 
occupé  à  sentir  battre  son  cœur.  A  sa  façon,  cet  homme  est  un 
sage;  il  aime  tour  à  tour  le  monde  et  la  solitude  ,  le  bruit  et  le 
silence.  «.  Si  j'avais  été  Mentor,  dit-il  quelque  part  .j'aurais  dit 


ùGi  IÏEVUE  DE  PÀfUS. 

a  mon  élève  :  Il  ne  faut  pas  trop  maltraiter  cette  bonne  Calypso 
et  ne  pas  trop  faire  pleurer  cette  pauvre  Eucharis;  —  et  mon 
élève  n'en  eût  pas  moins  été  un  héros,  s 

Ainsi  parle-t-il  quand  il  est  tout  à  fait  bien  portant,  quand 
toute  la  machine  humaine  est  dans  cet  admirable  bien-être  qu'il 
a  décrit  avec  tant  de  bonheur.  Sa  philosophie  ne  l'abandonne 
même  pas  au  milieu  de  toutes  les  cruelles  maladies  qui  l'ont 
assailli.  Il  sait  très-bien  que  la  mort  se  sert  de  celte  maudite 
toux  pour  miner  sa  pauvre  machine,  et  que  ce  n'est  véritable- 
ment pas  le  cas  de  plaisanter;  mais  qu'y  faire?  Rire  et  se  di- 
vertir, et  apprendre,  en  attendant,  quelque  pas  nouveau  pour 
le  danser  convenablement  dans  la  Danse  des  Morts  de  Holbein. 
Et  puis  il  ajoute,  en  forme  d'amendement  :  «  Il  est  ma  foi  bien 
lâche  ce  coquin  de  Temps  de  m'enlever  les  esprits  avec  lesquels 
je  l'ai  tué  tant  de  fois  !  » 

Ce  n'est  pas  tout.  Le  lendemain,  comme  la  nuit  a  été  fort 
mauvaise  ,  notre  homme  se  fait  à  lui-même  cette  morale  : 

«  Depuis  vingt  ans  je  me  demande  à  quoi  peut  aboutir  cet 
esprit  d'idolâtrie  qui  me  ramène  toujours  aux  pieds  des  belles, 
et  si,  après  avoir  eu,  dans  mon  jeune  temps ,  une  jeune  fille 
pour  aplatir  mon  oreiller,  je  ne  pourrais  pas  en  trouver  une 
dans  mes  vieux  jours  pour  me  donner  mes  pantoufles;  mais  je 
n'ai  pas  besoin  de  m'inquiéter  ,  ni  de  vous  inquiéter  vous-même 
de  ces  sortes  de  conjectures ,  car  je  sens  bien  qu'il  ne  me  reste 
pas  assez  de  vie  pour  en  faire  l'essai.  » 

Et  même  ne  vous  fiez  pas  à  celte  dernière  phrase.  Tout  à 
l'heure  encore,  et  tout  résigné  que  vous  le  voyez ,  il  était  aux 
pieds  de  celte  belle  madame  Garrick ,  dont  la  beauté  égale ,  dit- 
il,  le  génie  de  son  mari.  A  peine  convalescent,  il  éprouve  le 
besoin  de  se  remettre  à  écrire  de  plus  belle.  Demain  matin  il 
part  pour  Londres  ;  il  veut  être  à  Ranelagh  à  l'entrée  des  beaux 
jours.  De  là  il  ira  aux  eaux  de  Balh  pour  faire  sa  cour  à  toutes 
les  dames,  aux  plus  jeunes  et  aux  plus  belles;  à  Moor ,  la 
charmante  veuve,  a  et  plût  au  Ciel  que  je  pusse  passer  le  reste 
de  ma  vie  avec  elle!  »  à  la  jolie  miss  Gone;  a  avec  sa  belle  taille 
et  sa  figure  grecque  ,  elle  était  née  pour  faire  mon  bonheur;  » 
à  madame  Vesey ,  «  qui  cumule  d'une  façon  si  divine.  Que  je 
voudrais  mettre  en  cage  ce  beau  rossignol  au  blond  plumage  !  » 
—  Entendez-le.  comme  il  en  parle  le  sourire  sur  les  lèvres, 


REVIT.  DE  PARIS.  265 

l'éloge  dans  la  bouche,  la  joie  clans  le  cœur  et  le  verre  à  la 
main  !  Ainsi  il  passe  la  belle  saison  de  château  en  château, 
d'amours  en  amours ,  accueilli ,  fêté ,  admiré  ;  il  n'est  même  pas 
impossible  qu'il  aille  perdre  son  argent  aux  eaux  de  Bristol, 
«  bien  que  les  nymphes  de  Bristol  soient  par  trop  étiques.  » 
—  Ne  l'oubliez  pas  non  plus  auprès  de  lady  Baltimore.  Au 
milieu  de  ces  maladies,  de  ces  voyages  ,  de  ces  plaisirs,  son 
presbytère  vient  à  brûler  comme  un  tas  de  fagots  :  «  Tandis 
que  je  me  préparais  à  revoir  ma  maison  ,  ma  maison  était  déjà 
brûlée.  Il  faut  que  je  tire  une  maison  de  mon  gousset.  Ce  que 
je  dis  est  à  la  lettre  ;  car  il  faut  que  je  rebâtisse  le  presbytère  à 
mes  frais;  autrement  l'église  d'York,  de  qui  je  le  tiens  origi- 
nairement ,  serait  obligée  de  le  faire  ,  et ,  en  bonne  raison  ,  cela 
ne  doit  pas  être.  C'est  une  perte  pour  moi  d'environ  deux  cents 
livres,  outre  ma  bibliothèque,  etc.,  etc.  —  Maintenant  vous 
voilà  tranquille  sur  l'emploi  que  je  pourrai  faire  du  produit  de 
mes  sermons.  —  Quand  vous  me  témoignâtes  vos  inquiétudes 
à  cet  égard,  je  vous  dis  que  quelque  diable  d'accident  y  met- 
trait bon  ordre  :  en  effet .  il  me  pendait  à  l'oreille  celui-là.  » 

Ceci  est  encore  une  scène  du  Voyage  sentime?ital,  lorsqu'en 
partant  le  voyageur  dit  à  Eugène  :  —J'ai  bien  autant  d'argent 
qu'il  m'en  faut,  car,  dans  un  mois  tout  au  plus,  je  serai  logé  et 
nourri  aux  dépens  du  roi  de  France. 

En  même  temps ,  toujours  à  propos  du  presbytère  incendié 
qu'il  faut  reconstruire  avec  le  produit  de  ses  sermons,  il  vient  à 
se  rappeler  l'histoire  du  vieux  seigneur  de  Crazy  (Château  de 
la  Folie),  et  certes  cette  histoire  tiendrait  bien  sa  place  dans  le 
Tristram  Shandy.*  Donc  le  vieux  seigneur  eut  un  moment  de 
paresse  orgueilleuse  ;  il  forma  le  projet  d'avoir  un  carrosse  à  la 
ville  pour  ménager  ses  jambes  le  jour,  et  le  voiturer  le  soir  à 
Ranelagh.  Après  avoir  consulté  le  sellier,  il  mit  de  côté  cent 
quarante  livres  pour  cet  objet,  et  m'en  écrivit  un  mot.  Trois 
mois  après,  lors  de  mon  arrivée  à  la  ville,  je  trouve  un  billet  de 
lord  Spencer,  qui  m'invite  à  dîner  avec  lui  le  dimanche  suivant. 
A  peine  avais-je  lu  ce  billet  que  le  char  pompeux  me  revint 
dans  l'idée.  Je  sortis  donc  pour  aller  m'informer  de  la  santé  de 
Hall,  et  en  même  temps  lui  emprunter  sa  voilure,  afin  de  me 
rendre  pontificalement  à  l'invitation  que  j'avais  reçue.  Je  le 
trouvai  chez  lui  ;  je  lui  fis  une  ou  d*nix  queslions  amicales,  après 


'2M  REVIF.  DK  PAULS. 

quoi  je  lui  présentai  ma  requête.  Il  me  répondit  en  souriant 
qu'il  était  bien  mortifié,  mais  que  sa  voiture  était  partie  en  poste 
pour  l'Ecosse.  Je  le  regardais  fixement,  et  il  riait,  non  de  moi, 
mais  de  son  hypothèse,  et  je  vais  vous  en  donner  l'explication. 

»  li  faut  vous  dire  qu'il  reçut  une  lettre  au  moment  où  il  don- 
nait ses  dernières  instructions  au  sellier;  dans  cette  lettre  on 
lui  apprenait  que  son  fils,  qui  était  de  quartier  à  Ëdinbourg, 
s'était  trouvé  dans  une  terrible  dispute,  et  que,  pour  en  prévenir 
les  suites,  il  fallait  une  somme  à  peu  près  égale  à  celle  qu'il 
destinait  à  sa  voiture.  Ainsi  les  cent  quarante-huit  livres  qui 
devaient  servir  à  l'achat  d'un  carrosse  à  Londres  furent  em- 
ployées à  réparer  les  vitres,  les  lanternes  et  les  têtes  brisées  à 
Edinbourg.  —  Et  voici  comment  il  soutenait,  non  sans  raison, 
que  sa  voiture  était  partie  en  poste  pour  l'Ecosse.  » 

N'est-ce  pas  que  l'histoire  est  jolie,  surtout  racontée  le  lende- 
main d'un  incendie  qui  vous  ruine  de  fond  en  comble?  Certes, 
il  est  impossible  d'avoir  plus  de  gaieté  et  de  philosophie  sur  les 
ruines  de  sa  maison.  Sterne  ressemblait  en  ceci  à  deux  grands 
orateurs  de  notre  connaissance,  à  Cicéron  et  à  M.  Shandy.  Les 
revers,  qui  fournissaient  à  l'un  et  à  l'autre  de  ces  grands  par- 
leurs une  bonne  occasion  de  montrer  leur  éloquence,  lui  étaient 
presque  aussi  agréables  que  les  événements  heureux  qui  l'obli- 
geaient à  se  taire. 

Une  chose  qui  étonne,  c'est  qu'avec  une  imagination  si  mo- 
bile, un  esprit  si  facile  à  passer  tout  d'un  coup  d'un  extrême  à 
l'autre,  une  si  grande  aptitude  à  saisir  les  moindres  détails  du 
paysage,  les  moindres  nuances  du  cœur  humain,  cet  homme-là 
n'ait  pas  été  tout  à  fait  ce  qu'on  appelle  un  poète.  C'est  qu'en 
effet  de  la  poésie  il  n'avait  que  quelques  instincts;  l'inspiration 
lui  manquait.  Il  était  poëte  comme  les  bonnes  femme  de  ménage 
sont  de  grandes  dames,  à  leurs  heures,  quand  la  maison  est 
nette,  quand  la  table  est  mise,  quand  le  dîner  est  tout  prêt; 
alors,  s'il  leur  reste  un  peu  de  temps  avant  le  repas,  elles  vont 
faire  un  bout  de  toilette  pour  recevoir  leurs  amis.  D'ailleurs, 
bien  que  sa  manière  soit  de  son  invention,  il  obéissait  à  une 
manière,  et  à  ces  causes  il  a  couru  toute  sa  vie  après  le  naturel, 
mais  il  n'a  jamais  pu  toucher  qu'un  pan  de  son  manteau  flot- 
tant au  vent.  Le  début  de  l'ode  à  Julie,  dans  le  Tristram 
Shandy,  n'est  que  l'impuissante  boutade  d'un  homme  d'esprit 


REVLL  ML   PARIS.  207 

qui  sait  très-bien  que  sa  poésie  est  un  hors-d'œuvre.  De  toutes 
ses  œuvres  poétiques.  Sterne  ne  se  rappelle  rien  qu'une  épitaphe 
et  un  opéra,  ou  ce  qu'il  appelle  lui-même,  avec  tant  de  gaieté, 
une  Thucidinade  lyrique.  La  personne  qui  lui  avait  demandé 
une  épitaphe  en  préféra  une  de  sa  composition,  qui  lui  plaisait 
davantage  ;  et.  bien  que  Sterne  ait  toujours  trouvé  que  l'épi- 
taphe  composée  par  lui  valait  mieux,  il  n'a  pas  conservé  de  ran- 
cune au  pauvre  mort  pour  son  mauvais  goût  :-*-«  Tant  pis 
pour  lui  s'il  a  mis  un  éloge  si  mal  écrit  sur  un  si  beau  marbre! 
ce  n'en  était  pas  moins,  de  son  vivant,  un  homme  des  meil- 
leures et  des  plus  honnêtes  qualités.  «  —  Quant  au  drame  en 
vers  pour  M.  Beard,  il  le  fit  jouer  à  Ranelagh,  au  profit  de  je 
ne  sais  qui. 

Enfin,  il  a  fait  une  chanson  à  propos  d'une  mortalité  de  bes- 
tiaux :  voici  le  refrain  de  cette  chanson  : 


Ici  James  perd  une  vache, 

John  Bland  en  fait  autant  : 

Nous  mettrons  donc  notre  confiance  en  Dieu. 

Et  non  dans  aucun  autre  homme. 


Tel  est  le  recueil  complet  des  œuvres  poétiques  de  Laurence 
Sterne;  nous  ne  voulons  pas  nous  faire  valoir,  mais  nous  pen- 
sons que  personne  ne  l'avait  fait  avant  nous. 

Comme  vous  l'avez  déjà  pu  voir,  il  avait  de  singulières  idées 
en  toutes  choses,  et  il  les  soutenait  d'une  façon  singulière.  Il  y 
avait  chez  cet  homme  un  peu  de  Rabelais,  beaucoup  de  Swift, 
quelque  chose  de  Montaigne,  d'où  il  suit  qu'avec  de  pareils  élé- 
ments on  ne  pouvait  guère  composer  un  esprit  médiocre.  Il  avait 
la  raillerie  incisive  de  Rabelais  ,  la  malice  bonne  et  ferme  de 
Swift,  l'observation  un  peu  triste  de  Montaigne.  A  coup  sûr, 
Sterne  est  l'esprit  le  plus  français,  même  en  comptant  l'écrivain 
du  Spectateur  et  le  poëte  du  Caton  d'Utique,  deux  œuvres 
françaises  s'il  en  fut,  qui  ail  jamais  paru  dans  la  littérature 
anglaise.  Il  a  beaucoup  plus  étudié  nos  vieux  auteurs,  et  surtout 
il  a  pénétré  dans  les  naïf*  mystères  de  notre  xvie  siècle  beau- 
coup plus  loin  que  n'avaient  fait  avant  lui  les  grands  écrivains 
de  sa  patrie.  11  a  beaucoup  lu  surtout,  et  il  est  facile  de  s'tn 


2GS  REVUE  DE  PAKI3. 

apercevoir,  parmi  les  œuvres  de  nos  vieux  auteurs,  le  Moyen 
de  parvenir  et  le  Baron  de  Fœneste  ;  le  premier  livre,  tout 
rempli  de  la  naïveté  grivoise  de  nos  pères  ;  le  second  livre,  qui 
n'est  rien  moins  qu'une  longue  comédie  qui  précède  la  comédie 
de  Molière  et  qui  l'annonce.  Quant  à  ses  analogies  directes  avec 
le  xvine  siècle  français,  Sterne  lui-même  nous  les  indique  dans 
ses  notes.  Dans  le  temps  même  où  il  écrivait  le  Tristram 
Shandy  à  la  façon  du  Moyen  de  parvenir,  en  semant  à  pro- 
fusion les  anecdotes  et  les  bons  mots,  les  dialogues  pleins  d'at- 
ticisme,  les  quolibets  pleins  de  licence,  il  y  avait  en  France  un 
écrivain  à  la  mode,  un  romancier  nommé  Crébillon,  qui  faisait 
en  France,  mais  avec  moins  de  succès  et  plus  de  scandale,  le 
même  métier  que  Laurence  Sterne  en  Angleterre.  L'un  et  l'autre, 
chacun  de  son  côté,  ils  avaient  déshabillé  le  roman  autant  qu'ils 
l'avaient  pu  faire  5  mais  dans  ces  diverses  nudités  le  roman 
avait  conservé  tout  le  caractère  de  sa  nation.  La  nudité  du 
roman  de  Crébillon  le  fils,  c'était  tout  à  fait  le  vice  galant  et 
dameretde  la  vieille  société  française,  qui,  n'ayant  plus  rien  à 
insulter,  insultait  les  mœurs  publiques  ;  au  contraire,  le  roman 
de  Sterne,  tout  nu  qu'il  était,  conservait  encore  toutes  les  appa- 
rences qui  le  pouvaient  sauver.  Il  y  a  du  marquis  endimanché 
dans  le  laisser-aller  de  Crébillon  fils.  Il  y  a  du  prêtre  déguisé  en 
laïque  dans  les  gravelures  de  Sterne.  Au  reste,  l'une  et  l'autre 
nudités  étaient  si  fort  dans  les  habitudes  de  nos  voisins  que 
Crébillon  le  fils,  au  moment  où  il  était  oublié  même  en  France, 
fut  demandé  en  mariage  par  une  jeune,  belle  et  riche  lady.  qui 
l'emmena  à  Londres  avec  elle,  aussi  heureuse  et  aussi  fière  que 
si  elle  eût  épousé  le  roi  Louis  XV  en  personne. 

Voici,  au  reste,  comment  l'auteur  du  Voyage  sentimental 
riait  lui-même  de  cette  façon  de  dépouiller  le  roman  de  sa  robe 
nuptiale.  «  Crébillon  fils,  dit-il  quelque  part,  est  convenu  avec 
moi  de  m'écrire,  à  mon  arrivée  à  Toulon,  une  lettre  véhémente 
contre  l'égoïsme  de  Tristram  Shandy  ;  moi,  de  mon  côté,  je 
lui  fabriquerai  une  terrible  philippique  contre  ses  ouvrages  à 
lui,  Crébillon.  Ceci  fait,  nous  imprimerons  nos  deux  factums 
dans  un  même  volume  :  Crébillon  contre  Sterne,  Sterne  con- 
tre Crébillon,  et  nous  partagerons  les  bénéfices  de  l'ouvrage  : 
voilà,  j'espère,  ce  qui  s'appelle  de  la  bonne  politique  suisse.  » 

Le  faclum  n'a  pas  été  fait  :  Crébillon  aimait  trop  la  paresse, 


REVUE  DE  PAR».  269 

comme  Sterne  aimait  trop  la  douce  flânerie.  L'un  et  l'autre  ils 
avaient  trop  peu  de  fiel  dans  le  cœur  pour  se  maltraiter,  même 
en  plaisantant.  Cependant,  rien  ne  serait  plus  facile  à  écrire 
que  ce  double  faclum  ;  Crèbillon  contre  Sterne  :  —  Maître 
Sterne,  vous  êtes  aussi  vicieux  que  moi,  mais  vous  êtes  le  liber- 
tin le  plus  subalterne  que  je  connaisse.  Vous  aimez  toutes  les 
femmes,  et  surtout  les  grisettes,  les  femmes  de  chambre,  les 
bonnets  ronds  ;  vous  en  voulez  de  préférence  à  la  robe  d'in- 
dienne, au  bas  de  coton  bien  tiré  sur  la  jambe  nerveuse  et  fine, 
aux  belles  mignonnes,  à  la  dix-huitième  année.  Vous  aimez  les 
jeunes  filles,  et  vous  le  leur  faites  entendre  d'un  air  si  courtois, 
si  câlin,  si  honnête,  que  les  péronnelles  se  trouvent  sans  défense 
contre  vous.  Maître  Sterne,  maître  Sterne!  je  vous  connais; 
vous  êtes  un  vieux  libertin  bien  élevé,  vous  êtes  un  dangereux 
hypocrite;  si  vous  n'êtes  pas  plus  vicieux,  c'est  que  vous  man- 
quez d'effronterie;  si  vous  n'êtes  pas  un  plus  grand  coureur, 
c'est  que  vous  êtes  gêné  dans  votre  robe  de  prébendier;  malgré 
vos  nombreuses  fredaines,  vous  êtes  le  Tartufe  de  l'amour. 
Aussi  rien  n'est  dangereux  à  lire  comme  vos  livres;  vous  leur 
avez  donné  un  air  d'innocence  qui  allèche  les  plus  honnêtes.  A 
force  de  ne  rien  dire  et  de  tout  sous-entendre,  vous  aiguisez  de 
la  plus  dangereuse  façon  du  monde  les  plus  chastes  esprits.  Fi 
donc!  un  homme  de  votre  caractère,  un  homme  de  votre  robe, 
à  votre  âge,  faire  ce  métier-là,  maître  Yorick  !  —  Ainsi  parlerait 
Crèbillon  le  fils,  et  il  me  semble  qu'à  ces  mots  je  le  vois  qui  s'en- 
veloppe fièrement  dans  les  dentelles  de  son  manteau. 

Mais  d'autre  part  arriverait  Laurence  Sterne  contre  Cré- 
billon.  —  'M..  le  marquis  de  Crèbillon  est-il  visible?  dirait  Sterne  : 
voilà  bien  long-temps  que  je  gratte  à  la  porte  du  boudoir  d'Is- 
mérie,  et  personne  ne  me  répond.  Puisqu'il  vous  plaît  de  vous 
cacher  si  bien  dans  votre  petite  maison  et  dans  votre  manteau 
couleur  de  murailles,  écoutez  donc  ce  que  j'ai  à  vous  dire  par  le 
trou  de  la  serrure  :  Monsieur  le  marquis  de  Crèbillon,  vous  êtes 
un  fat,  malgré  tout  voire  esprit!  vous  êtes  sans  pudeur  et  sans 
vergogne  ;  j'en  dis  peut-être  un  peu  moins  que  je  n'en  fais,  moi 
qui  vous  parle  ;  mais  vous,  à  coup  sûr,  vous  en  faites  beaucoup 
moins  que  vous  n'en  dites.  Vous  êtes  un  fanfaron  de  vices,  de 
ridicules,  de  passions,  de  jeu,  de  paradoxes,  et  de  dépenses  de 
tout  genre.  Vous  êtes  un  faux  marquis  amoureux  <io  fausses 
12  23 


270  K  h  Y  (JE  DE  PARIS. 

marquises;  vos  duchesses  sont  de  vieilles  femmes  vernissées  el 
qui  sentent  le  musc  d'une  lieue.  Moi,  au  moins,  si  je  n'aime  que 
des  grisettes,  mes  amours  sont  fraîches  comme  les  lilas  du  mois 
d'avril.  Marquis  de  Crébillon,  mieux  vaut  encore  cacher  ses 
passions  dans  son  cœur,  el  les  laisser  à  peine  entrevoir  aux  gens 
attentifs,  que  de  montrer  au  grand  jour  des  passions  qu'on  n'a 
jamais  senties  et  des  vices  qu'on  n'a  plus  !... 

Vous  voyez  que  d'une  el  d'autre  part  le  susdit  factum  pouvait 
aller  loin  ;  mais  entre  les  deux  champions  arriverait  la  Critique, 
juge  honnête  et  impartial,  qui,  après  avoir  attentivement  écoulé 
les  deux  plaideurs,  leur  dirait  de  sa  voix  sévère  et  juste:  — 
Vous  avez  raison  tous  les  deux;  vous .  Crébillon,  futile  bâtard 
d'un  père  si  terrible  ,  dont  Rhadamiste  est  le  seul  enfant  légi- 
time ,  vous  avez  eu  tort  de  ne  voir  dans  cette  vieille  société 
française  que  les  vices  les  moins  à  craindre,  les  passions  les 
plus  honteuses,  le  cynisme  le  plus  effronté.  El  vous.  Laurence 
Sterne,  vous  qui  vivez  dans  une  nation  plus  sévère,  à  une  épo- 
que plus  retenue,  dans  une  profession  religieuse  ;  vous,  polit- 
fils  d'un  archevêque,  prieur  de  deux  prieurés;  vous  qui  avez 
dans  l'âme  tant  d'éloquence,  tanl  de  conviction,  et  dans  l'esprit 
une  observation  si  fine,  et  qui  écrivez  dans  une  langue  savam- 
ment étudiée,  vous,  allier  tant  de  délicatesse  et  de  gravelure  à 
la  fois  !  Fi  donc  !  vous  avez  eu  tort,  vous  avez  eu  le  plus  grand 
tort  d'effleurer,  comme  vous  l'avez  fait  trop  souvent,  la  pudeur 
des  jeunes  filles,  la  foi  conjugale,  l'honnêteté  enfin;  et  surtout 
vous  avez  eu  tort  de  jouer,  comme  vous  l'avez  fait,  avec  toutes 
sortes  d'amours,  sans  songer  à  en  prendre  un  seul  au  sérieux. 

C'est  ici  le  cas  ou  jamais  de  parler  d'un  violent  amour  de 
Sterne  (si  l'on  peut  dire  que  Sterne  ait  jamais  aimé  violemment 
quelqu'un  ou  quelque  chose)  pour  madame  Elisabeth  Draper, 
la  femme  de  Daniel  Draper,  écuyer,  conseiller  à  Bombay,  homme 
très-considéré  et  qui  était  alors  le  chef  de  la  factorerie  anglaise 
à  Surate.  Cette  dame  n'était  rien  moins  qu'une  belle  et  frêle 
enfant  de  l'Inde,  qui  vint  à  Londres  pour  rétablir,  dans  un  cli- 
mat moins  violent,  sa  santé  chancelante.  Elle  et  Sterne  se  ren- 
contrèrent par  hasard,  car  toute  la  vie  de  Sterne  est  un  grand 
hasard,  et,  à  la  première  vue,  Sterne  se  prit  à  aimer  cette  femme 
d'une  amitié  chaleureuse  et  dévouée.  Il  faut  vous  dire  que  ces 
sortes  d'amitiés,  presque  innocentes .  entre  un  homme  et  une 


REVUE  DE. PARIS.  |f| 

femme  mariés  chacun  de  son  côté ,  n'étaient  pas  à  la  mode  en- 
core comme  elles  le  sont  aujourd'hui.  Un  homme  et  une  femme 
de  ce  temps-là  s'aimaient  d'amour  tout  simplement;  cet  amour 
même,  condamné  par  la  morale  ,  était  dans  les  mœurs.  On  ne 
connaissait  pas  ce  singulier  milieu  entre  l'amour  et  l'amitié , 
qui  dégage  l'amour  de  tous  ses  devoirs,  qui  ôle  à  l'amitié  toute 
sa  pudeur.  Sterne  est  à  peu  près  l'inventeur  de  cette  associa- 
lion  singulière,  qui  n'a  réussi  si  fort  depuis  lui  que  parce  que  celte 
amitié  ressemble  à  l'amour,  que  parce  que  cet  amour  ressemble 
à  l'amitié.  Au  reste,  la  chose  avait  été  clairement  indiquée  par 
Swift  en  personne,  cet  homme  tant  aimé  par  ces  deux  femmes 
dont  l'une  est  morte  de  chagrin  et  d'amour  ;  Swift,  ce  terrible 
critique,  était,  sans  lesavoir,  un  amoureux  à  la  faconde  Sterne. 
«»  Parlez-moi,  dit-il  quelque  part,  de  ces  intrigues  sans  danger 
pour  l'un  et  pour  l'autre,  où  le  cœur  n'est  pour  rien  ;  on  soupire, 
on  fait  des  vœux,  on  joue  la  langueur,  le  tout  pour  montrer  son 
esprit.  »  Vous  voyez  bien  qu'on  ne  peut  rien  ajouter  à  la  défi- 
nition du  vénérable  et  goguenard  doyen  de  Saint-Patrick. 

Eh  bien  !  cet  amour  de  Swift  pour  la  belle  Stella,  qu'il  finit 
par  ne  pas  épouser  après  cinq  ans  d'espérances  toujours  trom- 
pées ,  c'est  tout  à  fait  l'histoire  de  l'espèce  d'amour  de  Sterne 
pour  Mrae  Draper.  11  s'occupa  de  cette  dame  avec  une  tendresse 
infinie;  mais  il  s'en  occupa  bien  plus  quand  elle  fut  absente  que 
lorsqu'elle  était  près  de  lui.  11  était  un  peu  dans  les  goûts  de 
cet  amant  qui  quittait  sa  maîtresse  pour  lui  écrire  et  pour  pen- 
ser plus  librement  à  elle.  El  comme  Sterne  était  déjà  vieux,  la 
dame  jeune  encore  ;  comme  elle  s'effarouchait  souvent  de  l'a- 
mitié entreprenante  d'un  homme  qui  avait  beaucoup  vécu  et 
qui  savait  le  chemin  qui  mène  au  cœur  des  femmes,  notre  ami 
Yorick  se  donnait  toutes  sortes  de  peines  pour  la  rassurer.  «Que 
la  misère,  la  honte  et  la  douleur  tombent  sur  moi ,  si  je  vous 
suis  jamais  un  sujet  de  repentir,  chère  Élisa!  Moi  vous  trom- 
per !  mais  on  me  donnerait  le  irône  du  monde  que  je  n'y  con- 
sentirais pas.  » 

De  tout  cet  amour  platonique  entre  une  femme  malade  et  un 
homme  débile,  celui-ci  plein  de  cœur,  celle-là  pleine  d'esprit, 
ce  qui  égalise  toutes  choses ,  il  nous  est  resté  ce  qui  reste  ordi- 
nairement de  ces  sortes  d'amour,  des  doutes,  des  médisances, 
<jl  une  dizaine  de  lettres  écrites  à  MmP  Draper  par  Sterne,  lors- 


2T2  REVUE  DE  PARIS. 

que  celle  dame  allendail  à  Deal  un  vent  favorable  pour  revenir 
dans  les  Indes.  Ces  dix  lettres,  qui  n'ont  rien  de  bien  remar- 
quables, ont  été  souvent  réimprimées  à  la  suite  du  Voyage  sen- 
timental,  uniquement  pour  compléter  le  volume  au  gré  de 
messieurs  les  libraires.  En  revanche,  bien  peu  les  ont  lues.  Ce- 
pendant ces  lettres  se  distinguent  par  toutes  sortes  de  bons  sen- 
timents habilement  mêlés  à  un  peu  d'amour  profane.  «  Mais, 
comme  dit  Sterne  quelque  part,  parce  que  la  toile  d'or  et  de 
soie  est  lissue  de  quelques  fils  grossiers,  faut-il  donc  la  déchi- 
rer et  en  jeter  les  morceaux  aux  vents  ?  »  Dans  la  première  de 
ces  lettres.  Sterne  envoie  à  Mme  Draper  des  sermons  partis  d'un 
cœur  brûlant.  «  Je  suis  amoureux  de  vous  à  moitié,  lui  dit- 
il.  »  Dans  la  même  lettre,  il  envoie  pour  savoir  des  nouvelles 
d'Élisa.  a  Puisse  ton  visage  chéri  briller  à  ton  réveil  comme 
brillait  le  soleil  ce  matin  !  » 

Le  lendemain,  Sterne  va  dîner  chez  lord  Balhurst,  à  cette 
même  table  où  s'étaient  assis  tant  d'hommes  d'esprit  du  dernier 
siècle,  Addisson,  Sleele,  Pope,  Swift,  Prior  ;  et  à  lord  Balhurst, 
ce  vieillard  de  quatre-vingt-cinq  ans  ,  Sterne  parle  si  bien  de 
jyme  Draper  que  celui-ci  se  sent  près  de  l'aimer  en  dépit  de  son 
âge.  «  Tu  étais  l'étoile  de  cette  conversation  sentimentale, 
Élisa!  —  Quand  je  ne  parlais  que  de  toi ,  lu  remplissais  encore 
mon  cœur  !  —  0  la  meilleure  de  toutes  les  bonnes  filles,  tu  ne 
sauras  jamais  les  souffrances  que  j'ai  endurées  toute  une  nuit 
à  cause  de  toi  !  —  Puissent  les  roses  reparaître  promptement 
sur  les  joues  et  les  rubis  sur  les  lèvres!  »  —  Le  lendemain, 
Élisa  est  encore  malade  ,  il  écrit  une  lettre  de  plaintes.  —  Le 
jour  suivant,  elle  lui  a  demandé  toutes  sortes  de  petits  services, 
des  livres,  un  piano,  des  crochets  en  cuivre,  un  fauteuil}  car 
elle  doit  partir  avant  peu.  Elle  part.  A  peine  n'est-elle  plus  là 
que  Sterne  commence  un  journal  pour  elle.  Il  la  revoit  en  tou- 
tes choses,  il  se  rappelle  les  moindres  détails  de  cette  amitié  si 
bien  commencée.  D  abord  il  avait  cru  qu'il  avait  affaire  avec  une 
femme  ordinaire.  Élisa  était  vêtue  à  la  mode,  mais  ses  habits 
étaient  sans  grâce.  Élisa  n'était  pas  ce  qu'on  appelle  une  femme 
belle,  mais  sa  physionomie  était  divine.  Elle  avaitdans  lesyeuxet 
dans  la  voix  tant  d'éloquence  !  son  visage  était  d'un  ovale  si  par- 
fait !  —  Cette  lettre  VIe  va  retrouver  au  bord  delà  mer  MmeDraper. 
Elle,  cependant,  de  son  côté,  elle  avait  déjà  écrit  à  son  brahmine, 


REVUE  LE  PARI».  273 

comme  elle  l'appelait,  les  premiers  incidents  du  voyage  :  les  at- 
tentions galantes  d'un  jeune  militaire  qui,  d'abord,  avait  bien 
eu  l'air  de  vouloir  aimer  Élisa,  mais  qui,  la  trouvant  trop  peu 
avenante,  avait  passé  à  sa  demoiselle  de  compagnie,  miss  Light. 
A  quoi  Sterne  lui  répond ,  et  vraiment  c'est  bien  répondu  : 
«  Préserve-loi  des  intimités,  ma  pauvre  enfant  !  u  Après  quoi  i 
est  malade,  et  le  chagrin  le  tue;  et  enfin  il  lui  écrit  une  der- 
nière fois  adieu  :  «  Adieu,  sainte  femme  !  il  faudra  chérir  ma 
mémoire.  Songe  à  ma  tendresse  et  aussi  à  mes  respects  !— Kes- 
pectk-toi!  Adieu!  adieu  encore!  Que  le  bonheur  et  la  santé 
t'accompagnent,  ô  loi,  le  plus  beau  et  le  plus  charmant  des  ou- 
vrages du  Créateur!  » 

Ici  s'arrête  cette  correspondance,  qui  n'est  pas  sans  charme 
quand  on  veut  la  bien  lire.  Mm*  Draper,  de  retourà  Bombay  près 
de  son  mari ,  oublia  bien  vite  cet  homme  qui ,  en  comptant  sa 
maladie  pour  dix  années ,  n'avait  pas  moins  de  quatre-vingt- 
cinq  ans,  comparé  à  elle,  qui  n'en  avait  que  vingt-cinq.  A  l'exem- 
ple de  la  maîtresse  du  Spectateur,  à  qui  son  amant,  blanchi 
par  les  ans ,  avait  appris  comment  elle  devait  trouver  plus  de 
joie  à  remettre  la  pantoufle  d'un  vieillard  qu'à  être  embrassée 
par  un  beau  et  frivole  jeune  homme,  Laurence  Sterne  avait 
voulu  aussi  enseigner  à  Ëlisa  comment  les  dernières  fantaisies 
d'un  malade  peuvent  remplacer  les  jeunes  ardeurs  ;  mais  la 
belle  Indienne  eut  bien  vile  laissé  les  leçons  de  Sierne  j  et  il  l'eut 
oubliée  bien  vile,  sans  insulter  sa  mémoire,  lui  aussi. 

Dans  l'intervalle  de  cette  grande  passion  ,  qui  fut  son  avant- 
dernière  passion,  Laurence  Sterne  était  venu  en  France,  pour 
de  là  passer  en  Italie  ,  car  il  avait  grand  besoin  de  soleil  et  de 
repos.  De  ce  voyage  au  milieu  de  la  France  du  xvmc  siècle, 
dans  ce  pays  tout  rempli  d'élégance,  d'idées  nouvelles,  de  scep- 
ticisme, de  révolutions  encore  inaperçues,  estrésulté  le  Voyaye 
sentimental ,  qui  est  le  chef-d'œuvre  de  notre  auteur.  C'est  un 
voyage  fait  à  l'amble  ,  la  plus  douce  des  allures  ;  vous  allez 
moins  vite,  il  est  vrai ,  mais  vous  êtes  bien  plus  à  l'aise,  et,  chemin 
faisant,  vous  ne  donnez  de  ruade  à  personne,  personne  n'est 
éclaboussé  par  voire  monture.  A  chaque  instant  vous  êtes  le  maî- 
tre de  vous  arrêter  pour  étudier  le  paysage  qui  vous  plaît,  pour 
admirer  les  doux  aspects  qui  passent  devant  vous ,  pour  rendre 
à  chacun  sa  bénédiction,  son  salut,  ou  son  sourire.  D'ailleurs, 

H. 


274  REVUE  DE  PARIS. 

cette  façon  d'aller  ace  grand  avantage,  que  l'on  voit  à  merveille 
toutes  choses  dans  cet  horizon  rétréci  à  plaisir.  De  cette  con- 
templation méthodique  résulte  un  intérêt  tranquille  et  tout- 
puissant.  Une  fois  votre  parti  pris  de  ne  voir  que  ce  qui  est  à 
votre  portée,  vous  êtes  sûr  que  pas  un  détail,  si  mince  qu'il 
soit  en  apparence,  ne  saurait  vous  échapper;  or,  c'est  surtout 
par  les  détails  inaperçus  que  vivent  et  se  manifestent  les  chefs- 
d'œuvre.  Dans  Vlliade  d'Homère,  les  vieillards  ,  se  tenant  de- 
bout quand  parait  la  belle  Hélène,  font  venir  les  larmes  à  vos 
yeux.  Dans  la  tragédie  de  Corneille,  un  mot  qui  sort  tout  d'un 
coup  de  l'âme  oppressée  du  vieil  Horace  ,  attire  soudain  toutes 
vos  sympathies  sur  le  noble  vieillard.  Dans  le  mariage  de  la 
Vierge  de  Raphaël,  sur  quoi  s'arrête  votre  regard  charmé?  sur 
ce  beau  jeune  homme  qui  brise  en  deux  la  baguette  de  frêne. 
—  C'est  là  ,  d'ailleurs  ,  une  façon  bien  simple  d'être  vrai!  ne 
décrire  que  ce  que  l'on  voit,  ne  faire  agir  que  les  personnages 
que  l'on  a  rencontrés,  ne  raconler  que  les  passions  ressenties. 
Alors  le  moi,  qui  est  odieux  en  effet,  devient  un  héros  que  l'on 
accepte  volontiers  ,  parce  qu'il  est  naïf.  D'où  il  suit  que  Sterne 
ne  pouvait  pas  mieux  employer  cette  personnalité  dont  il  est  si 
fier.  Décidé  à  se  mettre  en  scène  à  chaque  pas ,  il  a  eu  bien  vite 
pris  son  parti  sur  lui-même.  Il  ne  s'est  fait  ni  meilleur  ni  plus 
méchant  qu'il  ne  l'est  en  effet.  Il  n'a  pas  dissimulé  même  les 
plus  mauvais  penchants  de  sa  nature;  il  s'est  représenté  à  nous 
tel  qu'il  était,  dans  tout  le  vagabondage  de  l'esprit  et  des  sens. 
Le  travail  des  grands  romanciers  qui  l'avaient  précédé,  le  tra- 
vail de  Lesage  sur  la  vie  humaine,  que  Lesage  a  vue  de  si  haut  ; 
la  profonde  et  austère  étude  de  Richardson  ,  quand  il  nous  fait 
assister,  dans  la  Clarisse ,  à  la  joute  terrible  du  vice  contre  la 
vertu  ;  l'observation  si  fine,  la  raillerie  bonne  enfant  de  Fiel- 
ding;  la  verve  ingénieuse  de  Sraollelt ,  un  des  enfants  de  Le- 
sage, enfant  qui  est  resté  bien  loin  de  son  père;  tous  ces  la- 
beurs, toutes  ces  découvertes  .  tous  ces  éléments  si  divers  du 
roman  ou  de  la  comédie,  Sterne  se  les  était  appliqués  à  lui- 
même;  il  n'avait  pas  eu  d'autre  ambition  que  de  mettre  en  œu- 
vre, à  son  propre  sujet ,  une  opinion  qui  se  représente  souvent 
dans  ses  discours  : 

«  La  grande  erreur  de  la  vie,  disait-il,  c'est  que  nous  portons 
nos  regards  trop  loin  :  nous  escaladons  Ip  ciel,  nous  creusons 


KKVLE  DE  PAHIS.  875 

jusqu'au  centre  de  la  terre  pour  y  chercher  des  systèmes,  et 
nous  nous  oublions  nous-mêmes.  La  vérité  repose  devant  nous; 
elle  est  sur  le  grand  chemin;  le  laboureur  marche  dessus  avec 
ses  souliers  ferrés. 

»  La  Nature  brave  la  règle  et  le  cordeau  ;  l'Art  en  a  besoin 
pour  élever  ses  édifices  et  terminer  ses  ouvrages  :  mais  la  Na- 
ture a  ses  propres  lois,  qui  sont  au-dessus  de  l'Art  et  de  la  Cri- 
tique. » 

Il  avait  donc  été  son  propre  héros;  il  s'était  mis  à  s'étudier 
lui-même;  il  s'était  mis  tout  bonnement  à  raconler  ses  ridicules; 
il  s'était  fait  parler,  il  s'était  fait  agir.  A  quoi  bon,  en  effet,  se 
serait-il  creusé  la  lète  pour  inventer  des  amours,  des  passions, 
des  vices,  des  ridicules,  des  aventures,  un  dialogue,  quand  il 
avait  tout  cela  en  lui-même?  —  et  de  tout  cela  il  s'est  servi 
comme  un  maître.  Le  grand  mérite  du  Voyage  sentimental, 
c'est  que  rien  n'est  inventé  :  tout  ce  que  l'auteur  vous  dit  là,  il 
Ta  vu,  et,  qui  plus  est,  il  l'a  senti;  l'imagination  n'a  rien  à  faire 
à  toutes  ces  histoires,  tout  au  plus  la  sympathie,  ou  tout  au 
plus  la  bagatelle,  pour  parler  comme  Lafleur.  De  ce  livre,  que 
nous  savons  par  cœur  comme  nous  savons  les  contes  de  Per- 
rault, tout  est  resté,  parce  que  rien  n'a  été  arrangé  ni  inventé. 
Ainsi  l'auberge  de  M.  Dessaire  est  encore  débouta  cette  heure; 
elle  est  l'honneur  de  la  ville  de  Calais;  on  vous  y  montre  la 
chambre  de  Sterne,  et  pour  peu  que  vous  insistiez,  dans  les  re- 
mises dégarnies,  par  ces  temps  de  chemins  de  fer,  vous  retrou- 
verez la  Désobligeante.  Qui  donc  a  jamais  douté  que  le  moine 
ait  vécu?  Autant  vaudrait  dire  que  Rembrandt  et  Titien  ont  in- 
venté les  têtes  de  leurs  tableaux.  Dans  les  arts  on  n'invente  rien, 
on  copie  des  modèles;  seulement,  si  le  modèle  est  copié  par  un 
grand  maître,  la  copie  écrase  si  fort  l'original  qu'on  ne  s'in- 
quiète plus  de  savoir  s'il  a  vécu.  Toutes  les  vierges  de  Raphaël, 
a  commencer  par  la  Fornarina,  ont  été  de  profanes  Italiennes, 
à  qui  le  maître  a  rendu  la  virginité  perdue.  Quant  à  Lafleur, 
cet  être  si  français,  et  que  pas  un  romancier  de  France,  même 
les  plus  grands,  ne  refuserait  de  prendre  à  son  service,  pour 
l'aimer  et  pour  brosser  ses  habits,  pour  lui  donner  des  conseils 
et  pour  tailler  ses  plumes;  quant  a  Lafleur,  cet  homme  à  tout 
faire,  non-seulement  il  a  vécu,  le  charmant  compagnon,  non- 
seulement  il  a  été  au  service  de  maître  Yorick,  mais  encore  on 


17ï,  REVÏÏfi  DE  PARIS; 

a  conservé  les  mémoires  de  sa  vie.  On  sait  maintenant,  à  n'en 
pas  douter,  que  Lafleur  était  né  en  Bourgogne;  à  huit  ans,  il 
avait  quitté  la  maison  paternelle,  n'emportant  pour  tout  bien 
que  deux  grands  yeux  bien  éveillés  et  une  honnête  figure  toute 
rebondie.  Cela  lui  servit  à  vivre  jusqu'à  dix  ans;  et  comme  un 
jour  il  était  sur  le  Pont-Neuf,  à  Paris,  il  se  mit  à  suivre  un  soldat 
qui  l'engagea  à  s'engager.  Il  fut  tambour  pendant  six  ans  dans 
les  armées  françaises.  Il  n'avait  que  deux  ans  à  battre  encore 
pour  n'être  pas  un  déserteur,  —  il  déserta.  La  Providence  le  con- 
duisit à  Montreuil-sur-Mer,  et  vous  savez  comment  il  entra,  tout 
déguenillé  et  tout  joyeux,  au  service  de  son  premier  maître, 
après  le  roi.  Ce  fut  encore  le  cas  ou  jamais  d'appliquer  le  pro- 
verbe français  :  Tel  maître,  tel  valet.  A  la  suite  du  bienveil- 
lant Yorick,  Lafleur  devint  amoureux;  il  fit  pis  que  cela,  il  se 
maria;  et  comme  son  maître,  dans  un  accès  de  sagesse,  lui  vou- 
lait adresser  quelques  remontrances,  Lafleur  lui  ferma  la  bou- 
che en  lui  disant  :  «  Ne  trouvez-vous  pas  que  ma  prétendue 
ressemble  à  la  pauvre  Marie?  »  —  Le  voyage  terminé,  Lafleur 
revint  auprès  de  sa  femme,  à  Calais,  où  il  avait  dressé  un  joyeux 
petit  bouchon,  Irès-fréquenté  des  marins.  Malheureusement,  la 
guerre  de  la  France  avec  l'Angleterre  devait  être  funeste  à  l'é- 
tablissement de  Lafleur  :  l'humble  bouchon,  qui  n'abritait  plus 
de  son  ombre  les  matelots  des  paquebots  anglais,  ne  battit  plus 
que  d'une  aile.  Lafleur  se  vit  bientôt  au-dessous  de  ses  affaires; 
mais  Dieu,  qui  n'abandonne  jamais  ceux  qu'il  aime,  mit  au 
cœur  de  Mme  Lafleur  une  passion  adultère  pour  une  troupe  de 
comédiens  :  Mme  Lafleur  se  fit  bohémienne  à  la  suite  de  ces  bohé- 
miens, et  Lafleur,  resté  seul  et  libre,  reprit  sa  course  dans  le 
monde  et  sa  devise  nationale  :  Vive  la  bagatelle! 

Pauvre  Lafleur!  il  eut  presque  autant  de  maîtres  divers  que 
le  sansonnet  de  Sterne,  et  il  passa  comme  lui  à  travers  toutes 
les  lettres  de  l'alphabet,  dans  la  chambre  haute  aussi  bien  que 
dans  la  chambre  des  communes.  Mais  il  eut  beau  faire  et  beau 
chercher,  jamais  il  ne  trouva  un  maître  comme  son  premier 
maître,  si  bon,  si  tendre,  si  bienveillant!  qui  aimait  si  fort  à  le 
voir  bien  nourri,  bien  vêtu,  et  qui  lui  donnait  congé  si  volon- 
tiers le  dimanche,  pour  vaquer  à  ses  amours. 

Parmi  plusieurs  personnages  de  ce  roman,  plusieurs  porlent 
des  noms  historiques.  Snielfungus,  c'est  le  docteur  Smollett; 


REVUE  DE  PARIS.  ^77 

madame  de  L...,  ia  dame  à  qui  Sterne  doit  porter  une  lettre, 
c'est  madame  la  marquise  de  Lambert;  l'homme  au  Shakspeare 
n'est  autre  que  M.  le  baron  de  Breteuil,  l'ami  du  duc  de  Choi- 
seul;  vous  y  trouvez  aussi  le  nom  de  Diderot  et  le  nom  de  l'abbé 
Raynal.  J'imagine,  à  ce  propos,  que  c'est  par  reconnaissance, 
pour  avoir  vu  son  nom  dans  le  Voyage  sentimental,  que  l'abbé 
Raynal ,  ce  singe  boursouflé  et  essoufflé  de  Diderot,  s'est  amusé 
à  écrire  cette  apostrophe  célèbre  au  territoire  d'Ajuija  :  «  Terri- 
toire d'Ajuija,  tu  n'es  rien,  mais  tu  as  donné  naissance  a  Élisa! 
—  Si  mes  écrits  ont  quelque  durée,  le  nom  d'Ajuija  restera  dans 
la  mémoire  des  hommes.  —  Élisa!  je  fus  ton  ami  sans  te  con- 
naître; sois  un  moment  le  mien;  la  douce  pitié  sera  ma  récom- 
pense... —  Je  cherche  partout  Élisa;  je  rencontre,  je  saisis 
quelques-uns  de  ses  traits,  quelques-uns  de  ses  agréments  épais 
parmi  les  femmes  les  plus  intéressantes.  Mais  qu'est-elle  deve- 
nue ,  celle  qui  les  réunissait?— Je  la  pleurerai  tout  le  temps  qui 
me  restera  à  vivre;  mais  est-ce  assez  de  la  pleurer? 

»  Du  haut  des  cieux,  ta  première  et  dernière  patrie,  Élisa,  re- 
çois mon  serment.  Je  jure  de  ne  pas  écrire  une  ligne  où  l'on  ne 
puisse  reconnaître  ton  ami,  etc.  »  On  n'est  pas  plus  niais  que 
cela! 

Mais  le  Voyage  sentimental  devait  être  le  dernier  effort, 
ou,  si  vous  aimez  mieux,  le  dernier  sourire  de  Sterne.  Il  s'ar- 
rêta tout  d'un  coup  dans  le  voyage  d'Italie,  et  comme  s'il  eût 
compris  qu'il  ne  pouvait  aller  plus  loin.  Ainsi  devait  se  terminer 
ce  voyage  commencé  avec  tant  de  joie  facile,  poursuivi  au  mi- 
lieu de  tous  les  enchantements  de  la  route  et  de  la  passion. 
Sterne  revint  dans  sa  patrie  pour  y  mourir.  La  langueur  l'avait 
frappé  sans  retour;  mais  il  devait  conserver  jusqu'à  la  fin  la 
force  de  l'âme,  la  jeunesse  du  cœur,  et  un  peu  de  l'espérance 
et  des  rêves  d'autrefois.  Sa  femme  était  restée  en  Touraine,  où 
elle  espérait  marier  sa  fille,  et  même,  à  propos  de  cette  fille  à 
marier,  voici  ce  que  répondit  Sterne  à  un  Français  sentimental 
qui  l'avait  demandée  en  mariage  avec  une  dot.  —  «  Monsieur, 
je  donne  à  ma  fille,  en  la  mariant,  dix  mille  livres  sterling,  sa- 
voir :  ma  fille  a  dix-huit  ans,  vous  en  avez  soixante-deux,  ce 
qui  vaut  bien  cinq  mille  livres.  —  Elle  est  jolie,  elle  parle  l'ita- 
lien et  le  français,  elle  pince  de  la  guitare;  vous  êtes  laid,  peu 
joli,  peu  musicien,  fort  ignorant,  ce  qui  vaut  bien  cinq  mille 


P?#  RKVLK   OF   PARIS. 

livres.  —  Total,  dix  raille  livres  sterling.  »  Ainsi  il  plaisantait 
même  avec  cette  chose  sérieuse  que  l'on  appelle  le  mariage.  Cepen- 
dant la  mort  s'approchait.  11  était  seul  à  ce  moment  solennel,  et 
son  dernier  vœu  de  mourir  en  silence  s'accomplit  dans  son  entier. 
Toutefois,  il  eut  le  temps  encore  de  laisser  quelques-unes  de  ces 
bonnes  maximes  d'une  aimable  philanthropie  que  lui  seul  il  savait 
formuler:  «  Pour  former  un  jeune  homme  il  faut  trois  choses: 
la  bonne  compagnie,  une  fortune  honnête,  et  une  légère  dosede 
la  tendre  amitié  d'une  femme  accomplie.  »  —  «  L'opinion  est  un 
mauvais  maître,  tyran  qui  n'aime  que  la  servitude.  Elle  nous  mène 
p;ir  les  oreilles,  par  les  yeux,  j'ai  presque  dit  par  le  nez.  Elle 
est  la  plus  déshonorante  des  maîtresses,  et  cependanl  personne 
ne  la  peut  jeter  à  la  porte;  il  faut  vivre,  il  faut  mourir  avec  elle. 

»  Je  crois  que  c'est  le  lord  Bacon  qui  fait  celte  remarque,  — 
du  moins,  quel  que  soit  l'auteur  de  cette  observation,  elle  n'est 
pas  indigne  du  grand  homme  que  je  viens  de  citer;  —  il  a  donc 
fait  cette  observation,  que  les  médecins  sont  de  vieilles  femmes 
qui  viennent  à  côté  de  notre  lit  se  mettre  aux  prises  avec  la  na- 
ture, et  qui  ne  nous  quittent  que  lorsqu'ils  nous  ont  tués  ou  que 
la  nature  nous  a  guéris. 

■  Cet  innocent  oubli  delà  peine  est  l'art  le  plus  heureux  de 
la  vie;  et  la  philosophie,  avec  son  attirail  de  préceptes  et  de 
maximes,  n'a  rien  qui  lui  soit  comparable.  En  effet,  je  suis  con- 
vaincu que  la  joie  modérée,  et  réglée  sur  de  bons  principes,  est 
parfaitement  agréable  à  l'Être  bienfaisant  qui  nous  a  créés,  et 
qu'on  peut  rire,  chanter,  et  même  danser,  sans  offenser  le  Ciel. 

»  Je  ne  pourrai  jamais,  —  non,  je  le  dis  bien  positivement, 
—  il  ne  sera  jamais  en  mon  pouvoir  de  croire  qu'on  nous  ait 
envoyés  dans  ce  monde  pour  le  traverser  mélancoliquement. 
Tout  ce  qui  m'entoure  m'assure  le  contraire.  Les  danses  et 
les  concerts  rustiques  que  je  vois  et  que  j'entends  de  ma  fe- 
nêtre ,  me  disent  que  l'homme  est  fait  pour  la  joie.  Aucun 
cerveau  fêlé  de  moine  chartreux  .  ou  tous  les  moines  char- 
treux du  monde,  ne  me  feraient  jamais  revenir  de  cette  opi- 
nion. » 

Et  remarquez  comme  l'image  arrive  toujours  vite  et  bien  : 

«  J'ai  réellement  cru ,  mon  bon  ami ,  que  je  n'aurais  plus  le 
plaisir  de  vous  voir.  Le  hideux  squelette  de  la  mort  semblait 
avoir  pris  son  posleau  pied  de  mon  lit.  et  je  n'avais  pas  !•»  rnu- 


RIVUfe  I>K   l'AKIS.  279 

rage  de  m'en  moquer  comme  je  l'ai  fait  jusqu'ici  :  je  baissais 
donc  patiemment  la  tète  ,  sans  la  moindre  espérance  de  la  re- 
lever jamais  de  dessus  mon  oreiller.  » 

La  veille  même  de  sa  mort,  il  espérait  vivre  encore  sept  à 
huit  mois  ;  il  se  sentait,  disait-il,  assez  de  forces  pour  faire  un 
usage  lolérable  de  la  vie.  Et  pourquoi  tant  d'espérances,  savez- 
vous?  c'est  qu'il  était  remonté  sur  son  dada  amoureux;  c'est 
qu'il  avait  rencontré  une  aimable  femme  qui  lui  rappelait 
Élisa  Draper  .  un  caractère  du  premier  ordre,  un  esprit  à  l'u- 
nisson de  toutes  les  vertus.  —  Il  n'avait  jamais  imaginé,  même 
quand  il  avait  dix-huit  ans  ,  que  la  grâce  pût  être  aussi  par- 
faite dans  toutes  ses  parties  et  si  bien  appropriée  aux  dons  les 

plus  heureux  de  la  jeunesse.  —  Madame  de était  venue 

sous  la  forme  d'un  ange  consolateur,  et  avec  sa  voix  enchan- 
teresse .  au  chevet  du  pauvre  mourant  ;  elle  lui  avait  présenté 
sa  tisane  d'un  air  si  engageant .  d'une  main  si  blanche  ,  qu'il 
s'était  mis  à  l'aimer  de  tout  son  cœur.  —  El  maintenant  qu'il 
se  trouvait  amoureux  encore  une  fois  ,  notre  cher  Yorick  ne 
voulait  plus  mourir.  11  ne  voulait  pas  tourner  la  tète  vers 
le  sud  avant  le  mois  de  mars;  en  un  mot,  malgré  loule  sa 
bonne  volonté  de  quitter  cette  terre  où  il  avait  tant  aimé  ,  il 
ne  voulait  pas  partir,  si,  à  l'heure  du  départ,  une  femme 
pareille  lui  faisait  un  signe  de  la  main ,  en  lui  disant  : 
«  Restez  !  » 

«  Cependant  ,  ajoute-t-il  ,  chacun  dit  autour  de  moi  que  je 
suis  mort,  et  j'ai  bien  peur  dêlre  absolument  forcé  de  mourir. 
A  cette  nouvelle  .  vous  aurez  un  vif  chagrin  ,  j'en  suis  sûr  ;  je 
veux  cependant  ne  pas  faire  répandre  une  larme  inutile.  Il  suffit 
à  votre  peuvre  Yorick  de  savoir  que  vous  en  verserez  plus  d'une 
quand  il  ne  sera  plus  !  » 

Ainsi,  il  expira  doucement,  au  mois  de  février  1768.  dans  son 
appartement  de  Bond-Slreet,  à  Londres.  Il  avait  encore  une 
plaisanterie  sur  les  lèvres  quand  il  est  morl.  Le  froid  le  prit 

par  les  extrémités;  et  madame  de  ,  sa  belle  et  bien-aimée 

garde-malade  ,  qui  veillait  près  de  lui ,  voulant  réchauffer  ses 
pieds  mourants  de  ses  deux  mains  :  «  Non  pas,  lui  dit-il,  non 
pas  à  mes  pieds  ,  mais  là  ,  votre  main  sur  mon  cœur!  »  Elle 
plaça  sa  main  sur  le  cœur  de  son  ami  ;  ce  pauvre  cœur  battit 
encore  une  ou  deux  minutes  sous  cette  main  bienveillante,  et 


280  REVUE  DL  PARIS. 

ce  fut  tout;  le  plus  aimable  homme  de  toutes  les  littératures 
réunies  de  ce  monde  était  mort. 

Sterne  a  laissé  un  portrait  tracé  par  lui-même  ,  et  tracé  de 
main  de  maître.  Le  voici  tel  qu'il  l'a  fait  ;  c'est  tout  à  la  fois 
le  portrait  d'Yorick  ,  de  Tristram  ,  de  Sterne  ,  trois  héros  qui 
n'en  font  qu'un  : 

«  Je  suis  né  ,  voilà  la  seule  chose  dont  je  n'ai  pas  à  douter, 
et  je  dois  encore  cet  avantage  au  hasard  .  qui  préside  à  toutes 
mes  aventures. 

•  Mon  père,  qui  n'était  qu'un  brave  soldat,  ne  me  donna  au- 
cune éducation  ;  il  la  méprisait.  Qu'il  avait  de  courage  !  J'appris 
à  lire  et  à  écrire  par  hasard.  J'allais  à  l'école  en  faisant  quel- 
quefois la  buissonnière,  et  je  glanai  quelques  bribes  de  littéra- 
ture  par  hasard.  Lefèvre,  mon  instituteur,  se  trouva  lieutenant 
de  mon  père  ,  par  hasard.  Je  n'avais  jamais  eu  l'intention  de 
me  marier,  et  je  me  mariai  par  hasard.  Je  n'ai  jamais  eu  d'au- 
tre patron  que  ceux  que  j'ai  rencontrés  par  hasard,  et  je  de- 
vins auteur  par  hasard. 

»  Je  suis  (qui  le  croirait?)  plutôt  un  être  pensant  qu'un  être 
agissant.  Mon  esprit  a  toujours  été  un  chevalier  errant,  dont 
mon  corps  n'était  que  le  simple  écuyer;  et  celui-ci  a  été  tel- 
lement harassé  des  courses  et  des  moulins  à  vent  de  son  maî- 
tre, qu'il  a  souvent  eu  l'envie  de  quitter  le  service,  en  s'écriaut 
avec  son  confrère  Sancho  :  Béni  soit  celui  qui  a  inventé  le 
sommeil  ! 

»  La  philanthropie  est  le  sine  quânon  démon  tempérament  : 
voilà  la  divinité  dans  laquelle  je  vis,  je  me  meus,  je  place  mon 
existence.  L'affection  que  je  porte  au  genre  humain  est  une 
correspondance  entre  le  ciel  et  la  terre,  au  centre  de  laquelle 
je  me  place.  J'aime  les  hommes  avec  celte  bienveillante  indul- 
gence que  je  souhaite  que  Dieu  ait  pour  moi  ;  je  pallie  leurs 
infirmités,  je  pardonne  leurs  erreurs,  je  désire  en  même  temps 
leur  bien  temporel  et  spirituel.  —  Ce  sentiment  est  le  premier 
qui  se  réveille  avec  moi,  et  le  dernier  qui  me  quitte  quand  je 
prends  congé  de  mes  sens. 

»  Je  suis  en  général  un  homme  de  bonne  humeur,  et  ma 
gaieté  n'est  jamais  si  grande  que  lorsque  je  suis  accablé  de 
douleurs  et  d'infortunes  de  tout  genre,  j'entends  des  douleurs 
et  des  infortunes  toutes  personnelles.  Aussitôt  c'est  à  qui  se 


REVUE  DE  PARIS.  251 

pressera  autour  de  mon  grabat,  non  pas  pour  pleurer,  mais 
pour  rire  de  mes  peines ,  pour  m'ouïr  plaisanter  à  la  question  , 
pour  me  voir  raffiner  mon  être  dans  les  tourments. 

»  Un  de  mes  amis  ,  croyant  un  jour  que  j'allais  succomber 
aux  accès  d'une  colique  bilieuse  ,  me  parut  fort  étonné  de 
la  gaieté  avec  laquelle  je  sortais  de  ce  monde  ;  voici  ma  ré- 
ponse : 

»  Les  chrétiens  indolents  se  persuadent  trop  de  l'efficacité 
du  repentir  qu'un  mourant  peut  témoigner  à  son  lit  de  mort; 
je  n'y  ai  jamais  cru.  Quand  on  demande  à  Socrate,  avant 
son  supplice  .  pourquoi  il  ne  se  préparait  pas  à  ce  fatal  pas- 
sage ,  il  répondit  avec  noblesse  :  Je  n'ai  fait  que  cela  toute 
ma  vie.  » 

Maintenant  que  cet  essai  sur  la  vie  de  Sterne  est  arrivé,  par 
toutes  sortes  de  sentiers  détournés,  à  sa  conclusion  philoso- 
phique ,  le  nil  admirari  du  poète  latin  ,  il  me  resterait  à  dire 
quelques  mots  de  cette  traduction  nouvelle,  —  nouvelle,  on 
peut  le  dire,  car  elle  a  été  faite,  refaite,  revue,  corrigée  bien 
des  fois.  —  De  ce  terrible  travail,  dont  le  traducteur  se  croyait 
incapable,  de  ce  duel  dangereux  avec  un  écrivain  comme  Sterne, 
armé  à  la  légère,  et  qui  disparaît  soudain  comme  une  ombre 
goguenarde  ,  devant  les  grands  coups  de  plume  qu'on  veut  lui 
porter  ;  de  cette  ignorance  profonde  de  la  langue  anglaise ,  rem- 
placée par  un  profond  et  respectueux  sentiment  de  la  grâce  , 
de  la  légèreté,  de  la  finesse  de  notre  langue,  —  que  reslera-t- 
il?  —  Soyez  tranquilles;  il  y  a  de  sévères  critiques  également 
versés  dans  les  deux  langues ,  M.  Philarète  Chasles  ,  par 
exemple,  qui  nous  le  dit  ont  avant  peu. 

Quel  que  soit  l'arrêt  de  ces  juges  souverains,  que  personne 
ne  peut  récuser,  l'auteur  s'y  soumet  en  toute  humilité  et  en 
toute  conscience.  Une  seule  chose  lui  causerait  un  vif  chagrin  : 
ce  serait  d'avoir  retranché  ,  ne  fût-ce  qu'un  atome ,  de  la  bonne 
humeur,  de  la  grâce  facile,  de  la  merveilleuse  souplesse  de 
Sterne;  ce  serait  d'avoir  dérangé  de  sa  route  bien  sablée  l'in- 
souciant dada  de  maître  Torick.  En  effet ,  comme  ils  étaient 
h  ureux  ,  L'un  portant  l'autre,  le  cavalier  et  le  cheval,  une 
fois  qu'ils  étaient  en  route  !  comme  ils  s'inquiétaient  peu  de  sa- 
voir où  s'arrêter  le  jour ,  où  se  reposer  le  soir  ,  et  à  quelle 
heure  et  quel  jour  ils  rentreraient  à  la  maison?  Le  dada 
19  U 


282  REVUE  DE  PARIS. 

d'Yorick,  pour  la  galanterie,  pour  l'enthousiasme,  pour  le 
paysage  qu'il  parcourt ,  pour  1rs  enchantements  qu'il  affronte  , 
est  tout  à  fait  le  descendant  d'un  autre  cheval  poétique;  il  des- 
cend un  peu  de  l'âne  de  Sancho  .  il  descend  du  Rossinante  de 
Don  Quichotte  ,  noble  coursier  aussi  maigre  et  aussi  brave  que 
son  maître,  étique  monture  qui  va  au  petit  pas  sur  le  grand 
chemin  de  la  gloire  et  de  l'amour.  —  Semez  des  fleurs  sur  leur 
passage  ,  arrachez  les  ronces  du  chemin  !  Belles  filles  qui  passez, 
allez  puiser  de  l'eau  à  la  fontaine  pour  désaltérer  ces  douces 
montures  que  n'a  jamais  touchées  le  fouet,  que  l'éperon  n'a 
jamais  blessées,  que  n'ont  jamais  connues  ni  le  mords  ,  ni  la 
bride!  —  Et  vous ,  les  gens  des  pays  étrangers .  qui  comme 
nous  suivez  pas  à  pas  ce  noble  animal ,  qui  le  voulez  monier 
par  surprise  ,  prenez  garde  !  pour  la  première  fois  de  sa  vie  . 
le  paisible  animal .  le  dada  d'Yorick  .  le  Rossinante  de  Don  Qui- 
chotte, pourrait  bien  ruer  et  vous  briser  le  front  ! 

Vous  voyez  donc,  vous  qui  êtes  la  science  et  la  critique,  que 
là  est  toute  ma  terreur;  c'est  d'avoir  attristé  l'innocente  joie 
qui  circule  dans  ces  lignes  comme  le  sang  circule  dans  les 
veines  d'une  belle  et  brune  fille  de  vingt  ans .  —  Pauvre  Yorick  ! 
quel  malheur  qu'il  appartienne  de  droit  à  la  traduction  fran- 
çaise? Quel  malheur  qu'il  n'ait  pas  été  tout  simplement  Fran- 
çais de  nation .  comme  il  l'était  par  l'esprit ,  par  la  bonne  hu- 
meur ,  par  l'ironie  ,  par  la  galanterie  la  plus  exquise ,  par  les 
passions  les  plus  charmantes!  Pauvre  Yorick!  Lafïeur  et  Swift 
avaient  pour  refrain  Vive  la  bagatelle!  Yorick  avait  adopté 
pour  sa  devise  rive  la  joie!  Il  ne  savait  rien  de  plus  naturel 
qu'une  joie  douce,  expansive  :  aussi  la  joie  a  été  pour  lui  la 
cruche  de  la  veuve  ,  qui  n'était  jamais  vide  ;  la  joie  a  été  sa 
compagne,  sa  famille,  son  génie  fidèle.  Aimable  et  bien-aimé 
Yorick  ! 

Nous  ,  cependant,  qui  sommes  venus  après  lui  dans  les  frais 
sentiers  où  son  pas  léger  laissait  son  empreinte  à  peine  ;  nous 
qui  obéissons  comme  lui  à  la  fantaisie  de  l'heureux  dada  qui 
nous  emporte ,  méritons ,  nous  aussi .  par  la  simplicité  de  notre 
esprit,  par  la  bonne  grâce  de  notre  bonne  humeur,  par  l'exer- 
cice des  honnêtes  passions  .  méritons  enfin  l'honneur  démon- 
ter .  ne  fût-ce  qu'en  croupe  .  le  dada  d'Yorick ,  le  Rossinante  de 
Don  Quichotte ,  le  giïson  de  Sancho  ,  voire  même  l'âne  de  Ba- 


REVUE  DE  PARIS. 

kum  .  qui  s'arrêtait  si  bien  à  chaque  vision  angélique;  —  et 
répétons,  eu  toute  humilité  de  cœur  et  d'esprit,  l'oraison  du 
malin  et  du  soir  de  notre  maitre  Yorick  : 

Accorde  nous ,  à  mon  Dieu  !  notre  pain ,  notre  passion } 
nos  douces  larmes  et  notre  sourire  de  chaque  jour.  —  Ainsi 
soit-il  !  Amen  ! 


Jules  Jams. 


DES 


NOUVELLES  PUBLICATIONS 


RELIGIEUSES. 


La  remarque  en  a  depuis  longtemps  été  faite  :  notre  époque 
est  une  époque  de  liberté  absolue  pour  les  esprits.  Chacun,  dans 
son  individualité,  se  croit  en  droit  de  demander  à  toutes  choses 
leur  raison  d'être,  et  de  chercher  à  remplacer  les  créations  qu'il 
juge  inutiles  ou  pernicieuses  par  des  créations  nouvelles.  Cette 
liberté  existe  également  dans  Tordre  extérieur  de  la  société; 
mais  là  cependant  elle  connaît  des  entraves.  La  réunion  maté- 
rielle des  personnes  ne  saurait  se  former  sans  un  lien  ;  et  du 
jour  où  une  autorité  quelconque  ne  serait  pas  là  pour  mainte- 
nir les  lois  civiles,  politiques,  criminelles,  dont  l'ensemble 
constitue  ce  lien,  la  société,  la  réunion  des  personnes  aussi  ne 
serait  plus.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  l'ordre  intellectuel  ;  à  de 
certains  temps,  l'affranchissement  peut  5'  être  complet.  Après 
avoir  satisfait  à  la  loi  d'union  sociale  en  donnant  aux  règle- 
menls  positifs  tout  juste  sa  part  d'obéissance,  chacun  rentre 
dans  sa  pensée  et  s'y  contemple  maîlre  et  souverain,  Chacun 
fait  comparaître  devant  le  tribunal  qu'il  érige  en  lui-même  les 
choses  les  plus  saintes  aussi  bien  que  les  plus  vulgaires.  La  re- 
ligion, la  morale,  y  sont  évoquées;  et  non-seulement  on  nedai- 


REVUE  DE  PARIS.  285 

gne  plus  écouter  ce  qu'enseignent  sur  elles  les  traditions  du 
passé,  mais  le  doute  pénètre  jusqu'à  leur  essence  même,  et  on 
se  demande  si  celte  essence  est  bien  ce  qu'elle  a  paru  être  jus- 
qu'ici. A  la  suite  d'une  question  si  étrange  apparaissent  des 
théories  où  les  noms  semblent  échangés  entre  le  mal  et  le  bien, 
où  tout  est  bouleversé  dans  les  rapports  des  êtres  entre  eux, 
dans  les  rapports  des  êtres  avec  Dieu.  L'autorité  laisse  le  champ 
libre  à  ce  grand  mouvement  spéculatif.  C'est  bien  assez  pour 
elle  de  défendre  le  champ  de  la  pratique  à  tout  moment  menacé 
d'invasion.  Tant  que  la  théorie  ne  semble  pas  vouloir  y  pénétrer 
d'une  manière  immédiate,  qu'elle  marche  d'ailleurs,  qu'elle  se 
développe  dans  toute  sa  bizarrerie  et  toute  son  audace  ;  que  dans 
l'ordre  religieux  elle  abatte  et  le  culte  et  le  dogme  ;  que  dans  l'or- 
dre social  elle  détruise  la  propriété;  que  dans  l'ordre  politique 
elle  dissolve  l'unité  du  pouvoir;  que  dans  l'ordre  domestique  elle 
brise  le  lien  du  mariage  ;  qu'après  avoir  ainsi  refait  la  société 
dans  l'avenir,  elle  aille  plus  loin  encore,  et  qu'avec  l'industrie 
qu'elle  tient  en  main  comme  une  baguette  magique,  elle  refasse 
la  terre  et  les  cieux;  qu'elle  mette  dans  les  cieux  nouveaux  un 
Dieu  jusqu'alors  inconnu,  et  sur  la  terre  rajeunie  des  hommes 
qui,  dans  leur  àme  et  dans  leur  corps  ,  n'auront  plus  guère  que 
le  nom  de  commun  avec  les  hommes  d'aujourd'hui  :  elle  est  li- 
bre, nous  l'avons  dit,  quelque  sanctuaire  qu'il  lui  plaise  de 
violer,  quelque  base  fondamentale  qu'il  lui  plaise  d'ébranler, 
quelque  édifice  monstrueux  qu'il  lui  plaise  d'élever;  libre  d'une 
liberté  ou  plutôt  d'une  licence  terrible. 

C'est  un  spectacle  à  la  fois  plein  d'épouvante  et  de  grandeur. 
L'humanité,  entre  un  passé  détruit  et  un  avenir  douteux,  privée 
de  guide  et  d'appui,  sent  partout  le  sol  prêt  à  manquer  sous 
ses  pas,  le  chaos  se  faire  autour  d'elle.  De  grandes  douleurs 
l'assaillent;  le  doute  la  ronge  au  cœur,  la  tristesse  l'envahit. 
Pourtant  elle  reste  debout;  elle  agit,  elle  marche,  elle  cherche; 
elle  fait  des  efforts  inouïs  et  répand  au-dehors  toutes  ses  forces 
avec  une  prodigalité  merveilleuse.  De  temps  en  temps  elle  res- 
saisit l'espérance.  Au  milieu  des  angoisses  du  présent  e!le 
entonne  l'hymne  superbe  de  l'avenir.  Ne  dirait-on  pas  que  Dieu 
aime  à  voir  ainsi  quelquefois  ses  créatures  livrées  à  leurs  pro- 
pres forces?  JN 'est-ce  pas  de  même  qu'il  relire  sa  main  de  dessus 
les  flots  et  qu'aussitôt  la  lempête  gronde  dans  leur  sein?  Les 

M. 


28G  REVUE  DE  PARIS. 

puissances  de  la  nature,  sitôt  qu'elles  ne  sont  plus  comprimées, 
entrent  en  combat.  Le  chaos  d'où  elles  sont  sorties  les  rappelle 
dès  lors  au  désordre  et  à  la  lutte.  Ainsi  font  les  intelligences 
individuelles  portées  au  sein  de  l'humanité  comme  les  flots  au 
sein  de  l'Océan  ;  ainsi  font-elles,  du  jour  où  elles  ne  sentent 
plus  la  main  de  Dieu,  et  la  tempête  qui  les  bouleverse  surpasse 
d'autant  celle  des  mers  en  grandiose  et  en  terreur  que  l'ordre 
inleilecluel  surpasse  l'ordre  des  forces  brutes.  En  effet,  la  géné- 
ration qui  a  vu  commencer  de  semblables  tourmentes  ne  les 
voit  jamais  finir.  Et  parmi  ceux  qui  les  contemplent,  combien 
sont  emportés  par  leur  cours  furieux!  car  il  n'est  pas  donné 
pour  celles-là  de  les  contempler  du  rivage!  Combien  s'endor- 
miront épuisés  dans  le  dernier  sommeil  avant  qu'un  rayon  de 
soleil  ait  reparu  aux  cieux  pour  annoncer  le  retour  de  l'ordre 
saint ,  du  calme  et  de  la  paix. 

Devant  les  grandes  crises  des  intelligences  comme  devant 
celles  des  éléments,  une  confiance  secrète  se  mêle  cependant 
toujours  à  noire  effroi.  L'image  du  chaos  a  beau  nous  être  pré- 
sentée, nous  sentons  que  la  puissance  qui  jadis  triompha  du 
chaos  est  encore  là  prèle,  quand  elle  le  voudra,  à  en  faire  dis- 
paraître d'un  souffle  la  hideuse  apparence.  ISous  entrevoyons 
que  le  désordre  est,  dans  la  profondeur  de  ses  desseins,  le  moyen 
dont  elle  se  sert  pour  nous  conduire  à  un  ordre  plus  parfait. 
Telle  esl  du  moins,  à  nous,  notre  foi.  Mais  la  crise  est  longue, 
et,  dans  leur  lassitude,  plusieurs  se  disent  que  son  terme  devrait 
enfin  être  proche.  Ceux-là,  chaque  jour,  interrogent  avec  plus 
d'ardeur  les  systèmes  qui  se  produisent;  chaque  jour  ils  feuil- 
lettent avec  une  avidité  croissante  tant  de  livres  qui  ne  cessent 
de  paraître  sur  les  grandes  questions  politiques,  sociales,  reli- 
gieuses. Ils  cherchent  s'ils  n'y  trouveront  pas  du  moins  quelque 
faible  annonce,  quelque  vague  pressentiment  de  l'ordre  nouveau 
qui  doit  un  jour  s'établir  ;  seulement  une  idée  sur  laquelle  brille 
un  pâle  reflet  du  soleil  intellectuel  si  long  à  se  lever.  Hélas!  ils 
ne  voient  rien  qui  ressemble  à  cette  clarté  douce  et  pure,  avanl- 
courrière  de  l'astre  d'où  la  vie  découle  à  flots  ainsi  que  la  lu- 
mière. Toutes  les  lueurs  qui  frappent  leurs  yeux  sont  de  trom- 
peuses lueurs.  La  seule  différence  qu'il  y  ait  entre  elles,  c'est 
que  les  unes,  douées  d'une  puissance  momentanée,  montent 
jusqu'aux  cieux.  éblouissantes  comme  des  météores,  tandis  que 


Kt\  LE  Dfc  PARIS.  i*7 

les  autres,  (bible*  et  misérables,  rampent  sur  la  terre  comme  le 
feu  follet  des  marais. 

Nous  faisions  ces  réflexions  en  parcourant  ces  jours-ci  quel- 
ques-unes des  publications  religieuses  les  plus  récentes.  Les 
litres  de  ces  publications  avaient  éveillé  notre  curiosité.  C'é- 
taient :  De  la  Religion  comme  base  de  V éducation  y  par 
M.  Dusaul,  sujet  grave  s'il  en  fut,  question  la  plus  essentielle 
peut-être,  la  plus  urgente  à  approfondir  de  toutes  celles  qu'on 
agite  aujourd'hui;  la  Fin  des  Temps,  par  M.  Pierre  L.  ;  Ré- 
surrection, par  M.  Charles  Stoffels;  litres  étranges,  sentant  la 
mysticité,  la  prophétie,  promettant,  à  ce  qu'il  nous  semblait,  à 
travers  beaucoup  de  rêveries  et  de  délire  peut-être,  de  beaux 
élans  poétiques  ;  De  l'Intelligence  et  de  la  Foi,  par  M.  Guil- 
Iemon,  capitaine  d'artillerie.  Ici,  c'esl  la  profession  de  l'auteur 
qui  nous  a  surtout  décidé  à  ouvrir  son  livre.  fsous  avons  voulu 
voir  comment  un  homme  habitué  à  l'élude  des  sciences  exactes 
avait  passé  de  cette  élude  à  la  méditation  des  choses  divines,  et 
quel  résultat  avait  produit  l'alliance  rare,  mais  déjà  accomplie 
quelquefois,  de  la  pensée  scientifique  et  de  la  pensée  religieuse. 
Enfin,  quant  au  Traité  complet  de  Philosophie,  du  point  de 
vue  du  catholicisme  et  du  progrès,  par  Al.  Bûchez,  il  suffit  de 
le  nommer  pour  que  le  lecteur  comprenne  l'intérêt  et  l'empres- 
sement que  nous  avons  mis  à  le  lire. 

ISous  nous  arrêterons  peu  aux  trois  premiers  ouvrages.  Peut- 
être  suffirait-il  de  dire  que  nous  avons  trouvé  trois  déceptions 
complètes.  Cependant  nous  croyons  à  propos  d'en  donner  rapi- 
dement quelque  idée. 

M.  Dusaul,  l'auleur  de  la  Religion  comme  base  de  l'éduca- 
tion, en  veut  beaucoup  à  M.  Guizol  parce  que  celui-ci  a  dit, 
dans  un  article  de  la  Reçue  Française  :  «  La  loi  n'est  pas 
athée,  parce  qu'elle  n'a  pas  d'âme  à  sauver.  »  i  Quoi  !  s  e- 
crie-l-il ,  si  la  loi  n'a  pas  d'âme  à  sauver,  elle  est  donc  sem- 
blable à  une  bûche!  »  11  y  a  dans  le  même  livre  un  chapitre  sur 
l'âme  des  bêles,  tout  à  l'ait  curieux. 

«  Qui  sait,  dil-il,  ce  que  sont  les  animaux?  La  bêle  jouit  et 
souffre,  et  Dieu,  avant  qu'elle  existât,  ne  lui  devait  ni  le  plaisir 
ni  la  souffrance.  Si  le  plaisir  a  surpasse  en  elle  la  souffrance, 
elle  a  eu  l'avantage  de  vivre,  et  la  boulé  de  D.eu  s'est  manifestée 
à  son  égard  en  l'appelant  â  la  vie.  Elle  n'a  rien  alors  à  deman- 


28S  REVUE  DE  PARIS. 

der  en  mourant.  »  —  «  Mais,  se  demande  alors  M.  Dusaut,  tou- 
jours avec  le  même  sérieux;  mais  suis-je  bien  certain  qu'il  ne 
se  rencontre  pas  une  seule  bêle  qui,  dans  toute  sa  vie,  ait  plus 
souffert  que  joui  !  Le  contraire  paraît  probable; alors  les  desti- 
nées de  la  bête  pour  les  faire  accorder  avec  la  bonté  de  Dieu  , 
deviennent  tout  à  fait  mystérieuses,  et  dépendent  peut-être  d'un 
passé  qui  n'est  pas  plus  connu  à  leur  égard  que  ne  l'est  pour 
moi  leur  avenir.  »  Vous  croyez  qu'après  avoir  placé  les  bêtes 
dans  une  semblable  alternative,  M.  Dusaut  va  faire  quelque  ef- 
fort pour  les  en  tirer?  pas  du  tout.  «  Cela  ne  me  regarde  pas, 
dit-il,  et  je  n'ai  nullement  à  m'en  occuper.  »  Pourtant  il  revient 
un  instant  après  à  ce  sujet,  pour  lequel  il  a  évidemment  une 
forte  prédilection.  «  Pourquoi,  s'écrie-t-il,  pourquoi  Dieu  ne 
donnerait-il  pas  à  la  bêle  une  âme?  Bien  plus,  pourquoi  ne 
lui  donnerait-il  pas  une  âme  immortelle ,  avec  des  destins  fu- 
turs?» 

Une  semblable  dissertation  pourrait  bien,  nous  le  craignons, 
provoquer  chez  les  lecteurs  de  M.  Dusaut  une  hilarité  qui,  nous 
devons  le  dire,  serait  déplacée  à  quelques  égards.  Quoiqu'il  n'y 
ait  pas  un  raisonnement  suivi  et  pas  une  idée  neuve  dans  le  livre 
de  M.  Dusaut,  quoiqu'il  ait  si  peu  compris  la  profondeur  et  l'é- 
tendue du  sujet  qu'il  traite,  que  son  petit  in-12  lui  paraît  assez 
vaste  pour  y  faire  entrer  en  même  temps  une  foule  de  digressions 
aussi  oiseuses  que  celle  dont  nous  venons  déparier,  on  découvre 
en  lui  une  certaine  instruction  routinière  qui  jointe  à  l'honnêteté 
de  son  âme,  en  ferait,  nous  en  sommes  convaincu,  un  très-digne 
maître  d'étude. 

M.  Pierre  L.  ne  se  contente  pas  de  nous  avertir  que  la  fin  du 
monde  est  proche;  il  nous  en  donne  la  date  tout  au  juste.  Déjà 
plus  d'une  fois  on  a  cru  toucher  à  ce  grand  cataclysme.  Au  com- 
mencement du  xie  siècle,  toute  l'Europe  était  convaincue  que  le 
monde  n'avait  plus  que  peu  d'années  à  vivre.  On  se  fondait  sur 
la  réponse  du  Christ  à  celui  de  ses  disciples  qui  lui  demanda 
combien  durerait  la  terre  après  lui.  Mille  ans  et  plus,  avait  dit 
le  Christ.  Depuis,  on  a  vu  que  ce  plus,  qui,  aux  esprits  épou- 
vantés du  xie  siècle,  semblait  ne  signifier  que  quelques  courts 
instants  au-delà  des  mille  années,  pouvait  s'étendre  à  un  grand 
nombre  de  siècles.  Cependant,  la  terreur  de  la  fin  du  monde  s'est 
de  temps  en  temps  renouvelée,  surtout  à  certaines  dates,  qu'une 


REVUE  DK  PARIS.  2S9 

superstition,  basée  on  ne  sait  trop  sur  quoi,  faisait  regarder 
comme  funestes.  L'an  40,  par  exemple,  est  de  ce  nombre.  Dans 
les  derniers  jours  de  1839,  que  de  prédictions  ne  faisait-on  pas 
pour  l'année  qui  allait  s'ouvrir.  Celait  décidément  l'année  ré- 
servée pour  la  destruction  universelle.  D'autres,  il  est  vrai,  se 
bornaient  à  prédire  la  destruction  de  Paris,  qu'une  pluie  de  feu 
devait  réduire  en  cendres  le  6  janvier,  ce  nous  semble.  L'année 
1840  marche  rapidement  vers  son  terme,  et  la  terre  continue  à 
tourner  paisiblement  sur  son  axe,  et  Paris  même,  cette  fraction 
si  minime  de  la  terre,  n'a  pas  perdu  une  pierre  de  ses  édifices, 
une  heure  de  ses  fêles.  Mais,  hélas!  si  nous  en  croyons  M.  Pierre 
L.,  ce  n'est  là  qu'un  bien  cuurt  répit.  Encore  une  soixantaine 
d'années,  et  décidément  tout  sera  fini  pour  Paris  comme  pour 
la  terre;  ce  sera  précisément  le  cinquième  mois  de  l'année  1900. 
Que  le  monde  se  tienne  pour  bien  averti.  L'auteur  avoue,  il  est 
vrai,  que  l'Apocalypse,  sur  laquelle  il  s'appuie  ,  est  un  livre  bien 
obscur;  il  reconnaît  que  jusqu'ici  aucun  des  plus  grands  doc- 
teurs et  des  plus  habiles  interprètes  n'a  pu  l'expliquer  d'une 
manière  satisfaisante  ;  mais,  avec  toute  la  modestie  imaginable, 
il  parait  convaincu  que  la  grâce  divine  lui  a  départi  les  iumières 
refusées  à  ceux-ci.  Les  sept  trompettes,  les  derniers  sceaux,  les 
derniers  martyrs,  le  règne  de  l'Anlechrist,  les  sept  dernières 
plaies,  la  condamnation  de  Babylone,  la  victoire  de  l'agneau, 
tout  cela,  selon  le  texte  de  l'Apocalypse,  si  ténébreux  jusqu'ici, 
et  devenu  tout  à  coup  d'une  clarté  foudroyante,  s'accomplira 
dans  les  soixante  années  qui  nous  restent.  On  voit  qu'elles  seront 
bien  remplies.  Les  premiers  sceaux  sont  déjà  ouverts.  Voyez  : 
ouverture  du  premier  sceau.  Un  cheval  blanc  paraît,  a  Les 
chevaux,  dans  Zacharie,  sont  les  emblèmes  des  empires  :  c'est 
la  France  et  son  vieux  drapeau.  Celui  qui  montait  ce  cheval 
fougueux,  qui  domptait  ce  peuple  jaloux,  c'est  Napoléon.  Il  te- 
nait un  arc  en  sa  main.  Il  sortait,  par  sa  naissance,  de  l'une 
de  ces  îles  si  renommées  de  tout  temps  par  l'habileté  de  leurs 
habitants  à  tirer  de  l'arc.  Une  couronne  lui  a  été  donnée, 
et  déjà  vainqueur  à  Castiglione,  au  pont  de  Lodi,  à  Rivoli, 
aux  Pyramides,  à  Montebello,  à  Marengo,  il  est  parti  pour 
vaincre  encore  à  Llm,  à  Auslerlilz,  à  léna,  à  Friedland,  à 
Madrid  ,  à  Essling  et  à  Wayrara ,  la  dernière  de  ses  con- 
quêtes. » 


iOO  REYTE  DE  PAMS. 

Comme  tout  le  reste  du  commentaire  apocalyptique  est  dans 
ce  goût  et  dans  ce  style,  sans  une  trace  de  ce  délire  poétique, 
île  ces  élans  d'enthousiasme  que  nous  nous  étions  flatté  d'y 
trouver,  nous  ne  multiplierons  pas  les  citations.  Passons  plutôt 
à  M.  Charles  Stoffels.  Il  en  sait  encore  bien  plus  long  que 
M.  Pierre  L...  ;  l'un  se  borne  à  nous  raconter  la  fin  du  monde 
en  s'appuyant  prudemment  à  chaque  pas  sur  un  texte  de  l'Apo- 
calypse; l'autre,  sans  s'appuyer  sur  rien,  nous  fait  toute  l'his- 
toire des  choses  créées  depuis  le  début  jnsqu'au  terme.  Il  voit 
très-bien  comment  elles  sont  sorties  du  sein  de  Dieu  et  comment 
elles  y  rentreront.  L'avenir  ne  l'embarrasse  pas  plus  que  le  passé, 
il  embrasse  les  trois  termes  de  la  durée  d'un  seul  coup  d'œil 
comme  s'il  était  Dieu  lui-même.  Il  voit  que  la  spiritualité  est 
unedilatation  de  la  substance  primitivement  créée  par  Dieu,  que 
la  matérialité  en  est  une  contraction.  Une  partie  des  anges,  des 
substances  spirituelles,  se  sont  contractés  et  ont  donné  naissance 
à  la  matière.  Ils  se  sont  plus  ou  moins  contractés.  De  là,  divers 
degrés  de  matérialité,  et  la  diversité  dans  les  corps  solides, 
liquides,  fluides.  Tout  cela  se  heurtait  sans  forme  et  sans  nom, 
au  sein  du  désordre,  suite  de  la  révolte,  quand  Dieu  voulut 
ordonner  cette  création  de  la  créature  qu'il  ne  pouvait  dé- 
truire. 

Vient  alors  l'ordonnation  de  l'univers  matériel.  Le  verbe,  la 
seconde  personne  de  la  Trinité  divine,  s'est  placé  dans  un  soleil 
suprême,  siège  temporel  de  l'éternité.  Autour,  le  chaos  s'est 
arrangé  en  soleils  et  en  comètes.  Les  soleils  sont  la  matière  la 
plus  dilatée,  la  plus  rapprochée  de  la  spiritualité,  et  même  leur 
centre  vivant  est  une  substance  toute  spirituelle.  Ces  esprits 
sidéraux  doivent  s'assimiler  la  vie  divine  pour  la  communiquer 
à  leur  tour  aux  esprits  des  comètes.  L'esprit  cométaire  est 
l'homme,  mais  l'homme  universel;  le  noyau  cométaire  est  l'or- 
ganisme de  l'âme  humaine  primitive.  L'animalité  n'est  qu'un 
prolongement  de  l'être  humain,  la  végétation  un  prolongement 
de  l'animalité. 

Voilà  l'univers  ordonné.  Mais  il  y  survient  encore  un  petit 
incident,  on  ne  sait  trop  comment  ;  car,  puisque  Dieu  avait  dai- 
gné tirer  l'ordre  du  sein  du  chaos,  il  semble  qu'il  devait  en  même 
temps  rendre  cet  ordre  durable.  M.  Stoffels  nous  dit  simple- 
ment qu'un  plus  grand  degré  d'obscurité  et  d'appesantissement 


REVUE  DE  PARIS.  291 

est  survenu.  Il  en  est  résulté  qu'une  portion  trop  lourde  des 
comètes  s'est  changée  en  planètes,  et  que  l'homme,  un  et  unir 
versel,  est  devenu  l'humanité  fractionnée  et  multiple. 

La  terre,  l'humanité,  tout  cet  état  de  choses  où  nous  sommes 
et  dont  nous  faisons  partie,  est  donc  le  dernier  degré  d'obscur- 
cissement,  d'abaissement,  de  dégradation  où  puissent  tomher  les 
créatures.  Heureusement  M.  Stoffels  n'est  pas  plus  embarrassé 
pour  les  en  tirer  qu'il  ne  l'a  été  pour  les  y  mettre. 

Depuis  l'ère  de  la  rédemption,  qu'il  admet  en  l'expliquant  à 
sa  manière,  nous  sommes  sur  la  voie  du  progrès.  A  la  vérité,  ce 
progrès  n'a  pas  jusqu'ici  été  fort  sensible  ;  mais  bientôt  va  venir 
le  temps  où  doivent  se  former  de  grandes  associations  com- 
posées des  êtres  d'élite  de  toutes  les  sociétés.  Il  leur  sera  donné 
de  se  reconnaître,  de  se  réunir  sans  le  moindre  obstacle,  et  de 
formuler  tout  de  suite  les  meilleures  lois  possibles;  tout  le 
monde  se  trouvera  si  heureux  ,  qu'il  n'y  aura  plus  place  pour 
l'ambition  ni  pour  l'envie.  A  ce  que  nous  avons  cru  voir,  la 
grande  condition  de  ce  bonheur  est  l'abolition  de  la  propriété. 
Les  plus  capables,  comme  les  plus  vertueux,  seront  naturelle- 
ment élevés  à  la  tête  de  l'association.  Nous  faisons  grâce  au 
lecteur  des  détails  de  ce  système  mi  partie  fouriérisle  et  mi- 
partie  saint-simonien.  Bref,  l'on  sent  bien  qu'en  contemplant  le 
bonheur  parfait  des  susdites  associations,  personne  ne  pourra 
refuser  de  s'y  faire  recevoir.  Les  rois,  alors,  les  grands  de  la 
terre,  voyant  diminuer  considérablement  le  nombre  de  leurs 
sujets,  prendront  de  l'humeur.  Ils  assembleront  leurs  terribles 
armées,  ils  marcheront  contre  les  paisibles  associations .  qui  se 
laisseront  égorger.  Mais  de  leur  sang  fécond  il  en  sortira  de 
nouvelles,  plus  nombreuses,  plus  puissantes,  sous  lesquelles  la 
force  brutale  des  rois  restera  accablée.  Alors  on  ne  peut  ima- 
giner les  merveilles  que  produira  l'industrie  à  la  surface  de  la 
terre  transformée.  Transformée  est  le  mot.  puisqu'à  force  de 
progrès  elledoit  enfin  repasser  a  son  ancien  état  de  comète.  Puis 
les  comètes  redeviendront  dt'S  soleils;  puis  les  soleils  se  per- 
dront à  leur  tour  dans  le  grand  soleil  du  verbe,  qui  lui-même 
disparaîtra  dans  la  spiritualité  pure.  L'humanité,  suivant  toutes 
ces  transformations,  sera  redevenue  l'homme  universel  pour 
passer  ensuite  à  l'état  d'ange.  Ainsi  l'univers  retournera  exac- 
tement au  point  d'où  il  est  parti,  et  s'il  est  permis  de  comparer 


993  REVUE  DL   PARIS. 

les  grandes  choses  aux  petites,  on  pourra  inscrire  sur  sa  tombe 
l'épilaphe  du  bon  La  Fontaine  : 


Jean  s'en  alla  comme  il  était  venu, 

M.  Stoffels  termine  en  disant  que  tout  cela  n'est  qu'une  vision; 
même  avant  qu'il  le  dît,  nous  étions  fort  tenté  de  le  croire. 

S'il  nous  a  semblé  devoir  nous  occuper  un  moment  de  pareils 
ouvrages,  c'est  que  notre  intention  est  de  donner  au  lecteur, 
peu  accoutumé  à  s'occuper  de  publications  religieuses,  une  idée 
de  l'ensemble  de  ces  publications  dans  le  moment  présent,  de 
lui  faire  voir  comment,  à  celte  époque  de  doute  où  l'on  va  de- 
mander aux  idées  puissantes  et  profondes  le  secret  de  l'avenir, 
l'idée  religieuse  agit  sur  les  esprits,  tant  médiocres  que  supé- 
rieurs, qui  l'interrogent  de  préférence  à  toute  autre.  Les  pre- 
miers, ou  la  rapetissent  à  la  taille  de  leurs  mesquines  facultés, 
comme  M.  Dusaut,  et  ne  savent  lui  l'aire  produire  que  de  misé- 
rables lieux  communs;  ou  bien,  en  s'efforçant  de  la  compren- 
dre, de  descendre  dans  ses  abîmes,  de  s'élever  sur  ses  hauteurs, 
ils  prennent  le  vertige,  comme  M.  Pierre  L.  et  M.  Stoffels,  se 
croient  des  prophètes,  des  voyants,  entonnent  la  trompette  du 
jugement,  et  saisissent  le  compas  de  la  création  pour  nous  faire, 
avec  un  pêle-mêle  de  formules  catholiques,  panlhéistiques,  fou- 
Jiérisles.  le  plus  bizarre  monde  imaginable.  Il  est  une  question 
que  soulèvent  naturellement  de  pareilles  tentatives.  Comment 
ces  écrivains,  qui  proclament  l'idée  religieuse  comme  sublime 
entre  toutes  les  autres,  et  comme  la  plus  essentielle  au  bonheur 
de  l'humanité,  ne  sentent-ils  pas  que  la  défense  de  cette  idée  est 
une  mission  difficile  et  sacrée  dont  ne  doivent  se  charger  que 
des  esprits  d'élite  ?  Comment  ne  savent-ils  plus  que  l'arche  sainte 
ne  veut  pas  être  soutenue  par  tous  indifféremment,  et  que  jadis 
le  Dieu  qui  l'habitait  renversa  sans  vie  à  ses  pieds  celui  qui  y 
avait  osé  porter  une  main  aussi  faible  qu'imprudente? 

L'ouvrage  de  M.  Guillemon  et  celui  de  M.  Bûchez  diffèrent 
complètement  de  ceux  dont  nous  venons  de  nous  occuper.  Écrits 
avec  soin  et  avec  conscience,  fruit  de  profondes  réflexions  et  de 
vastes  études,  tous  deux  renferment  des  aperçus  d'une  très-haute 
portée,  d'une  grande  importance  non-seulement  philosophique 


REVUE  Dt  PARIS.  Î9S 

et  religieuse,  mais  sociale  et  politique,  aperçus  d'autant  plus 
remarquables,  qu'ils  sortent  de  prémisses  posées  par  d'autres 
penseurs  élevés,  et  qu'ils  forment  comme  les  dernières  con- 
séquences d'un  système  admis  déjà  par  d'assez  nombreux  pro- 
sélytes. 

Il  y  a  deux  siècles  que  René  Descartes,  mettant  de  côté  toutes 
les  doctrines  de  l'école,  toute  autorité,  toute  tradition,  tout  en- 
seignement extérieur,  toute  notion  reçue  du  dehors,  posa  en 
principe  que  chaque  individu  trouvait  dans  la  conscience  de  sa 
faculté  de  penser  la  puissance  de  conclure  à  la  réalité  de  son 
existence,  puis  de  celle-ci  aux  existences  extérieures,  puis  des 
existences  extérieures  à  celle  de  Dieu.  Descaries  arrivait  ainsi  à 
la  possession  de  toute  certitude  et  de  toute  vérité.  Nous  ne  rap- 
pellerons pas  le  fameux  enchaînement  de  déductions  logiques 
à  l'aide  duquel  l'auteur  du  Discours  de  la  Méthode  démon'.ra 
son  opinion,  et  la  fit  recevoir  comme  une  éclatante  vérité,  aux 
applaudissement  de  son  siècle.  Ce  principe,  qu'il  posait  et  dé- 
montrait, fut  salué  comme  l'accomplissement  d'un  fait  immense 
en  philosophie,  comme  le  droit  conquis  pour  chaque  individu 
de  penser  ,  de  raisonner,  et  par  conséquent  d'exister  intellec- 
tuellement par  lui-même.  Un  siècle  auparavant,  Lulher  avait 
déjà  posé  ce  principe  de  la  liberté  individuelle  dans  Tordre  reli- 
gieux; un  siècle  après,  Voltaire  et  Rousseau  le  posèrent  dans 
l'ordre  politique.  Sous  Luther,  sous  Descartes,  sous  Voltaire  et 
Rousseau,  c'était  le  même  fait  qui  marchait  toujours  et  se  déve- 
loppait; c'était  l'affranchissement  de  l'individu,  la  constatation 
de  ses  droits,  la  défense  de  tout  son  être  intellectuel  et  physi- 
que, des  besoins  de  son  corps,  des  sentiments  de  son  cœur,  des 
méditations  de  son  intelligence,  contre  le  pouvoir  envahisseur 
de  la  société. 

Lorsque  celte  opinion ,  à  la  fin  triomphante  sur  tous  les 
points,  se  vit  complètement  mailresse  du  terrain  dont  elle  avait 
longtemps  poursuivi  la  conquête  pied  à  pied,  il  lui  arriva  ce 
qui  arrive  à  toute  idée  humaine  qui  agit  sans  contre-poids  : 
elle  passa  rapidement  jusqu'à  ses  conséquences  extrêmes,  c'est- 
à-dira  jusqu'à  de  révoltantes  erreurs.  On  la  vit  faire  sur  la  so- 
ciété vaincue  l'effet  du  plus  énergique  dissolvant,  et  se  poser  en 
face  de  tous  les  faits,  hors  le  seul  fait,  non  plus  de  la  liberté, 
mais  de  la  licence  individuelle,  comme  une  impitoyable  néga- 
12  ifi 


2:<4  ftEVUft  DK   PARISJ 

lion.  Elle  nia  Dieu  en  religion  et  en  philosophie,  nia  le  devoir 
en  morale,  le  pouvoir  en  politique,  en  vinl  enfin  jusqu'à  intro- 
niser, en  9ô.  sur  les  ruines  de  toutes  choses,  l'anarchie,  l'a- 
Ihéisme  et  la  mort. 

Aujourd'hui  encore,  c'est  elle  qui  domine,  et,  il  faut  le  dire, 
ni  ses  excès  ni  les  funestes  effets  de  sps  excès  n'ont  cessé.  Si  elle 
a  permis  à  un  pouvoir  politique  imparfait  de  se  reformer,  elle 
s'en  dédommage  en  sapant  les  plus  essentielles  et  les  premières 
des  lois  sociales,  en  dénouant,  toujours  au  nom  du  bonheur 
individuel,  les  liens  du  mariage  et  de  la  famille. 

Cependant,  dès  le  début  de  ce  siècle,  un  mouvement  en  sens 
inverse  s'est  révélé,  il  s'est  produit  dans  les  régions  de  l'intelli- 
gence; il  y  est  encore  renfermé:  cela  doit  être.  Il  faut  qu'une 
idée  s'élabore  longtemps  aux  cerveaux  des  penseurs  avant  de 
passer  comme  un  levier  puissant  aux  mains  des  hommes  d'ac- 
tion ;  mais  le  jour  où  celle  idée  entre  dans  le  domaine  de  l'ac- 
tion finit  toujours  par  arriver.  Dans  les  premières  années 
de  1800,  un  écrivain  quelquefois  fatigant  et  obscur  dans  son 
style,  mais  d'une  grande  originalité  de  pensée.  M.  de  Bonald 
émit  sur  le  langage  une  théorie  qui  posait  admirablement  la 
question  en  faveur  de  la  tradition,  de  l'autorité,  de  la  société 
par  conséquent,  vis-à-vis  de  l'indépendance  individuelle,  et  où 
se  trouvaient  renfermés  en  germe  tous  les  arguments  pour  l'une 
et  conlre  l'autre.  Celle  question  du  langage  avait  été  un  grand 
embarras  pour  les  philosophes  matérialistes  du  xvnie  siècle, 
qui,  bien  que  très-différents  de  Descartes  .  relevaient  de  lui 
cependant,  en  ce  qu'ils  prenaient  pour  point  de  départ  de  tous 
leurs  systèmes  la  facullé  qu'a  l'individu  de  trouver  la  vérité  par 
lui-même  et  sans  secours  extérieur.  Dans  leurs  tentatives  pour 
prouver  que  l'homme  était  né  du  limon  de  la  terre,  comme  en 
naissent  encore  aujourd'hui  les  plus  vils  des  reptiles  et  des 
insectes,  qu'il  avait  passé  par  un  état  d'animalité  absolue,  et, 
de  cet  état,  s'était  élevé  par  de  lents  degrés  jusqu'à  son  état  pré- 
sent, ils  ne  purent  réussir  à  expliquer  eommenl  il  avait  inventé 
le  langage  ;  ce  fut  comme  une  impasse  où  tous  leurs  efforts  ne 
purent  leur  faire  découvrir  une  issue. 

M.  de  Bonald,  les  reprenant  par  ce  côté  faible,  posa  comme  un 
point  incontestable  l'impossibilité  de  l'invention  du  langage,  et 
comme  conséquence  nécessaire  !a  révélation  de  la  parole;  mais 


REVUE   r>i    PUIIS*  iSS 

ce  ne  fut  pas  tout.  Après  avoir  ainsi  remis  au\.  mains  de  J>n*u , 
»jt  à  celles  de  la  société  héritière  des  traditions  que  Dieu  a  dépo- 
sées dans  son  sein,  cette  belle  faculté  du  langage  parlé  qui  dis- 
tingue extérieurement  l'homme  de  la  brute,  et  qui  est.  on  le 
savait  déjà,  l'élément  le  plus  indispensable  du  progrès,  M.  de 
Bonald  lui  donna  encore  une  valeur  bien  supérieure.  11  l'identifia 
complètement  avec  la  pensée.  Celle-ci,  selon  lui,  sommeillerait 
éternellement  si  elle  n'était  éveillée  par  la  parole  extérieure;  et 
une  fois  éveillée,  ce  n'est  encore  qu'à  l'aide  de  cette  parole  ap- 
prise qu'elle  peut  se  produire,  même  dans  l'homme  intérieur, 
qui  n'a  d'idées  qu'à  condition  de  se  parler  à  lui-même.  On  con- 
naît la  phrase  de  M.  de  Bonald  :  L'homme  pense  sa  parole 
avant  de  parler  sa  pensée.  Ainsi,  par  cette  théorie,  l'homme 
se  trouva  dépendant,  non  seulement  pour  l'expression  de  la 
pensée,  mais  pour  la  pensée  même,  de  la  société  ;  sans  son  se- 
cours, il  resterait  toujours  dans  un  état  de  torpeur,  d'immobilité, 
il  serait  enfin  comme  s'il  n'était  pas.  M.  de  Bonald  ne  niait  pour- 
tant pas  précisément  les  idées  innées.  <■<■  Notre  entendement, 
dit-il  dans  un  des  plus  beaux  passages  de  son  livre,  est  un  lieu 
obscur  où  nous  n'apercevons  aucune  idée,  pas  même  celle  de 
notre  intelligence,  jusqu'à  ce  que  la  parole,  pénétrant  par  les 
sens  de  l'ouïe  et  de  la  vue,  porte  la  lumière  dans  les  ténèbres,  et 
appelle  pour  ainsi  dire  chaque  idée,  qui  répond,  comme  les 
étoiles  dans  Job  :  Me  voilà.  » 

Mais,  sur  ses  traces,  apparut  bientôt  un  autre  esprit  doué 
d'une  faculté  d'expression  bien  supérieure,  d'une  dialectique  en- 
core plus  pressante,  d'une  originalité  de  pensée  égale  peut-être, 
l'abbé  de  Lamennais.  Celui  ci  fit  V Essai  sur  l'indifférence, 
pour  prouver  que  la  règle  de  la  certitude  est  dans  le  sens  com- 
mun, c'est-à-dire  dans  les  croyances  universelles,  dans  les 
croyances  de  la  société,  en  donnant  à  ce  mot  son  acception  la 
plus  étendue.  ■  Appelons  vérité,  dit-il,  ce  à  quoi  l'esprit  de  la 
généralité  adhère  partout  et  toujours.  »  Ce  n'était  là  que  poser 
la  conséquence  immédiate  et  nécessaire  du  système  de  M.  de 
Bonald,  mais  celui  qui  la  posait  agit  avec  un*  bien  plus  grande 
audace  que  ne  l'avaient  fait  ses  devanciers.  Bf,  de  Bonald  avait 
respecté  Descaries;  l'abbé  de  Lamennais  le  saisit  corps  à  corps 
et  engagea  avec  lui  une  lutte  dont  il  ne  se  reposa  que  quand  il 
crul    l'avoir   lerraaaé.  M.  de  Bonald  ;iv.;i!  reconnu  dans  l'iiirii- 


296  RS1  !  E  DE  PARIS. 

vidu,  en  la  paralysant,  il  est  vrai,  la  faculté  innée  de  penser. 
L'abbé  de  Lamennais  nia,  pour  l'individu,  la  réalité  de  la  sensa- 
tion, du  sentiment,  de  la  pensée,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  la 
possibilité  d'arriver  à  se  convaincre  de  cette  réalité  (1).  o  Ac- 
cordons pourtant,  dit-il,  à  propos  du  sentiment,  accordons  qu'on 
y  puisse  reconnaître  par  rapport  à  nous  quelque  réalité;  accor- 
dons que  nous  sentions  véritablement  ce  que  nous  nous  imagi- 
nons sentir;  qu'en  conclure?  et  en  sommes-nous  plus  près  du 
but  où  nous  tendons?  Ce  que  nous  sentons,  nous  le. sentons  en 
nous.  Nos  sentiments  n'ont  de  relation  nécessaire  qu'à  nous. 
Rien  ne  démontre  qu'ils  ne  soient  pas  de  simples  modes  de  notre 
être.  Rien  ne  démontre  que  la  conscience  du  bien  et  du  mal, 
du  vrai  et  du  faux,  soit  déterminée  par  une  cause  externe, 
immuable,  et  ne  dépende  pas  uniquement  de  notre  nature 
particulière.  Rien  ne  démontre  en  un  mot  qu'il  y  ait  des  vérités 
essentielles,  qu'il  y  ait  quelque  chose  hors  de  nous.  »  Nous 
avons  tenu  à  rapporter  textuellement  ce  passage  si  remarquable 
en  ce  que  toute  valeur  y  est  refusée  à  la  conscience  chez  l'in- 
dividu, et  qu'elle  y  est  rendue  absolument  dépendante  du  fait 
extérieur  de  l'opinion  sociale. 

II  est  temps  de  revenir  aux  ouvrages  que  nous  avons  nommés 
quelques  pages  plus  haut.  Cette  digression  était  indispensable 
pour  faire  comprendre  la  nature  et  la  portée  des  opinions  qu'ils 
renferment.  M.  Bûchez  et  M.  Guilleraon  sont  tous  deux  partisans 
déclarés  du  système  qui  ôte  tout  à  l'individu  et  donne  tout  à  la 
société.  Ils  anathématisent  la  philosophie  cartésienne  et  les  prin- 
cipales philosophies  qui  en  dérivent,  telles  que  le  kantisme  et 
l'éclectisme  moderne;  mais  ils  ne  se  contentent  pas  d'imiter  ainsi 
leurs  devanciers,  ils  cherchent,  à  leur  tour,  à  creuser  plus  avant 
l'idée  qu'ils  ont  adoptée,  ils  en  tirent  des  conséquences  nouvelles. 

En  adoptant  l'opinion  que  la  puissance  impulsive  qui  éveille 
en  nous  la  faculté  de  penser  vient  du  dehors  et  non  d'une  vir- 
tualité propre,  résidant  en  nous,  M.  Guillemon  se faitcelte objec- 
tion assez  simple  et  à  laquelle  cependanlpersonnejusquici  n'avait 
songé  :  Par  quelle  voie  cette  impulsion  extérieure  pénètre-t-elle 
en  nous?  Ce  n'est  point  par  le  canal  des  sens,  car.  pour  démêler 


(1)  Essai  sur  l'Indifférence  .  vol,  2,  paç.  135, 


REVUE  DE  PARIS.  297 

les  sensations  et  nous  en  rendre  compte,  nous  avons  besoin  que 
la  conscience  soit  préalablement  éveillée,  fait  qui  ne  peut  se  pro- 
duire que  postérieurement  à  la  réception  de  l'impulsion  exté- 
rieure. L'objection  est  forte  en  effet,  et  aucun  adversaire  du 
système  n'en  avait  trouvé  une  aussi  menaçante.  A  la  vérité,  elle 
n'effraye  nullement  M.  Guillemon  :  il  croit,  en  même  temps  qu'il 
se  l'est  faite,  lui  avoir  trouvé  une  solution  tout  à  fait  satisfai- 
sante. Le  lecteur  en  jugera.  «  Le  moi  et  le  toi  (  on  comprend  que 
le  toi  est  là  pour  le  non-moi  pour  le  monde  extérieur,  pour  la 
société)  se  posent  au  sein  de  la  conscience  naissante  en  vertu 
d'une  initiation  qui  franchit  les  organes  des  sens.  Une  telle 
initiation  doit  émaner  nécessairement  d'un  moi  extérieur,  d'un 
moi  qui  se  connaît.  » 

Tout  le  livre  n'est  employé  qu'à  démontrer  et  à  développer 
cette  pensée;  il  y  a  des  pages  belles  et  touchantes  sur  le  rôle  de  la 
mère,  à  laquelle  M.  Guillemon  attribue  naturellement  cette  ini- 
tiation mystérieuse,  qui  éveille  chez  l'homme  la  conscience  de 
la  vie.  Il  y  en  a  de  belles  aussi  sur  la  seconde  initiation  qui 
éveille  en  l'homme  la  connaissance  de  Dieu  et  que  M.  Guillemon 
attribue  à  la  tradition  expliquée  par  un  homme  qui  sent  la  pré- 
sence de  Dieu  dans  sa  conscience,  qui  sent  l'infini  de  toutes 
les  /acuités  et  qui  jouit  d'une  person/ialité  pleine  et  entière; 
car,  fidèle  au  système  qu'il  a  adopté,  M.  Guillemon  n'admet  pas 
que  l'homme,  même  lorsqu'il  est  mis  par  la  première  initiation 
en  possession  de  la  conscience,  puisse  arriver  par  lui-même  jus- 
qu'à la  connaissance  de  Dieu.  Enfin,  on  trouve  aussi  dans  ce 
livre  une  appréciation  savante,  et  à  quelques  égards  fort  juste, 
des  divers  systèmes  philosophiques.  Mais,  tout  en  rendant  jus- 
lice  à  ces  mérites  secondaires,  on  ne  peut  s'empêcher  de  recon- 
naître que  la  donnée  principale  est  étrange;  selon  nous,  elle  est 
même  inadmissible,  yuoi  !  la  première  loi,  par  laquelle  l'homme 
s'éveille  à  la  vie,  serait  une  loi  toute  contradictoire  à  celle  à  la- 
quelle nous  le  voyons  soumis  pendant  tout  le  cours  de  sa  vie! 
Quoi!  sa  première  communication  avec  ce  monde  extérieur  où 
il  ne  voit,  n  entend,  ne  connaît  rien  qu'à  l'aide  de  l'appareil 
matériel  des  sens,  serait  une  communication  toute  spirituelle! 
Quoi  !  cet  être  dont  le  caractère  distinctif  est  d'être  une  essence 
spirituelle  indivisiblement  unie  à  une  portion  de  substance  raa- 
lérielle,  entrerait  dans  ce  mode  tout  particulier  d'existence,  par 


298  KKVl  F   [iF   PARIS. 

un  acte  qui  n'en  relèverait  nullement,  et  où,  comme  dans  le 
mode  d'existence  de  l'ange,  l'essence  spirituelle  serait  seule 
mise  en  jeu.  Réellement,  poser  une  pareille  impossibilité  logi- 
que et  morale,  est-ce  triompher  de  l'objection  puissante  énoncée 
tout  à  l'heure?  JVesl-ce  pas  plutôt  la  reconnaître  comme  si  forte 
qu'on  ne  peut  lui  échapper  qu'en  se  réfugiant  dans  les  régions 
vagues  du  mysticisme?  L'explication  de  M.  Guillemon  est  uni- 
quement mystique.  Nous  ne  nions  pas  qu'à  ce  point  de  vue  elle 
ne  soit  belle,  heureuse,  poétique;  mais  nous  nierons  toujours 
que,  du  point  de  vue  philosophique  ou  même  de  celui  d'une  saine 
et  sage  religion,  elle  soit  admissible. 

Pour  nous,  tout  le  résultat  de  ce  livre  est  de  prouver  que, 
dans  la  doctrine  nouvelle,  de  même  que  dans  ces  doctrines  car- 
tésiennes, kantistes,  matérialistes,  éclectiques,  tant  attaquées  par 
elle,  il  y  a  des  impasses.  D'une  part,  dans  le  système  qui  place 
au  sein  de  l'individu  la  force  destinée  à  éveiller  en  lui  la  vie 
active  et  la  faculté  de  la  pensée,  il  est  presque  impossible  d'ex- 
pliquer comment,  de  ce  mouvement  subjectif,  l'individu  passe  à 
la  connaissance  de  l'objectif,  du  non-moi,  du  monde  extérieur. 
D'autre  part,  dans  le  système  qui  place  cette  force  en  dehors  de 
l'individu  dans  le  monde  extérieur,  il  n'est  pas  moins  difficile 
d'expliquer  comment  le  monde  fait  entrer  une  force  étrangère 
dans  l'individu,  comment  l'objectif  arrive  à  toucher  le  subjectif. 

Le  nom  de  M.  Bûchez  n'est  pas  sans  célébrité.  La  part  qu'il 
prit  aux  travaux  des  saint-simoniens  dans  l'origine  de  cette 
secte,  sa  rupture  avec  eux.  son  retour  alors  aux  idées  catholi- 
ques, les  efforts  qu'il  a  faits  pour  accomplir  une  alliance  bizarre 
entre  ces  idées  et  des  opinions  sociales  qui  ne  vont  à  rien  moins 
qu'à  justifier  le  régime  sanglant  des  hommes  de  95,  les  publi- 
cations entreprises  dans  ce  but,  du  journal  l'Européen,  de 
l'Introduction  à  la  science  de  l'histoire,  de  l'Histoire  par- 
lementaire de  la  révolution  française,  ont  justement  attiré 
l'attention  sur  lui.  On  dit  qu  il  est  le  chef  d'une  école  peu  nom- 
breuse, mais  tout  à  fait  enthousiaste  de  ses  principes;  on  dit  que 
lui  et  les  siens  sont  de  bonne  foi  dans  ce  qu'ils  prêchent  :  nous 
n'en  douions  pas.  Esprit  courageux  qui  ne  recule  devant  au- 
cune enîreptise,  si  longue  et  si  ardue  qu'elle  soit;  esprit  auda- 
cieux et  novateur  qui  formule  sans  hésitation  les  doctrines  les 
plus  singulières,  qui  louche  sans  crainte  aux  coutumes  enraci- 


KKVLF.  I>E  PARU*  809 

nées, aux  axiomes  consacres;  enfin,  esprit  plein  de  loyauté  »l  >i»; 
dévouement  qui  ne  soutient  jamais  une  opinion  sans  être  péné- 
tré de  son  excellence  théorique  et  pratique,  et  qui,  s'il  le  faut, 
la  soutiendrait  non-seulement  avec  des  arguments,  mais  avec  sa 
vie 5  tel  M.  Bûchez  nous  était  apparu  dans  ses  premiers  ouvra- 
ges, tel  nous  l'avons  retrouvé  dans  le  traité  que  nous  venons  de 
lire;  mais  nous  devons  ajouter  que  tous  les  défauts  qui  nous 
avaient  choqué  alors  se  sont  montrés  de  nouveau.  L'esprit  de 
M.  Bûchez  n'a  pas  cessé  en  effet  de  nous  paraître  aussi  violent 
que  courageux,  aussi  faux  qu'audacieux,  aussi  dur,  aussi  or- 
gueilleux, aussi  aveuglément  inflexible,  que  loyal  et  dévoué.  Il 
y  aurait  bien  des  choses  à  dire  aussi  sur  l'obscurité  du  style, 
sur  sa  marche  lourde,  embarrassée,  raboteuse;  mais  ce  sont  des 
critiques  d'un  autre  genre  dans  lesquelles  on  peut  se  montrer 
plus  indulgent,  quoique  après  tout,  en  philosophie,  ce  soit  une 
bien  excellente  qualité  d'être  clair. 

En  donnant  à  son  livre  le  litre  de  Traité  complet  de  philo- 
sophie. M.  Bûchez  annonçait  un  plan  des  plus  vastes.  11  a  tenu 
parole.  L'ouvrage  est  divisé  en  logique,  en  ontologie,  en  prati- 
que (ce  mot  est  substitué  par  l'auteur  à  celui  d'éthique).  Ces 
trois  grandes  divisions  se  subdivisent  à  leur  tour  en  deux  par- 
ties :  l'une  critique,  dans  laquelle  M.  Bûchez  expose  et  combat 
les  idées  admises  avant  lui;  l'autre  dogmatique,  dans  laquelle 
il  énonce  et  établit  ses  propres  idées.  La  logique  et  l'ontologie 
remplissent  chacune  une  moitié  de  l'ouvrage  tel  qu'il  est  au 
jourd'hui,  c'est-à-dire  un  volume  et  demi.  Le  volume  qui  doit 
traiter  de  la  pratique  n'a  point  encore  paru. 

Notre  intention  n'est  pas  de  donner  ici.i'analyse  détaillée  d'un 
pareil  travail;  nous  espérons  en  faire  tout  aussi  bien  saisir  l'es- 
prit et  beaucoup  moins  fatiguer  le  lecteur  en  nous  contentant 
de  signaler  quelques  idées  dominantes  dans  lesquelles  véritable- 
ment l'ouvrage  se  résume. 

Selon  M.  Bûchez,  l'homme  est  un  être  essentiellement  destiné 
à  agir,  et  à  agir  dans  un  but  déterminé.  Ce  but  doit  toujours 
être  social,  jamais  individuel.  Conséquemment,  l'abnégation,  le 
dévouement,  le  sacrifice,  sont  à  la  fois  les  premiers  devoirs  de 
l'homme  et  les  sentiments  les  plus  conformes  à  sa  nature.  Outre 
le  but  social,  chaque  homme  doit  encore  poursuivie  deux  but.-» 
secondaires  et  relatifs  au  premier,  celui  de  modifier  et  d'ame- 


500  REVUE  DE  PARIS. 

liorer  son  propre  organisme,  celui  de  modifier  et  d'améliorer  le 
monde  matériel,  les  règnes  animal,  végétal,  minéral,  qui  lui 
sont  complètement  soumis.  C'est  en  accomplissant  ces  trois  de- 
voirs qu'il  concourt  à  réaliser  la  loi  du  progrès.  Cette  loi  est 
démontrée  par  la  hiérarchie  qui  existe  entre  les  créatures,  en  par- 
tant de  la  matière  informe,  inerte  et  passive,  et  en  passant  par 
tous  les  degrés  des  trois  règnes  pour  arriver  à  l'homme.  Le  pro- 
grès n'est  pas  continu,  c'est-à-dire  qu'un  terme  n'est  pas  engen- 
dré par  celui  qui  le  précède;  mais  au  contraire  il  y  a  un  abîme 
entre  chaque  terme  nouveau  et  le  terme  précédent.  Celle  opi- 
nion, remarque  M.  Bûchez,  rend  l'intervention  créatrice  de  la 
divinité  sans  cesse  présente  et  s'accorde  avec  le  christianisme, 
tandis  que  la  croyance  des  saint-simoniens  au  progrès  continu 
est  une  croyance  panthéistique. 

Un  terme  supérieur  résume  dans  son  organisation  tous  les 
termes  créés  avant  lui.  Ainsi  l'homme,  le  plus  élevé  de  tous  les 
termes,  parcourt  dans  ses  transformations  au  sein  de  sa  mère,  la 
série  animale  tout  entière.  Il  est  successivement  polype,  ver, 
poisson,  reptile,  oiseau,  enfin  mammifère. 

Le  progrès,  effet  d'une  puissance  infinie,  doit  être  infini 
comme  elle;  donc  nous  devons  penser  que  l'homme  n'est  qu'un 
terme  de  transition  comme  ceux  qui  l'ont  précédé,  et  que,  comme 
ceux-là  aussi,  il  ne  fait  que  préparer  le  globe  pour  une  création 
supérieure.  Toutes  les  lois  de  ce  monde  sont  des  lois  de  rap- 
ports, et  nous  ne  devons  étudier  que  les  rapports  des  êtres  et 
non  leur  essence  absolue.  La  recherche  de  celle  essence  a  été  la 
grande  erreur  de  la  science  grecque. 

La  règle  de  la  certitude,  le  critérium  de  la  vérité,  n'est  ni  dans 
le  sens  intime  de  chaque  individu,  ni  dans  le  sens  commun  de 
la  multitude.  Il  est  dans  la  morale,  c'est-à-dire  «  daus  la  loi  qui 
règle  el  qualifie  les  actes  humains  dans  les  rapports  des  hom- 
mes entre  eux,  dans  leurs  rapports  avec  le  monde  vivant  et  brut, 
dans  leurs  rapports  avec  Dieu.  C'est  la  loi  de  leur  pratique.  »  A 
ce  propos,  M.  Bûchez  fait  observer  que,  le  premier  devoir  de 
l'homme  étant  l'activité,  la  pratique,  c'est  dans  une  loi  de  l'or- 
dre pratique,  non  de  l'ordre  ontologique  et  scientifique,  qu'il 
faut  chercher  la  vérité.  Donc  la  morale  est  pour  nous  avant  le 
dogme,  et  c'est  d'elle  que  nous  devons  remonter  à  lui. 

11  est  possible  qu'une  fausse  et  mauvaise  morale  soit  ensei- 


REVUE  DE  PARIS.  501 

gnée,  mais  on  la  distinguera  facilement  de  la  vraie  en  voyant 
leurs  résultats  à  toutes  deux. 

La  morale  nous  est  apprise,  et  nous  n'apportons  en  nous  au- 
cune idée  iunée  ni  sur  elle,  ni  sur  quoi  que  ce  soit,  puisque 
l'idée  même  de  notre  personnalité  nous  manquerait  si  nous  ne 
la  recevions  par  l'éducation.  Par  conséquent,  ce  qu'on  appelle 
la  conscience  en  nous,  ne  nous  dit  rien  de  certain  sur  le  bien  ni 
sur  le  mal,  et  peut,  selon  l'enseignement,  nous  pousser  tout  au- 
tant au  mal  qu'au  bien. 

Nous  n'aurions  pu  rapporter  textuellement  tous  les  passages 
où  l'auteur  établit  ces  principes;  mais  nous  en  voulons  du  moins 
rapporter  deux  d'une  énergie  singulière. 

«  II  n'y  a  pour  l'homme  que  trois  positions  spirituelles  ou 
sociales  possibles  :  celle  du  but  auquel  il  croit  et  qu'il  désire, 
celle  du  raisonnement  par  lequel  il  conclut  à  l'acte  conforme 
au  but,  celle  de  l'action  elle-même  ou  de  la  pratique.  L'homme 
qui  n'est  point  dans  l'une  de  ces  trois  positions,  n'est  plus  un 
être  social.  C'est  un  individu  dégradé,  inférieur  à  la  bête  et  de 
moindre  prix  qu'elle  :  car  il  est  sorti  de  sa  fonction,  tandis  que 
celle-ci  accomplit  la  sienne;  n'ayant,  d'ailleurs,  rien  de  plus 
élevé  que  la  bête,  livré  aux  instincts  de  sa  nature  animale,  cou- 
rant à  la  femelle  ou  à  sa  proie,  soignant  ou  négligeant  ses  pe- 
tits, s'éveillant,  s'endormanl,  se  colérant,  selon  que  les  appé- 
tits de  la  chair  s'éveillent  ou  s'endorment,  brute  qui  n'est  capable 
de  quelque  chose  que  pour  elle-même.  Or,  cette  vile  matière,  ce 
misérable  troupeau  n'a  jamais  été  rien  dans  l'humanité,  elle  n'a 
rien  produit,  rien  laissé;  car  qui  ne  pense  qu'à  lui  meurt  tout 
entier.  » 

«  On  ne  peut  pas  dire  que  Dieu  ait  créé  l'homme  pour  lui- 
même  :  ce  serait  supposer  qu'il  n'existe  point  en  Dieu  de  motif 
divin;  cependant  c'est  ce  que  supposent  les  protestanls,  livrés 
uniquement  au  culte  de  leur  salut  par  des  voies  seulement  indi- 
viduelles. Le  catéchisme  dit  que  Dieu  a  créé  l'homme  pour  le 
connaître,  l'aimer  et  le  servir.  Cet  enseignement  est  parfaite- 
ment juste;  mais  il  ne  répond  pas  à  la  question  que  l'on  sou- 
lève ici.  En  effet,  connaître,  aimer  et  servir  Dieu,  c'est  connaî- 
tre, aimer  et  pratiquer  sa  loi.  Or,  cela  ne  dit  point  pourquoi  la 
loi  a  été  faite,  ou,  en  d'autres  termes,  quel  fut  le  but  de  Dieu 
dans  la  création.  Beaucoup  de  g*ms,  pourtant,  se  conduisent 


5i)l  REVUE  DE  PARIS. 

comme  si  la  question  était  résolue  ou  plutôt  ils  la  résolvent  par 
leur  conduite.  Nous  voulons  parler  de  ceux  qui  se  conduisent 
comme  si  le  monde  avait  été  créé  pour  leur  plus  grand  bien,  de 
tous  ceux  qui  se  disent  élus,  les  rois,  les  princes  et  la  plupart 
des  riches.  Ces  gens  sont  les  plus  abominables  égoïstes  de  la 
terre;  car,  à  la  jouissance  sans  partage  de  toutes  les  choses  de 
ce  monde,  ils  joignent  la  sécurité  de  leur  bien-êlre  éternel,  et 
s'enferment  ainsi  dans  le  double  égoïsme  de  leur  fortune  et  de 
leur  salut.  » 

Voilà  les  idées  fondamentales ,  voilà  le  ton  du  livre.  Nous  trom- 
pions-nous quand  nous  disions  tout  à  l'heure  que  M.  Bûchez  s'y 
retrouvait  tel  qu'il  s'était  montré  dans  ses  premiers  ouvrages? 
N'y  revoit-on  pas  en  effet  le  même  homme,  avec  ses  conceptions 
bizarrement  originales,  avec  sa  logique  aveuglément  rigou- 
reuse, avec  ses  formules  d'anathème  contre  tout  mode  d'exis- 
tence qui  ne  renlre  pas  dans  son  cercle  d'idées,  avec  celte  haine 
sanguinaire  contre  les  grands  et  les  riches,  qu'il  prend  lui-même 
naïvement,  et  qu'il  veut  nous  donner  pour  un  sentiment  évan- 
gélique.  A  quelque  point  de  vue  qu'on  se  mette,  on  aura  à  re- 
lever de  graves  erreurs  dans  les  opinions  ci-dessus  rapportées; 
mais  nous  nous  placerons  d'abord  à  ce  point  de  vue  du  christia- 
nisme que  l'auteur  même  a  choisi,  et  c'est  de  là  que,  l'Évangile 
à  la  main,  dans  la  pleine  conviction  de  notre  âme,  nous  lui  di- 
rons :  Vous  n'êtes  pas  chrétien.  Vous  ne  l'êtes  ni  dans  votre  ma- 
nière d'interpréter  le  dogme,  ni  dans  votre  manière  de  comprendre 
la  morale.  Jamais,  par  exemple,  vous  ne  parviendrez  à  faire  ac- 
corder avec  le  dogme  votre  opinion  que  l'homme  n'est  probable- 
ment, dans  la  hiérarchie  des  êtres  qui  peuplent  notre  globe,  qu'un 
terme  transitoire,  et  qu'il  prépare  ce  globe  pour  une  espace  supé- 
rieure, ainsi  que  les  espèces  précédentes  l'ont  préparé  pour  lui. 

Nous  ne  voulons  pas  entrer  plus  avant  dans  ce  débat  théolo- 
gique. Nous  ne  poursuivrons  pas  plus  longtemps  M.  Bûchez  sur 
le  terrain  du  dogme.  Nous  aimons  mieux  passer  à  la  morale;  et 
nous  le  dirons  ici  avec  encore  plus  de  force,  et,  s'il  est  possible, 
avec  une  conviction  encore  plus  profonde,  rien  n'est  plus  op- 
posé au  ton  de  la  morale  chrétienne  que  le  ton  de  ce  passage 
où  il  traite  avec  un  dédain  si  superbe  l'homme  qui  n'a  point  de 
croyance  déterminée.  Qu'il  le  sache  bien  :  la  gloire  impérissa- 
ble du  christianisme.  opIIp  qui  np  brille  pas  moins  aux  yeux  de 


Ht\Lt   DE   t'AKIS.  303 

ceux  qui  le  croient  près  de  se  transformer  ou  même  de  finir, 
qu'aux  yeux  de  ceux  qui  le  croient  éternel,  c'est  d'avoir  relevé 
la  nature  de  l'homme  au  point  de  ne  plus  permettre  qu'on  le 
traite  avec  un  tel  dédain.  En  effet,  l'homme,  nous  ne  disons  pas 
seulement  coupable  d'égoïsme  ou  d'indifférence  ,  mais  souillé 
de  toutes  sortes  de  vices  et  de  crimes,  a  été  déclaré,  par  cette 
parole  douce  et  miséricordieuse,  toujours  capable  de  se  régé- 
nérer, de  sortir  des  abîmes  du  mal  et  de  remonter  au  bien.  Le 
christianisme  a  aboli  les  crimes  irrémissibles,  les  fautes  qui 
damnaient  dès  ce  monde  ;  donc,  tant  qu'il  est  dans  ce  monde, 
l'homme,  si  criminel,  si  avili  que  vous  vous  le  figuriez,  conserve 
dans  la  sainte  puissance  d'un  repentir  toujours  acceptable  quel- 
que chose  de  digne  de  respect  et  d'amour.  Jamais  l'empreinte 
divine  n'est  complètement  effacée  en  lui;  jamais  vous,  resté  ver- 
tueux, vous  ne  pouvez  dire  en  passant  près  de  lui  :  Ceci  n'est 
qu'une  vile  matière,  quelque  chose  d'inférieur  à  la  bête  et 
de  moindre  pris  qu'elle.  Oh  !  quelle  parole  évangélique  que 
celle-là!  mais  qu'importe  qu'elle  soit  ou  non  évangélùjue?  elle 
flatte  une  passion,  elle  autorise  et  justifie  l'orgueil  fanatique  des 
chefs  de  sectes  religieuses  ou  sociales.  Si  jamais  ils  montaient 
au  pouvoir,  elle  leur  livrerait  les  vies  de  tous  ceux  qui  n'agi- 
raient pas  conformément  à  leurs  plans  et  à  leur  volonté.  Que 
serait  l'holocauste  de  tous  ces  malheureux?  Vous  le  voyez  :  moins 
que  le  massacre  d'un  las  de  bètes  de  somme.  Nous  le  répétons, 
la  loyauté,  le  zèle  de  M.  Bûchez,  nous  paraissent  estimables;  de 
plus,  nous  sommes  convaincu  que,  s'il  se  trouvait  jamais  à 
même  d'appliquer  ses  principes,  il  a  assez  de  bonté  dans  le  cœur 
pour  reculer  devant  leur  application;  mais  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  c'est  avec  des  idées  et  des  paroles  semblables  qu'on 
arrive  à  dresser  les  bûchers  et  les  échafauds.  et  à  y  immoler 
des  milliers  de  victimes  sans  éprouver  un  mouvement  de  pitié 
ni  de  remords.  Et  comment  en  éprouverait-on,  si  l'on  est  con- 
séquent avec  soi-même?  On  n'a  fait  que  débarrasser  la  société 
gênée  dans  sa  marche  par  une  matière  inerte  et  vile,  que  ba- 
layer de  devant  ses  pas  une  fange  immonde. 

Ce  qui  a  dû  surtout  frapper  le  lecteur,  c'est  la  rigueur  avec 
laquelle  M.  Bûchez  accepte  les  doctrines  de  cette  école  dont  le 
but  est  d'annihiler  l'individu  devant  la  société.  On  peut  dire 
qu'il  en  a  poussé  les  principes  jusqu'à  lturs  plus  extrêmes  con- 


Ô04  REVUE  DE  PARIS. 

séquences.  Par  celle  aveugle  ligueur  logique  qui  le  pousse  si 
souvent  jusqu'à  l'extrême,  et  par  conséquent  auiaux  et  au  mau- 
vais, personne  n'est  plus  propre  que  If.  Bûchez  à  faire  ressortir 
les  dangers  et  les  abus  cachés  au  fond  des  principes  qu'il 
adopte.  Nous  disons  les  abus  ;  car  ce  n'est  point  d'une  manière 
absolue  que  nous  nous  élevons  contre  ces  doctrines,  et  nous 
sommes  loin  de  la  regarder  comme  fausse  et  dangereuse  dans 
sa  racine.  Au  contraire,  nous  dirons  que  cet  empressement  avec 
lequel  elle  est  adoptée  par  beaucoup  d'esprits  sérieux  et  reli- 
gieux denolre  temps  est,  dans  de  certaines  limites,  d'un  augure 
favorable  pour  l'avenir.  C'est  une  manifestation  de  la  tendance 
à  former  une  société  nouvelle  sur  ce  vas-le  champ  où  gisent  les 
ruines  de  l'ancienne  société;  c'est  une  lassitude  naturelle  ,  un 
juste  dégoût  de  l'état  où  nous  a  amenés  l'abus  du  principe  car- 
tésien ;  état  où  l'individu  ,  à  force  d'être  indépendant  de  tout, 
ne  tient  plus  à  rien  ;  où  toutes  les  croyances  ,  tous  les  devoirs, 
tous  les  liens,  toutes  les  lois  de  rapports  ,  pour  parler  comme 
M.  Bûchez,  qui  forment  l'harmonie  sociale,  étant  dissous,  il  ne 
reste  plus  que  des  individus ,  des  molécules  sociales,  qui,  s'agi- 
tant,  se  dirigeant  chacun  selon  son  caprice,  sans  aucun  centre 
d'union,  présentent  une  triste  image  assez  semblable  à  celle  du 
chaos.  En  face  d'un  tel  désordre,  il  est  bon  de  rappeler  la  né- 
cessité du  lien  social,  de  constater  les  droits  de  la  société  vis-à- 
vis  de  l'individu,  de  montrer  à  celui-ci  tout  ce  qu'il  lui  doit  et 
l'être  misérable  qu'il  serait  sans  son  secours,  enfin  de  diriger 
tous  ses  désirs  et  tous  ses  efforts  vers  ce  but  :  refaire  une  so- 
ciété forte  ,  compacte  et  puissante.  Seulement  il  faut  se  tenir 
en  garde  contre  l'exagération  des  principes,  qui  vous  ferait  dé- 
passer le  but  et  n'aboutirait  qu'à  faire  dévorer  les  individus 
par  la  société,  au  lieu  de  faire  dissoudre  la  société  par  les  indi- 
vidus. Écueil  funeste,  autour  duquel ,  toutes  les  fois  qu'on  s'y 
est  heurté,  on  a  toujours  vu  s'entasserles  mêmes  excès,  les  mê- 
mes maux,  les  mêmes  crimes  !  Contemplez  les  sociétés  qui  n'ont 
pas  tenu  compte  des  existences  individuelles,  les  sociétés  qui 
précédèrent  le  christianisme,  par  exemple,  et  regardez  ce  qu'elles 
ont  produit  :  l'esclavage,  la  division  par  castes,  l'immobilisa- 
tion des  intelligences,  les  supplices  atroces  et  prodigués,  les 
massacres  impitoyables,  souvent  les  hideux  sacrifices  humains. 
L'avôncmmt  du  christianisme  .  en  donnant  à  l'individu  une  va- 


REVUE  DE  PAK1S.  305 

leur  inconnue  jusqu'alors,  a  rendu  impossibles  ces  excès  de  la 
force  sociale.  Cependant,  même  sous  son  influence,  le  servage 
cet  esclavage  adouci,  la  distinction  par  classes  dans  laquelle 
on  pouvait  encore  reconnaître  l'ancien  principe  de  la  division 
par  castes  ,  les  tortures,  les  lois  pénales,  ces  autres  lois  terri- 
bles par  lesquelles  ceux  qui  ne  partageaient  pas  la  croyance  de 
l'État  étaient  livrés  au  supplice  du  feu,  image  des  supplices  de 
l'enfer  :  toutes  ces  injustices,  tous  ces  crimes  de  la  société,  se 
sont  perpétués ,  et ,  par  la  haine  qu'ils  amassaient  au  cœur  des 
individus  ,  les  ont  enfin  soulevés  contre  elle  et  en  ont  amené  la 
destruction.  Si  aujourd'hui ,  aux  logiciens  qui  ont  trouvé  et 
presque  aussitôt  exagéré  de  nouveaux  arguments  en  sa  faveur, 
succédaient  des  hommes  d'action  qui  adoptassent  absolument 
leurs  principes,  la  nouvelle  société  qui  s'élèverait  serait  encore 
terrible,  impitoyable,  dévorante  pour  les  individus  ;  car  que  se- 
raient, d'après  ces  principes,  les  individus  devant  elle?  Des 
êtres  nuls,  étant  comme  s'ils  n'étaient  pas,  recevant  tout  d'elle 
et  auxquels  par  conséqueut  elle  pourrait  tout  retirer.  D'après 
ces  principes,  l'image  de  Dieu  n'est  point  empreinte  sur  l'homme 
à  son  entrée  dans  la  vie  ;  elle  lui  est  communiquée  par  la  so- 
ciété. Songez-y;  il  n'apporte  point  en  lui  le  sentiment  du  bien 
et  du  mal,  il  n'a  point  de  conscience  ;  cela  même,  et  plus  encore 
s'il  est  possible,  le  sentiment  de  sa  personnalité,  nous  dit  M-  Bû- 
chez, il  le  reçoit  du  dehors.  Ainsi  vont  les  logiciens  vigoureux, 
entraînés  par  celle  force  de  l'idée  pure  dont  nous  parlions  tout 
à  l'heure,  et  qui  est  en  contradiction  avec  les  lois  de  ce  monde 
et  de  cette  vie. 

Pousser  un  raisonnement  jusqu'à  ses  dernièreslimites.  allein- 
dreà  l'extrémité  des  choses,  arriver  de  déduction  en  déduction 
jusqu'à  toucher  une  unité  qui  les  résume  toutes,  sontdes  tentati- 
ves impossibles  à  réaliser  ici-bas.  Tout,  en  nous,  autour  de  nous, 
est  d'un  ordre  mixte.  En  lout  se  révèlela  dualitéet  non  l'unité  ;  en 
tout  se  présentent  toujours  deux  termes  qui  paraissent  ennemis 
et  dont  l'équilibre  et  l'accord  produisent  pourtant  le  mouve- 
ment ,  l'ordre,  la  vie.  C'est  la  loi  du  monde  des  substances,  au- 
delà  duquel,  séparé  par  l'abîme  d'un  mystère  insondable,  ré- 
side dans  le  monde  des  essences  l'unité,  le  Dieu  qui  l'a  produit. 
Pour  l'humanité,  les  deux  termes  sont  l'individu  et  la  société, 
toujours  en  InMc  Pan  contre  l'autre,  nécessaires  pourtant  l'un 
ta  ^6 


3ftf  Hh\  VI  Dfc  PARIS, 

à  l'autre.  Sans  les  individus,  la  société  ne  sautait  se.  concevoir; 
sans  la  société,  les  individus  resteraient  dans  un  tel  état  d'im- 
perfection et  d'impuissance  qu'ils  ne  vaudraient  pas  la  peine 
d'èlre  comptés.  Si  l'on  s'interroge  maintenant  sur  la  valeur  ré- 
ciproque des  individus  et  de  la  société  .  il  paraîtra  aussi  con- 
traire au  bon  sens  de  dénier  à  l'individu  la  conscience  du  bien 
et  du  mal  jointe  à  certaines  notions  absolues  et  primordiales  . 
que  de  dénier  à  la  société  la  vertu  de  produire,  à  l'aide  du  lan- 
gage, la  lumière  dans  l'àme  qui  les  contient.  Sacrifier  l'un  des 
deux  termes  à  l'autre,  l'individu  à  la  société  par  exemple,  c'est 
tomber  non-seulement  dans  l'absurde,  mais  dans  l'immoralité  ; 
car  on  détruit  ainsi  dans  l'homme  la  base  la  plus  solide  de  ses 
croyances  et  de  ses  vertus,  ce  sens  intime,  immuable,  celte  con- 
science, il  faut  bien  encore  répéter  ce  mot  consacré,  que  Dieu 
même  a  mise  en  nous  comme  un  guide  qui  ne  nous  manquât 
jamais  à  travers  toutes  les  fluctuations  sociales,  qui  fûtindivi- 
siblement  joint  à  nous  ,  qui  ne  fit  qu'un  avec  l'essence  même 
de  notre  âme. 

Résumons-nous.  Notre  but  était  de  montrer  où  en  est  l'esprit 
religieux  aujourd'hui  dans  les  publications  spécialement  desti- 
nées à  le  manifester.  On  a  vu  que  la  plupart  de  ces  publications 
étaient  médiocres,  inintelligentes  ou  ridicules.  Dans  celles,  en 
petit  nombre,  qui  sont  dignes  d'attention,  il  se  manifeste  une 
tendance  à  l'hérésie,  une  manière  hardie  et  bizarre  d'interpré- 
ter le  dogme  qui,  à  l'insu  des  auteurs ,  les  place  plutôt  en  de- 
hors qu'en  dedans  du  giron  catholique;  mais  en  même  temps 
ces  écrivains  ont  entre  eux  une  pensée,  un  désir  commun,  celui 
de  refaire  la  société.  Tout  tend  chez  eux  à  relever,  à  faire  res- 
pecter la  force  sociale;  tout  ce  qu'ils  savent  de  religion,  ils 
l'emploient  à  ce  but.  La  religion  n'a  réellement  de  valeur  pour 
eux  que  parce  qu'ils  la  regardent  comme  la  meilleure  base  sur 
laquelle  ils  puissent  asseoir  leurs  raisonnements  en  faveur  de 
l'influence  de  la  société  sur  L'individu.  Ces  livres,  au  haut  des- 
quels on  inscrit  son  nom  joint  à  celui  de  la  philosophie  ,  sont 
philosophiques  et  religieux  uniquement  dans  un  but  social. 
C'est  un  fait  essentiel  que  nous  livrons  aux  réflexions  des  lec- 
teurs et  qui  pourra  leur  en  suggérer  de  profondes. 

Camille  Baxto*. 


TABLE   DES  MATIÈRES. 


Pages. 

La  ceinture  de  la  mariée;  par  M.  Auguste  Bussière.     .     .  5 

Esquisses  musicales  ;  par  M.  Dessales-Régis 37 

Les  tristesses  de  l'amour;  par  M.  Arsène  Houssaye.     .     .  50 

Souvenirs  de  voyages  ;  par  M.  Alexandre  Dumas.     .     .  55 
Académie  française.  —  Réception  de  M.  Flourens  ;  par 

M.  Ch.  Labitte 111 

L'Allemagne  du  Nord  et  du  Midi;  par  M.  0 150 

Poésie;  par  M.  X.  Marmier 144 

Revue  poétique.  —  Béatrice.  —  Provence.  —  Onyx.  — 

La  colère  de  Jésus  ;  par  M.  Auguste  Desplaces.    .     .     .  148 
Le  chemin  de  la  Corniche.  — A  M.  le  directeur  de  la  Revue 

de  Paris  ;  par  M.  Jules  de  Saint-Félix 165 

Sonnets  et  chansons;   par  M.  N.  Martin 181 

Théâtre  de  l'Opéra 185 

Histoire  littéraire.  —  Desporles  et  Malherbe;  par  M.  Phi- 

larète  Chastes 194 

Le  quinze  décembre;  par  **** 211 

Critique  littéraire.  —  Histoire  de  la  vie  et  des  poésies 

d'Horace,  par  M.  Walckenaer;  par  M.  Louandre.     .  225 

Quelques  types  allemands;   par  M.  0 256 

Sterne  ;  par  M.  Jules  Janin 252 

Des  nouvelles  publications  religieuses  ;  par  M.  Camille 

Baxlon 284 


FIN   DE    LA   TABLE.